« Gaedren Lamm ? Bien sûr que je le connais. » répondit la femme. Pour la première fois, elle leva la tête vers Théobald et celui-ci put voir que ses yeux avaient une légère teinte jaunâtre. Elle avait une bouche plutôt petite et, au-dessus, les traces d'une légère moustache. Elle n'aurait certainement pas pu remporter un prix de beauté. Aucune inquiétude ne transparaissait dans ses yeux. Aucune menace, non plus.

Éries sembla hésiter une seconde puis elle ajouta « Ceux de ma race se faufilent partout, tant à la surface que sous celle-ci et, bien souvent, on ne nous remarque pas. Alors, forcément, on apprend des choses et d'autres. » Éries continua de fixer Théobald pendant un moment. Une fois de plus, Théobald eut l'impression que chacune de ses réactions était jugée. Le regard d'Éries restait fixé sur lui, comme si elle attendait de voir s'il allait sortir son arme ou réagir de manière plus civile.

En posant la question, Théobald en comprit la réponse. Le teint jaunâtre des yeux de la femme, il l'avait déjà vu auparavant… quelques minutes plus tard, en fait, chez l'homme qui venait d'être éventré. La femme s'était arrêtée de marcher en même que lui, pour pouvoir mieux le fixer et observer son visage et ses réactions. Sur un ton neutre, elle répondit « Ceux de ma race… ceux que vous appelez rats-garous. »

Elle ajouta ensuite « Et oui, je sais où Gaedren Lamm est… ou, plutôt, où il a fini. Dans le ventre de son crocodile. Il est mort, dévoré par la bestiole qu'il gardait pour se débarrasser des corps gênants. Mais tout cela a été causé par un groupe de personnes qui ont mis un terme à ses actions. »

Pendant toute cette période, celle qui s'était présentée sous le nom d'Éries avait continué à observer Théobald. Celui-ci comprenait mieux ce sentiment qu'il avait perçu plus tôt : parmi la foule, il y avait sans doute un ou plusieurs rats-garous et ceux-ci ne partageaient évidemment pas l'exultation des trois hommes qui avaient organisé l'exécution.

La femme aux yeux jaunâtres enchaîna les réponses. « Non, ce ne sont pas des gardes. Je n'y étais pas vraiment, mais je sais ce qui s'est passé, car d'autres, comme moi, y étaient. Mais c'est certainement inutile que je vous raconte les détails : les personnes en question pourront sans doute le faire mieux que moi. »

Si elle se rendit compte du mouvement de recul de Théobald, elle n'en fit rien paraître. Par contre, quand il tenta de masquer sa réaction en reprenant sa marche, elle lui emboita le pas à nouveau. « Quant à la raison pour laquelle je vous ai approché… oui, j'ai senti vos doutes. Les rats-garous n'ont pas très bonne réputation et, dans certains cas, je dois l'avouer, c'est mérité. Mais penser qu'ils sont à l'origine de l'épidémie est stupide. Même si peu de gens en sont conscients, la survie de notre société dépend de la vôtre, et seuls les plus idiots d'entre nous pensent que nous aurions quelque chose à y gagner en vous détruisant. » Elle secoua la tête et répéta « Non, les rats-garous ne sont pas à blâmer… mais, comme je l'ai déjà dit, nous voyons beaucoup de choses. »

Elle resta silencieuse quelques secondes, comme si elle réfléchissait à la meilleure manière d'exprimer ce qu'elle voulait dire puis elle reprit. « Je sais par exemple que ces personnes que vous semblez rechercher ont eu maille à partir avec un rat-garou dans le passé. Un type plutôt détestable, qui n'était même pas originaire de Korvosa. » Elle secoua la tête et ajouta « Voyez-vous, c'est comme dans toutes sociétés… il y a des individus, si pas respectables, au moins utiles… et des pommes pourries. Pour ne rien vous cacher, certains des miens pensent que nous devrions profiter de l'épidémie et de la vulnérabilité de la ville pour passer à l'attaque. Comme je vous le disais, ils ne voient pas plus loin que le bout de leur museau : ils sont aveuglés par leur haine et ne se rendent même pas compte qu'ils auraient tout à perdre en attaquant Korvosa. »

Elle s'arrêta et leva un doigt en disant « Ne vous y trompez pas… je comprends et je partage la haine qu'ils ressentent : le petite spectacle auquel nous avons assisté ce soir n'est pas le premier. Il y eu d'autres abrutis avant qui ont blâmé certains des miens pour les malheurs de la ville et qui nous ont exécuté comme de vulgaires animaux. Mais, contrairement à d'autres, je suis assez vieille pour ne pas me laisser aveugler par cette rage. Et je suis consciente que, si un telle attaque se produisait, tout le monde y perdrait. Les vôtres, comme les miens. Ce conflit n'est dans l'intérêt de personne. »

Elle releva la tête et fixa Théobald. « C'est pour cela que je vous ai approchés. Vous recherchez quelque chose : vous voulez trouver ces personnes qui ont réglé son compte à Gaedren Lamm ; et moi, je peux vous indiquer où les trouver. En contrepartie, vous devez me promettre de m'aider, moi et ceux de ma race. Convainquez-les de rendre une visite à ceux des miens qui voudraient profiter de l'épidémie pour attaquer, et de les faire changer d'avis… pacifiquement si possible, par le sang sinon, car c'est le seul moyen de sauver mes frères et sœurs. »

