u petit matin, le silence régnait presque, à peine perturbé par l'agréable chant des oiseaux à l'extérieur ou aux rebords des fenêtres, la ville semblait dans l'enceinte du Palais voir son vacarme feutré, comme pour se couper de son monde, bien qu'en prêtant l'oreille très attentivement, on pouvait en distinguer quelques fugaces notes.
La princesse semblait faire sa propre vie, un peu contre son gré, pressée de toutes parts par des demandes de marchands, conseillers, et autres hommes politiques ou de pouvoir. Jawad ne la quittait pas, pas plus que les servants qui lui étaient adjoints.

Le reste des esclaves, eux, avaient déjà préparé de quoi rompre le jeun de bon matin, des jus pressés encore frais en passant par des croissants de pâte fourrés au miel ou à des sortes de confitures de raisin ou d'abricot, le confort presque écœurant et sans commune mesure apportée par les Maîtres faisait passer l'inventivité et la débrouillardise du couple de chameliers auquel ils étaient habitués pour une blague de mauvais goût. Gorundal vint s'enquérir des besoins de la journée et, devant la demande d'intimité et de secret des autres conseillers, expliqua du mieux qu'il put le chemin de l'église à Célestin avant de prendre congé, vaquant à "ses affaires".

Le trio se dirigea vers la propriété de l'homme que Nemlak avait contacté, Rayhan Xobhadi. Le quartier avait été peu foulé par le duo d'anciens esclaves comme le magicien, ne se situant pas dans l'enclave de la ville. Au sud-est de celle-ci, juste à sa sortie, se trouvait le quartier de Château Clairon, qui n'évoquait rien de bon pour Alia comme pour Bhaal.

Le Château Clairon, de la famille du même nom, avait bâti sa fortune sur son commerce à grande échelle d'esclaves, tellement grand, bien géré, et sans pitié, qu'il leur a taillé une place de choix dans la société Katapeshienne, au point de s'installer ainsi en dehors des murs, protégé massivement contre de nombreux ennemis développés au fil des dix décennies de son existence.

En dehors de la discrétion ainsi permise à ses activités, le Château Clairon avait profité de cette place de choix pour fuir le bruit et l'agitation dérangeante de la ville, et avec le temps, de nombreux riches marchands avaient suivi, s'installant autour de ce dernier, dans un ironique rempart de gens bienveillants bloquant toute invasion massive sans dommages collatéraux.

Rayhan, à la connaissance de Nemlak, était l'un d'eux. De ce qu'il savait (et des ragots qu'on pouvait trouver), Rayhan avait été l'un des meilleurs élèves du Collège des études dimensionnelles et, jeune, s'était bâti une sacrée fortune à l'aventure, ce qui lui permit de prendre une relative retraite bien assez tôt. Depuis, il entretenait sa fortune par ses créations magiques, et ses conseils avisés sur ses spécialités, à savoir l'étude des objets anciens, ainsi que celle des plans, et de ses créatures.

Arpentant les rues larges et peu empruntées, ils arrivèrent devant un mur de pierre haut comme deux hommes, entourant un modeste domaine perché sur une falaise qui surplombait l’océan. Un grand portail de fer forgé permettait d’entrer dans la propriété. De l'entrée, on pouvait apercevoir à l'est une écurie, et à l'ouest un petit jardin bien entretenu qui regorgeait de fruits et de légumes. Le terrain était impeccable, avec des pelouses tondues et quelques palmiers. Au milieu, un imposant bâtiment à deux étages, au toit plat était entouré d’un rebord d’une quinzaine de centimètres et de gouttières partant des lucarnes pour conduire l’eau de pluie jusqu’à de petites gargouilles de pierre perchées sur le pourtour.

La porte d'entrée de ce bâtiment s'ouvrit lentement, dévoilant une créature grande comme un gnome mais plus frêle, à la peau d'un vert peu ragoûtant, avec nez à la grandeur qui rivalisait avec celle de ses oreilles, et avec une sorte de tenue vestimentaire faite d'un mélange de terre et de bouillasse. Étrangement, elle ne semblait pas dégager d'odeur, pas plus qu'elle ne dégueulassait l'intérieur.

D'une voix qui rappelait celle d'un enfant à la gorge enrouée, elle les interpela :

« Bonjour. C'est... »
La créature s'arrêta en pleine phrase, ne finissant qu'après quelques secondes de blanc
« pour quoi? »

La créature écoutait avec attention les propos du magicien mais sembla plus enthousiaste aux rangées de dents qui se dévoilaient face à lui. Il regarda l'imposante silhouette rouge, le cou presque à la verticale, et sourit à son tour niaisement en montrant ses dents pointues, jaunes, et très écartées.

