Les deux hommes restèrent sur le rebord de pierre pendant plusieurs heures, attendant que les deux Shoantis adultes partent à la chasse, puis il redescendirent aussi discrètement que possible jusqu'au niveau du sol. Ils n'eurent guère de mal à surprendre les cinq occupants des grottes : les deux femmes et les trois jeunes enfants ne semblaient pas être particulièrement sur leurs gardes.

Se donnant le signal d'un hochement de tête, les deux hommes bloquèrent simultanément les deux sorties des grottes. À l'intérieur, les femmes Shoanties se mirent tout d'abord à hurler en voyant leurs armes, puis elles s'empressèrent d'agripper les enfants et de les placer derrière elles, comme pour les protéger. L'une d'elle lança dans un commun décoré d'un fort accent shoanti « Nous n'avons presque rien... prenez ce que vous voulez, mais ne touchez pas aux enfants ! »

Le compagnon de voyage de Théobald fit une grimace puis se tourna vers lui et lui demanda « Qu'est-ce qu'on fait d'eux ? On les ligote et on place des bâillons ? »

Les femmes shoanties ne montrèrent aucune résistance lorsque Théobald s'avança pour les ligoter. Elles se laissèrent faire… à vrai dire, elles n'avaient guère le choix, car le compagnon du l'inquisiteur les menaçait de son impressionnante arbalète. Elles ne bronchèrent pas lorsque l'inquisiteur noua leurs poignets dans leur dos, mais surveillèrent attentivement ses gestes lorsqu'il fit de même avec les enfants.

Le compagnon de voyage de Théobald leur demanda « Quand doivent revenir les chasseurs ? » sur un ton qui montrait clairement ce qu'il pensait de ces Shoantis. Les femmes répondirent que, généralement, ils revenaient un peu avant midi. L'homme ajouta « Ils sont partis à la chasse à quoi ? Aux animaux, ou ils ont été chercher d'autres fermes à piller, d'autres femmes et d'autres enfants à assassiner ? »

À ces paroles, les deux femmes shoanties se regardèrent l'une l'autre puis baissèrent le regard de concert. Au bout d'un long silence pesant, l'une d'elles secoua la tête puis désigna du menton la direction qui menait vers le monticule de pierres surmonté par un crâne que les deux enquêteurs avaient aperçu dehors, devant la caverne. La femme shoantie finit par dire, d'une voix qui ressemblait plutôt à un murmure « C'était un accident… ils voulaient juste se défendre… »

L'homme répéta sur un ton incrédule « Un accident… » avant de cracher sur le sol devant lui et de se murer dans le silence, figeant son visage en une moue mêlant colère et tristesse.

Si les femmes disaient vrai, il restait encore deux bonnes heures avant le retour des deux chasseurs.

La femme à laquelle Théobald s'adressait leva une main en signe d'apaisement, avant de prendre la parole. « Nos hommes… ils sont partis à la recherche de sources de nourriture. Ils ont trouvé une ferme avec du bétail, les vaches qui sont dehors. Ils étaient trois... Ils ont profité de la tombée du jour pour s'en emparer, mais ils ont été surpris. Un homme et une femme sont sortis de la ferme et les ont attaqués. »

« L'homme avait une épée, et il s'est rué sur Chalk… c'est lui qui repose sous les pierres là-bas. » dit-elle en désignant le monticule funéraire. « L'homme l'a blessé au torse, une blessure profonde, mais Chalk est parvenu à vaincre. Puis la femme est accourue… elle n'était pas armée mais Chalk a réagi par réflexe et il l'a tuée aussi. Les trois hommes sont revenus ici avec les animaux... mais Chalk n'a pas survécu à ses blessures. Il est mort juste quelques heures après être revenu. »

« C'est la vérité. Ce qui s'est passé. Ils nous ont tout raconté en rentrant. » précisa la femme qui avait parlé, alors que l'autre approuvait son récit d'un hochement de tête.

