Voici la traduction d’un récit court par Liane Merciel publié sur le blog de Paizo.Le piège
« Là. Oui. Ces deux-là. » L’excitation, humide et épaisse, enraillait la voix de Chémurr. Elle toussa puis déglutit bruyamment, mais elle était trop agitée pour empêcher les vers de phlegme de remonter. Ses doigts gonflés se serrèrent autour du bras de Gaiter. « Viens, mon garçon. »
Gaiter tenta de résister. Il savait que c’était stupide, et dangereux. On ne contrariait pas impunément Chémurr, jamais. Et encore moins quand elle était dans cet état. Il détestait les vers de phlegme cependant. Il les détestait tellement qu’il en oubliait d’être intelligent, parfois.
« Comment… comment le savez-vous ? » Il avait rendu la question tremblante, craintive, espérant que Chémurr serait suffisamment satisfaite de sa terreur et qu’elle n’exigerait rien de plus. Il n’avait même pas eu à se forcer. Gaiter était
vraiment en panique. « C’est le Grand Maître qui vous l’a dit ? »
« Le Grand Maître n’a pas besoin de me dire ce genre de choses, mon garçon. » La prise de Chémurr se resserra comme renforcée par son mépris. Ses doigts écrasèrent les os de Gaiter. « Je peux la sentir sur eux. La puanteur de la désillusion… ils croient que ce qu’ils font va changer quelque chose. » Ses narines se gonflèrent, elle renâcla et un ver de phlegme en tomba.
Gaiter eut un mouvement de recul. Il ne put s’en empêcher. Pas plus qu’il ne put s’empêcher de regarder la chose qui serpentait sur le pavement, épaisse, composée de plusieurs segments et visqueuse. Sa peau couverte de spirales de runes luisantes aux couleurs graisseuses et irréelles lui faisait mal aux yeux. Il détourna son regard rapidement, ses yeux brûlaient et se recouvraient de larmes.
Il savait que, si la lumière avait été meilleure, il aurait pu voir une coloration rose sur ses doigts après avoir essuyé ses larmes. Du sang. Ses yeux s’étaient recouverts de sang, juste après un rapide coup d’œil vers le ver de phlegme. Et s’il avait continué à les regarder, il aurait pu devenir aveugle. Ou fou. Ou pire encore.
Cela ne servait à rien d’y penser. Essayant d’ignorer le ver, Gaiter étudia les silhouettes que Chémurr avait désignées. Il y en avait deux, camouflées par des capes et des capuches malgré la chaleur de cette nuit d’été à Égorian. Elles se déplaçaient rapidement, mais avec une prudence qui suggéraient qu’elles transportaient quelque objet de contrebande fragile ou lourd en-dessous de ces capes.
Lui ne pouvait rien sentir à leur sujet, mais cela ne l’étonnait pas. Les silhouettes encapuchonnées étaient à une quinzaine de mètres et Chémurr et Gaiter s’étaient recroquevillés dans les renfoncements d’une allée puante et sombre, dissimulés par les ombres et par la magie du Grand Maître. Tout ce qu’il pouvait sentir, c’était l’odeur d’urine ancienne, de poisson pourri et la forte haleine de Chémurr, qui était encore pire que le reste.
Les silhouettes encapuchonnées s’étaient arrêtées. Autour d’elles, la rue était momentanément vide. Rapidement, elles avaient rejeté leur cape en arrière et en avaient extirpé… un seau couvert et… des pinceaux ? Gaiter fronça les yeux et se pencha en avant.
L’une des silhouettes avait sorti une échelle pliable de sous sa cape puis l’avait escaladé rapidement et se tenait désormais en équilibre en haut de celle-ci avec une dextérité impressionnante. Il peignit deux épées croisées en bleu argenté sur une bannière représentant la croix encerclée de rouge du Chéliax infernal. L’autre tenait le seau de peinture et y trempait les pinceaux avant de les tendre à son partenaire.