« Entrez Nem »
Puis après deux secondes d'arrêt
« Lak »
Et encore quelques instants plus tard
« et les autres. »

Il poussa la porte avec son fessier, dans une lenteur certaine mais presque élégante. Un immense salon faisait honneur à ses visiteurs, avec des sièges confortables, de petites tables de chaque côté, sur un tapis de soie onéreux, à côté d'une couche plus que moelleuse.

Aux murs, des peintures représentaient toutes sortes d’endroits ou créatures étranges et exotiques, comme une gigantesque créature morte, dans un marais, dont la carcasse avait été transformée en un trône enveloppé de mouches, ou un vaste cimetière surmonté d’une lune en forme de crâne, un bois idyllique qui entourait des ruines de pierre où des animaux marchaient comme des hommes , ou encore un palais d’or et d’argent, au bord d’un lac aussi lisse qu’un miroir, où jouaient des femmes volantes qui avaient une queue de serpent.

Mais la pièce maîtresse, c'était incontestablement le tableau de cinq pieds sur huit signée de la célèbre artiste Vormeesa Hoon, sous lequelle une plaque indiquait "Kakishon, la disparue", accrochée sur le mur qui faisait face à l'entrée. Cette peinture représentait représente une île recouverte par la jungle avec un curieux navire amarré à un quai de pierre sur la plage la plus proche de celles qui étaient peintes, ce qui était saisissant, c'était la masse de détails qui rendait ce tableau vivant et crédible, on pouvait s'attarder des heures à y découvrir des détails, la présence d'étranges animaux, l'écume des vagues, des cailloux sur la plage, des morceaux de ruines, les détails étaient trop nombreux pour qu'on puisse tous les déloger sans y passer des heures, voire des jours.

« Asseyez vous »
« vous »
« vou »
« lez quelque chose à boire ? » dit-il, après une difficile lutte contre une allitération qui sembla prendre toute son énergie.

« J'arrive dans un court instant, installez-vous, » dit une voix ferme à l'étage qui tenait davantage du commandant ou de l'entraîneur que de l'érudit reclus.

Deux sandales bleues firent leur apparition dans l'escalier en face des fauteuils, puis une toge bleu clair avec le haut blanc, suivi e du visage d'un homme mûr à la barbe blanche taillée de façon originale, qui contrastait avec son crâne chauve. Malgré ça, l'homme semblait encore dans la force de l'âge, un corps bâti comme celui d'un gladiateur, et presque sept pieds de haut, au regard perçant.

« Ah, c'est vous Nemlak, je suis honoré que vous m'ayez contacté pour... » son regard croisa celui de Bhaal.
« Pour Monsieur. » il tendit sa main successivement vers chacun d'eux pour leur dire bonjour, d'une main chaleureuse, mais ferme. La créature qui avait ouvert la porte montait les escaliers maintenant que le maître des lieux n'était plus sur son chemin.
« Dites m'en un peu plus tous les trois sur ce qui vous amène, ou devrais je dire, sur ce que vous savez et voulez savoir. Vous deux, comment vous appelez vous? Comme vous devez déjà le savoir, je m'appelle Rayhan Xobhadi, enchanté de vous rencontrer, ou devrais je dire de vous contempler, » dit-il, intrigué à parts égales par les deux extérieurs.

Le visage de Rayhan devenait grave avec les explications de Bhaal, il croisa ses mains sur ses genoux tout en l'écoutant.

« J'ai connu la famille Roveshki quand elle représentait encore quelque chose ici, je suis heureux qu'elle soit toujours vivante, et victorieuse. Revenons en au motif de votre visite.
Je fais habituellement payer mon travail, mais votre détresse, et ce que je sais de votre cas, me poussent à vous le céder de bon cœur. »


Le serviteur avait discrètement descendu les escaliers, et se trouvait proche de son maître, lui tendant le premier verre du plateau qu'il tenait, avant de s'approcher tour à tour de chaque invité. L'eau était fort agréable, fraîche à souhait.
«  C'est ... de l'eau à boire. » dit il avant de repartir avec son plateau, non sans s'incliner devant son maître au préalable.