Les femmes shoanties ne répondirent pas à Théobald, mais elles semblèrent un peu plus relaxées lorsque celui-ci précisa qu'il n'avait aucune intention de faire du mal à leurs enfants.

Les shoanties, les enfants, l'inquisiteur et le veuf attendirent deux bonnes heures dans la caverne, dans un climat relativement silencieux. Chacun se demandait sans doute comment la situation allait évoluer. D'après ce que les femmes avaient dit, il n'y avait pas vraiment eu l'intention de donner la mort, mais la mort avait été tout de même donnée. Qu'il se soit agi d'un accident, d'un manque de maîtrise ou d'une mauvaise décision passagère, le résultat était bien là : l'homme qui avait accompagné Théobald ces derniers jours allaient devoir vivre avec l'absence de son épouse et de son enfant.

L'inquisiteur pouvait soit rendre son jugement sur place et appliquer l'éventuelle punition qu'il aurait décidée, ou choisir de ramener tout ce petit monde vers l'endroit civilisé le plus proche et remettre cette décision entre les mains d'un groupe de juges (inquisiteurs ou pas) qui se pencheraient à plusieurs pour trouver la manière la plus juste de conclure cette histoire.

Quand les deux chasseurs shoantis revinrent, ramenant avec eux pas moins de trois lapins, Théobald et son compagnon parvinrent à les surprendre. Voyant leurs épouses et leurs enfants dans la lignée de l'impressionnante arbalète du compagnon de Théobald, ils n'eurent d'autre choix que de se rendre. L'histoire qu'ils racontèrent collait avec ce que les femmes avaient dit plus tôt.

En début d'après-midi, les deux Shoantis, les deux femmes et les trois enfants étaient solidement ligotés ou attachés, à la merci de l'inquisiteur, qui allait devoir prendre une décision sous peu, qu'il s'agisse d'une décision finale ou de la décision de les emmener.

Désirant éviter que les lapins ne soient gâchés, le compagnon de Théobald était occupé à les cuire. Il avait installé un feu à quelques mètres des Shoantis et conservait toujours son arbalète à portée de main. Heureusement, les prisonniers ne tentèrent rien…

Le compagnon de voyage de Théobald n'avait en effet pas pu répondre immédiatement aux questions de l'inquisiteur. Il avait juste avoué qu'il n'avait pas vraiment pensé à l'avenir, qu'il n'avait pas encore eu le temps de réfléchir à ce qu'il allait pouvoir faire une fois cette affaire résolue… mais il promit d'y réfléchir pour pouvoir donner une réponse au jeune inquisiteur.

Les deux Shoantis ligotés avaient une attitude bien différente de celle des deux femmes qui, sans doute pour protéger leurs enfants, s'étaient montrées des plus dociles et des plus conciliantes. Les chasseurs, quant à eux, gardaient une certaine fierté qui n'étonna pas vraiment Théobald : il s'agissait, après tout, de barbares shoantis… et ces derniers étaient connus pour leur force, tant physique que de caractère. Entre autres. Car ils étaient également connus pour toute une série d'autres choses bien moins désirables aux yeux de l'inquisiteur.

« Les raisons et les circonstances qui nous ont amenées ici ne regardent que nous, tshamek. Cette parlotte inutile est destinée à quoi au juste ? À vous donner bonne conscience ? À vous permettre de prétendre que vous nous jugez de manière juste quand vous demanderez notre mort, que vous nous avez entendus avant de nous condamner ? Ne comptez pas sur nous pour participer à ce rituel ridicule et faux. » répondit l'un d'entre eux avant de se muter dans un silence profond.