« Ainsi, ce sont des rebelles. » bredouilla Gaiter, trop étonné pour garder cette constatation pour lui. Il n’avait pas reconnu la marque mais personne d’autre n’aurait osé profaner l’insigne impérial. Des rebelles. À Égorian ! Le contrôle des diabolistes n’était peut-être pas aussi absolu qu’il le pensait.
« Rebelles et diables, diables et rebelles » fredonna Chémurr, comme si elle pouvait lire les pensées de Gaiter. Elle se met à rire, produisant un gargouillis humide tout en déglutissant bruyamment un autre ver de phlegme en plein milieu. « Oui. Tout le monde ne pense qu’à ça ici. Ils se pourchassent les uns les autres, encore et encore, et plus personne ne pense à nous. Exactement comme le Grand Maître le veut. Oh… et voilà les diables maintenant. »
Une patrouille de Chevaliers infernaux avait repéré les peintres. Ils crièrent un avertissement, qui était bien inutile vu le vacarme produit par leurs lourdes armures à pointes. Aussi efficace que des cloches d’alarme, ces armures. Les rebelles jetèrent leurs pinceaux, produisant un dernier trait bleu à travers la bannière profanée, sautèrent en bas de l’échelle et se mirent à courir.
Les Chevaliers infernaux n’avaient aucune chance d’attraper les vandales aux pieds légers. Gaiter était même étonné qu’ils soient capables de courir tout court dans ces armures massives garnies de pointes, et encore plus étonné qu’ils puissent le faire avec une telle vitesse. Mais, malgré cela, ils perdaient du terrain de seconde en seconde.
Et ils le savaient. L’un des Chevaliers infernaux souffla dans un sifflet en os sculpté. Le sifflet ne produisit aucun son mais les aboiements à donner la chair de poule des chiens infernaux retentirent en réponse. Trois de ces bêtes infernales arrivèrent à toute vitesse pour rejoindre leurs maîtres en armures lourdes, leurs corps couronnés de feu rapides et brillants dans la nuit sombre d’Égorian. Ils poursuivirent les rebelles en fuite sans relâche, gagnant du terrain sur eux à la même vitesse que les Chevaliers l’avaient perdu.
« Maintenant, » siffla Chémurr dès que les Chevaliers infernaux eurent dépassé leur allée.
« Maintenant ? » bredouilla Gaiter à nouveau. Deux fois en une seule nuit. Il jouait vraiment avec le feu à force de résister à Chémurr.
Mais les Chevaliers infernaux étaient encore dans leur champ de vision — ils n’avaient qu’à tourner la tête pour l’apercevoir — et il savait ce que les Chéliaxiens faisaient aux serviteurs du Grand Maître. Gaiter avait vu bien d’autres choses ; il avait même
fait pas mal de choses, mais les cris qu’il avait entendus, il ne les oublierait jamais. Ce n’était pas pour rien qu’ils s’étaient tenus à l’écart des territoires des Thrune pendant si longtemps. Les diabolistes pouvaient se montrer aussi cruel que le Grand Maître lui-même, et leurs questions étaient aussi incisives que leurs lames.
«
Maintenant. » Les doigts de Chémurr serrèrent si fort le bras de Gaiter que l’un d’eux éclata, éclaboussant sa manche d’une substance visqueuse et frétillante. « Tant que les rebelles et les diables se distraient les uns les autres. Ou ne désires-tu pas accomplir l’œuvre de notre Grand Maître ? »
Gaiter déglutit, hocha la tête et se mit à courir.
Gaiter bondit au sommet de l’échelle que les rebelles avaient abandonnée puis utilisa l’un de leurs pinceaux pour modifier le tracé des épées bleues en y apportant les changements qu’il avait vus dans ses rêves. Des modifications subtiles élaborées par la volonté du Grand Maître. Une boucle ici, un coup de pinceau pour produire une texture suggérant quasiment un mot, un pli à l’endroit où le rouge et le bleu se recouvraient pour suggérer une
autre couleur, une dé-combinaison, une décomposition permettant un aperçu rapide et tentant de choses au-delà de la réalité ordinaire.