«  Merci Créature. » se contenta t'il de répondre, avec une bienveillance que son ton trahissait. Il vida le verre avant de reprendre.
« Je connais une partie de votre histoire, que je vais vous conter avant d'en dire plus sur ce que je suppose que vous soyez. Vous ... vous êtes l'accident 18. »

Il marqua une pause, se doutant que la formulation risquait d'ébranler celui qui en était le sujet, avant de continuer.
«  Toutes les expériences ou sortilèges qui tournent vraiment mal sont consignés au Collège.
Ce que je sais de cette expérience, pour ce qu'on m'en a dit, c'est que l'apprenti en question devait invoquer un démon mineur, un dretch, et que ça ne s'est pas du tout passé comme prévu. Un .. enfant est apparu, ainsi que quelque chose, qui a profité du portail en cours pour commencer à envahir le lieu de sa présence. L'apprenti s'est sacrifié, en voyant l'enfant en refermant le portail, luttant contre l'accumulation du pouvoir et de toute la haine et la colère qui s'en dégageaient, mais mourant sur l'instant. D'autres magiciens et prêtres plus capables s'assurèrent de la sécurité des lieux. L'apprenti, Abou Abzar, était l'un des étudiants qui traitait le mieux Ramat, si je ne dis pas de bêtise. C'est peut-être pour ça que la vieille Ramat vous a gardé. Ou pour autre chose. »

L'érudit Xobhadi s'arrêta un instant, afin de voir si il continuait ou si des questions fusaient déjà, voire même si la conversation ne risquait pas de demander une pause.

«  Et bien confrère, cette histoire m'amène à deux théories, peut-être aussi fausse l'une que l'autre.
La première serait la manifestation d'une fraction de l'esprit du démon en question. Cela expliquerait la présence d'un nourrisson, d'une forme d'embryon, mais la chose étonnante, c'est que l'individu ici présent a une pensée qui semble lui être propre, sauf à se jouer de nous tous, y compris son aimée.

La seconde serait que le démon, ou quelqu'un d'autre, ait profité de ce portail, cette porte, pour y glisser un bébé qui n'était pas le bienvenue, soit pour l'autre parent, soit pour le cadre où il est née. Il pourrait aussi avoir été fort désiré, et que l'autre parent l'aurait caché en l'amenant ici. C'est un lieu ou des portes s'ouvrent souvent, mais c'est certainement l'un des lieux au monde où l'on est le mieux armé pour empêcher un empiétement total sur notre monde en provenant d'autres plans.
Comment s'est passé votre développement? Ce que j'entends par là, c'est : est ce que vous avez grandi comme un humain? Comme un tieffelin? Autrement? »

Avant même qu'il ait pu répondre, il ajouta : « je ne savais pas que vous aviez survécu tout ce temps, certains m'avaient parlé d'une créature rouge et musclée qu'ils avaient vu en cours, mais je n'aurai jamais fait le rapprochement. Votre vie a du être un enfer. Je ... si vous souhaitez, je peux certainement en apprendre plus en interrogeant votre sang, un alchimiste m'a vendu une machine qui permet de l'extraire sans trop faire souffrir, mais vu votre méfiance des magiciens, je comprendrais tout à fait si vous refusiez. »

« Attendez, je vais aller chercher la machine en question. » L'homme se leva pour partir à l'étage, laissant le trio seul quelques minutes.



Bhaal prit à son tour la main de sa compagne dans la sienne, et se composa un visage qui se voulait rassurant. « Ça va aller, t'inquiète pas, » lui dit-il, autant pour se rassurer lui-même que pour elle.



Alia lui sourit, essayant de cacher sa nervosité, et dit d'une voix douce : « je sais. »
Puis d'une voix plus assurée, elle reprit : « Je suis à tes côtés. » Elle fit une légère pause et ajouta à voix basse : « pour toujours. »
Elle serra fortement la main masculine, lui donnant tout le courage qu'elle pouvait.



Rayhan descendit avec une machine qui rendait perplexe mais était bien moins grande que ce qu'on imaginait en l'entendant la décrire.
Il la posa sur la table centrale. Sur un grand socle de bois était fixé une sorte d'appareil métallique, qui se finissait à sa hauteur par une aiguille longue comme une dague sur une sorte de bras de ferraille articulée, avec un tube de verre grand comme un carreau, traversait par une sorte de tige à pousser, qui avait derrière elle un boyau animal qui reliait le tout à une grosse fiole. Une sorte d'étau en fer se situait à quelques dizaine de centimètres du centre de l'appareil.

« Vous pouvez mettre votre bras sur la base de cet étau, je vais le régler pour bloquer votre bras, ça sera plus confortable, et assurera que ça ne vous fasse pas souffrir. »



Bhaal répondit aux mots d'encouragement de sa bien-aimée par un regard intensément rempli d'amour mais cela, seule l'intéressée pouvait le voir. La cuirasse du géant rouge ne lui couvrait pas les avant-bras, de sorte qu'il n'eut qu'à retirer le bracelet de cuir qui lui couvrait le poignet. Il s'assit de façon à poser le coude sur la table et étendit son bras dans la machine, là où Rayhan le lui avait indiqué. Il prit une grande inspiration et déclara d'une voix ferme : « je suis prêt. »

Bhaal retira son bras, soulagé, et entreprit d'y faire un petit garrot à l'aide d'un bout de tissu, le temps que le sang coagule. L'expérience s'avéra bien moins douloureuse ou inquiétante que ce qu'il s'était imaginé au départ, et le manège du méphite contribua à le distraire, de sorte qu'il ne trouvait plus beaucoup de raisons de ne pas faire confiance au vieil homme.