Comme il était clair qu'il n'allais pas obtenir de réponses plus précises des deux hommes, Théobald posa des questions similaires aux femmes. Celles-ci indiquèrent que leur tribu avait été réduite quasiment à néant après une attaque d'orques esclavagistes du Belkzen. Après l'attaque, les rares survivants s'étaient mis en route pour des terres plus hospitables... plusieurs d'entre eux avaient péri en chemin, de sorte qu'ils ne restaient désormais plus qu'eux…

Alors que le soir tombait sur la région, le compagnon de voyage de Théobald appela ce dernier. Au cours de l'après-midi, il avait été chercher leurs montures ainsi que leur équipement laissés au campement de la veille et s'était occupé de préparer le repas du soir, suffisamment pour les deux voyageurs et pour leurs captifs. En s'approchant de lui, Théobald sentit l'odeur agréable du thé noir qu'il avait pris l'habitude de boire ainsi que celle d'un ragoût à base de lapins qui mijotait dans une marmite empruntée aux Shoantis.

« Le petit voyage de cet après-midi m'a donné l'occasion de réfléchir. » commença-t-il. « Je n'ai ni l'envie ni le courage de m'occuper de la ferme seul. De plus, l'endroit renferme trop de souvenirs. Je pense que je vais tout revendre et aller refaire ma vie ailleurs, pour la seconde fois. »

L'homme fixa les Shoantis prisonniers qui se trouvaient, ligotés, à une petite dizaine de mètres d'eux. « Je ne vous envie pas, Inquisiteur. » dit-il tout en remplissant deux bols de ragoût. « Quoi que vous décidiez, ma femme et mon fils ne me seront pas rendus. Ma vie passée ne me sera pas rendue. Quoi que vous fassiez, justice ne sera pas rendue. C'est une décision difficile qui vous revient. » Il tendit un gobelet de thé et un bol de ragoût à Théobald et ajouta « Nous avons de quoi tenir ici jusqu'à demain au moins. De toutes façons, il est trop tard pour partir dès maintenant. Peut-être qu'une bonne nuit de repos vous permettra d'avoir les idées plus claires ? »

Théobald avait l'impression que sa langue avait gonflé légèrement... alors qu'ils prononçaient les mots « À l'éducation de leurs petits », il lui sembla que chaque syllabe était plus difficile à exprimer que la précédente, que ses lèvres et sa langue ne répondaient plus aussi bien que d'habitude aux ordres mentaux qu'il leur donnait…

Il fronça les sourcils et tenta de se lever : peut-être que prendre un peu d'air frais lui ferait du bien ? Il chancela un moment et faillit perdre l'équilibre. Heureusement, son compagnon de voyage s'était sans doute rendu compte du problème et il était désormais à ses côtés. Il avait saisi son bras et le retenait pour éviter qu'il ne tombe. Théobald tenta de tourner la tête dans sa direction pour le remercier, mais son cou ne semblait pas vouloir se plier à ses désirs. Il ouvrit la bouche pour dire merci, mais le seul son qui en sortit fut une sorte de râle proche du bâillement. Qu'est-ce-qu'il était fatigué…

« N'ayez crainte, inquisiteur. Je comprends les difficultés de votre tâche. Il est impossible de rendre justice. Aucune solution n'est satisfaisante. » répondit le compagnon de voyage de Théobald tout en l'aidant à s'allonger sur le sol. Les paroles de l'homme parvenaient difficilement à l'esprit de l'inquisiteur, comme si ses oreilles, elles aussi, avaient décidé de ne plus lui obéir. Il aurait voulu garder les yeux ouverts, se relever, répondre, réfléchir, ajuster ses pensées, tenir compte de ce sentiment d'urgence qui brûlait comme un acide dans son ventre… mais, vaincu, il se laissa envahir par les brumes si désirables d'un sommeil des plus profonds…



Quand Théobald ouvrit les yeux, le campement était silencieux et plongé dans les ténèbres. On avait placé une couverture sur lui, pour qu'il ne prenne pas froid, car le feu tout proche était éteint. L'inquisiteur avait un mal de tête sourd, une sorte de gueule de bois qui ne laissait aucun doute quant à son origine : le thé qu'il avait bu la veille, la seule chose qu'il eut vraiment ingurgité au cours de la soirée, avait été drogué.