Il descendit. Sa chemise était trempée de sueur. Elle aussi était sanglante, comme ses larmes plus tôt. Il pouvait en sentir l’odeur mêlant chair et fer. La présence du Grand Maître était trop terrible pour que ses pauvres serviteurs mortels puissent l’endurer.
« Bien. » Chémurr se tenait au pied de l’échelle et regardait en l’air avec satisfaction. Sa capuche était légèrement relevée, dévoilant une partie de son visage.
Gaiter déglutit à nouveau et frissonna. La présence du Grand Maître était en effet terrible.
« Est-ce que cela… prendra les Chevaliers infernaux ? » Il ne savait pas s’il devait craindre ou espérer que cela se produise. Le piège qu’il venait de tisser paraissait trop fragile pour capturer une volonté comme la leur.
« Non. » Chémurr renâcla, un mouvement qui fut interrompu par un autre ver. « Ces puissants chevaliers ne nettoient pas eux-mêmes les peintures des vandales. Ils envoient des esclaves. Des halflings. Des mécontents. Des démunis. Un terreau fertile où les secrets du Grand Maître peuvent germer. Mais… » Elle ne termina pas sa phrase. Le silence se prolongea, inconfortable.
Tout à coup la main de Chémurr fit un mouvement rapide. Ses doigts se refermèrent autour du visage de Gaiter, étouffant ses cris tout en forçant sa bouche à s’ouvrir. Les pustules enflées qui garnissaient sa paume s’ouvrirent, remplissant la bouche de Gaiter avec la bouillie visqueuse produite par la dissolution de son humanité ainsi que des vers de phlegme.
Ils se déversèrent en lui, se tortillant, mordant, brûlant,
faisant fondre ses chairs. Gaiter sentit sa gorge se dissoudre en une corruption rouge, une substance qu’il déglutit également, désespérément, tentant de ne pas s’étouffer avec ce qu’étaient devenues ses chairs. Ses jambes gonflèrent et éclatèrent, s’affaissant en une sorte de bouillie à travers laquelle les vers grouillèrent, répandant la substance liquide sur le sol un peu comme de l’encre.
Puis il ne put plus rien sentir du tout. Il pouvait encore entendre et voir les bannières sur lesquelles ses yeux s’étaient fixés avant qu’ils ne cessent de bouger, avant qu’il ne puisse plus cligner, mais il ne ressentait plus rien. Juste de l’appréhension, et un dernier pic de souffrance distant, quelque part dans sa poitrine, douloureux mais de plus en plus faible. Son cœur, peut-être. Ou son âme, avant que les vers de phlegme ne la dévorent.
Chémurr se mit à rire. Elle lécha sa paume pour en refermer les plaies. Un son qu’il ne connaissait que trop bien. « Petit traitre. Tu pensais que le Grand Maître ne pouvait pas percevoir tes propres désillusions ? Que tu pourrais t’échapper. Que tu pourrais te
repentir. C’est sans importance. Même ceux qui ne sont pas loyaux peuvent être utiles. Les Chevaliers infernaux n’ont pas pour habitude d’étudier les bannières vandalisées. Mais ils viendront pour toi. Et le piège que
tu es, lui, pourrait bien en attraper un. »
« Rebelles et diables, diables et rebelles. Tous plongés dans leurs petits jeux pendant que le Grand Maître en rit. » fredonna Chémurr, doucement, alors que ce qui restait de la vue et de l’ouïe de Gaiter se dissolvait en des étoiles empoisonnées noires, rugissantes et tourbillonnantes. Pas la mort. Pas la paix. Une infinité de folie torrentielle, une chute qui ne prend jamais fin. Et la voix de Chémurr, et les vers de phlegme, pour toujours. « Alors que le Grand Maître en rit. »