Éries regarda Théobald et, après un moment de silence, elle hocha la tête. « Tout ce que je vous demande, c'est d'entrer en contact avec eux et de leur faire part de la situation. Ca ne devrait pas être très difficile pour vous ; après tout, vous avez vous-même assisté à cette exécution sanguinaire ce soir. Cette expérience devrait donner plus de poids à vos propos. »

Elle ajouta « Heureusement, tous les rats-garous ne pensent pas qu'une attaque contre Korvosa affaiblie est une bonne idée, mais il y a un certain noyau dur qui commence à se former autour d'un certain Girrigz, un guerrier redoutable qui s'est établi dans les égouts sous la Pointe Nord. S'il est raisonné… ou, à défaut, éliminé… les choses devraient se calmer. » Elle réfléchit un instant et dit « Ils pourraient peut-être le faire pour le bien de Korvosa ; après tout, si Girrigz continue à rassembler des rats-garous et lance une attaque, il y aura de nombreux morts. Mais, si cela ne suffit pas, je peux promettre qu'en cas de réussite, je leur donnerai quelques informations qui pourraient se révéler utiles pour déterminer la cause de l'épidémie qui touche la ville. »

La femme aux yeux jaunes haussa les épaules et précisa « C'est tout ce que je peux offrir : des informations. Je ne dispose ni d'or ni d'objets précieux. Maintenant, c'est à vous de prendre une décision. »

« Non, je n'irai pas avec vous… » dit la femme en libérant agilement son bras de l'emprise de Théobald. « Comprenez-moi bien : face à vous seul, j'ai toutes les chances de pouvoir m'enfuir si les choses tournent mal. Face à un groupe, dans un endroit plus fermé, ce sera plus difficile. »

Elle continua à parler tout en marchant ; toutefois, après s'être arrêté pour libérer son bras, elle avait fait demi-tour et rebroussé chemin, de sorte qu'elle se dirigeait maintenant vers le sud au lieu de repartir vers la Pointe Nord et la taverne où Théobald avait loué une chambre. Pour pouvoir continuer à l'écouter, le fidèle d'Iomédae fut bien obligé de faire demi-tour à son tour.

« Ce n'est pas très difficile de trouver Girritz. Pour cela, il suffit de descendre dans les égouts en empruntant le passage qui se trouve près de l'intersection du boulevard du Lever de soleil et du chemin Sainte-Alika puis de suivre les doubles-flèches gravées. C'est dans ce coin-là qu'il a établi sa tanière. » précisa-t-elle. « Quant à la première rencontre entre ceux qui ont tué Gaedren Lamm et un rat-garou… ils pourront vous la raconter s'ils le désirent. Comme je l'ai dit, il s'agissait d'un étranger venu à Korvosa et qui a tenté de recruter des disciples… Il agissait bien trop ouvertement, sa mort n'est pas une grande perte pour notre communauté. »

Elle s'arrêta quelques instants plus loin. Au sud, en hauteur, les tours de l'enceinte qui protégeait la Citadelle Volshyének dessinaient leurs silhouettes en noir sur un fond de ciel de nuit étoilé. « Si cette histoire avec Girritz est réglée, j'en entendrai parler et je viendrai donner mes informations personnellement à ces individus. Quant à vous, je vais vous faire confiance et compter sur le fait que vous allez effectivement relayer ma proposition à ces personnes. Peut-être même vous joindrez-vous à eux pour affronter Girritz si vous parvenez à les convaincre. » dit-elle en regardant Théobald droit dans les yeux.

« Trois, rue Lancet. » ajouta-t-elle alors. Théobald souleva un sourcil. Devant son incompréhension, Éries précisa « Numéro trois de la rue Lancet. C'est là que vous trouverez ceux que vous recherchez. » Elle tendit alors le bras vers la rue devant laquelle elle s'était arrêtée. Théobald examina l'endroit ; c'était une des nombreuses rues — en fait, plutôt une ruelle — du quartier des quais. On y trouvait surtout des entrepôts et de minuscules demeures où s'entassaient les pêcheurs et les travailleurs des docks qui n'avaient pas les moyens de s'offrir mieux ailleurs, dans un quartier qui empestait moins le poisson. Il aperçut alors la petite plaque de métal gravé qui était accrochée au coin de la rue et qui indiquait Rue Lancet. Il était si près d'avoir les réponses qu'il cherchait.

Il se retourna pour remercier Éries, ou peut-être pour lui poser une question… mais elle n'était plus là. Dans les relatives ténèbres des quais, un léger mouvement quelques mètres plus loin attira son attention. C'était peut-être un chat, ou un gros rat, qui profitait du calme de la fin de soirée pour chercher de la nourriture. Théobald redirigea son regard vers la ruelle qu'Éries avait indiquée et s'y avança.

Une vingtaine de pas plus tard, il se trouvait devant une petite porte en bois sur laquelle on avait gravé un symbole représentant un papillon. Sur le côté de la porte, le numéro 3 était inscrit. Il frappa.

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