Peu à peu, ses yeux s'habituèrent lentement à la semi-obscurité de la caverne… dehors, on pouvait voir le petit jour se lever lentement, les premières lueurs du soleil s'étendant paresseusement sur les collines fertiles. Théobald se souvint… les prisonniers ! Tournant la tête vers l'endroit où les Shoantis avaient été ligotés, il ne vit rien... aucune trace des quatre adultes ni des deux enfants. Aucune trace non plus de son compagnon de voyage…

Rassemblant ses forces et concentrant toute sa volonté pour surmonter les douleurs et les courbatures qu'il ressentait dans tout son corps, Théobald se leva. Il dut rester immobile un moment pour s'assurer de son équilibre, puis il avança à pas lents vers l'extérieur. Peut-être étaient-ils tous dehors ?

À peine eut-il franchi l'entrée de la grotte qu'il remarqua les corps alignés contre la paroi rocheuse. Six corps alignés comme pour une exécution, non loin du monticule funéraire. Les deux plus proches étaient ceux des enfants ; ils étaient assis contre la paroi rocheuse et, à côté de chacun d'eux, sur le sol, se trouvait un gobelet de bois. Les mêmes gobelets en bois que ceux que son compagnon de voyage utilisait pour le thé noir. Les quatre autres corps, ceux des deux femmes et des deux hommes shoantis, étaient moins bien positionnés, comme s'ils étaient morts debout puis tombés sur le sol. Tous les six avaient une caractéristique en commun : un carreau d'arbalète fiché dans l'un des yeux. Leur mort avait dû être rapide… et, dans le cas des enfants, indolore, se dit Théobald.

Tournant la tête vers le monticule funéraire qui consistait en un simple tas de pierres surmonté d'un crâne animal, il se rendit compte qu'on avait également déposé un carreau d'arbalète dans un des orbites du cranes. Observant le carreau de plus près, Théobald n'eut plus aucun doute : il s'agissait bien là des carreaux que son compagnon de voyage utilisait.

L'inquisiteur resta figé un long moment devant le spectacle qui s'offrait à lui, perdu dans la contemplation du fait qu'il n'avait plus à prendre de décision difficile et des conséquences des actions de son compagnon de voyage. Était-ce une solution satisfaisante aux yeux d'Iomédae ?

Un peu plus loin, Théobald aperçut sa monture. Elle était attachée à un solide piquet près duquel se trouvait la selle. Il voyait quelque chose qui bougeait sur le piquet. Comme sa vision était encore troublée, il dut se rapprocher pour se rendre compte qu'il s'agissait d'un parchemin, accroché au piquet par un carreau d'arbalète. On pouvait y lire :

Vous n'avez aucun reproche à vous faire. Quelle que soit la solution que vous auriez choisie, justice n'aurait pas été rendue. Ma femme et mon fils m'ont été enlevés définitivement. Ma vie a été changée définitivement. Rien n'aurait pu changer tout ça.

Si mon fils avait pu grandir, j'aurais aimé qu'il soit quelqu'un qui va jusqu'au bout des choses, qui tient ses promesses, qui sait prendre des décisions difficiles. J'ai vu l'occasion de vous venir en aide dans ces difficultés et, à travers vous, peut-être de l'aider lui. Ne vous préoccupez plus de moi. J'ai déjà dû changer de vie une fois, en quittant Kaer Maga. Je parviendrai bien à le faire une seconde fois. Qui sait... peut-être pourrais-je faire carrière en tant que chasseur de ces envahisseurs barbares qui descendent du Storval… il y a certainement de nombreux clients prêts à débourser pour se débarrasser de ces gêneurs.

Bon futur à vous. Nos chemins ne se recroiseront sans doute plus...

Modifié par un utilisateur mercredi 22 juin 2016 00:17:02(UTC)  | Raison: Non indiquée