« Des idées ? Euh... » Bredouilla-t-il en observant le manège de la créature qui, involontairement, l'empêchait de se concentrer. « Je ne sais pas... La marque ? La marque que j'ai sur la poitrine. Nemlak disait que c'était peut-être celle d'un prince-démon ou quelque chose dans le genre. Est-ce que ça ne pourrait pas nous donner un indice ? »



« Une piste qui serait fort intéressante. Je vous demanderai de ne pas rompre ma concentration le temps que je mémorise correctement la formule ici et éviter de vous laisser à cet étage sans moi, vous n'avez l'air de vous apprécier tant que ça malgré votre présence commune. »

Les minutes passaient. L'endroit était assez paisible, on entendant parfois les oiseaux chanter dehors, ainsi que des bruits faisant passer à du jardinage. Un troisième habitant ? À l'étage, passées quelques minutes, on pouvait entendre chanter assez bas, ce qui ne troubla pas le moins du monde le magicien.

Il finit par refermer son livre, et plaça un parchemin vierge sur la table, il faisait des grands gestes en formulant :
« Verna O sanguis omnium sanguinem dunar mihi sapientiam et scientiam rerum usu quaestiones, quae fluxus mei »

Il répandit le sang sur le parchemin étalé, qui au contact, se mit à bouillir et fumer. Rayhan formulait des syllabes inaudibles, et des mots commençaient à s'écrire d'eux-mêmes sur le tissu, changeant sa couleur alors que la magie procédait.

Rayhan observait les écritures, et ses sourcils n'amenaient qu'encore plus de curiosité impatiente pour Bhaal, il les plissait, les fronçait ...
« C'est ... perturbant. Puis-je voir votre marque? Et dernière chose : êtes vous certain de vouloir savoir? »

« Je ne sais pas si c'est votre mère qui vous a protégé ou votre père qui, son âme damnée, savait que la seule trace physique de lui qui pouvait rester était un héritage de sang. »

Rayhan paraissait contrarié.
« Je commence même à me demander si cet apprenti a bien eu une mésaventure ou si elle lui fut dictée par plus puissant que lui. Lui comme elle aurait facilement pu pratiquer de l'enchantement pour le pousser à ouvrir cette brèche, avec les bons mots, qu'il ne devait pas connaître. »

« J'en viens à ce qui est le plus étrange. Votre marque. »
« Shamira et la maîtresse du plan où elle dirige cette cité, le seigneur démon Nocticula, sont amantes, si l'on en croit les légendes. »

«  Magiquement, je distingue une sorte d'Ankh faite avec une femme contorsionniste aux ailes de feu. C'est bien la marque de votre mère, aucun doute là dessus. Je n'arrivais pas à la lire car elle se mélange à un autre symbole de votre rune démoniaque, bien caché celui-ci. Il ressemble à une rune, mais en fait c'est une couronne d'épines en forme de Y. C'est justement le symbole de Nocticula. Je ne parviens pas à trancher une interprétation.

Est-ce que ça veut dire que Nocticula voulait vous prendre, et que Shamira vous a caché ? Abdul vous aurait caché pour éviter qu'on ne vous vole, sachant qu'au Collège, aucun démon ne viendrait risquer l'enfermement ou la mort? Ou est-ce une façon pour Nocticula de dire qu'elle sait, et qu'elle garde un œil sur vous, avec un droit de vie ou de mort? Ou qu'elle vous garde vivant comme un chantage sur la faiblesse de Shamira? Ce type de puissance a des capacités de raisonnement trop complexe pour qu'on les dévisage facilement. Peut-être même est-ce Nocticula qui vous a fait amener ici par un sous-fifre, et que son sceau est ce qui vous sauve de vos parents? »

« Ne le prenez pas mal, mais je ne m'attendais pas, comme vous, à quelque chose ... de ce calibre. J'espère que le malheur n'entrera pas dans cette maison. Heureusement pour vous, je finis toujours ce que je commence ... et vous n'êtes fautif de rien, si ce n'est de vouloir vous connaître. Comme tous les gens sains, » dit Rayhan en essayant de sourire.

Rayhan agitait son index pour contredire Bhaal. « La farce, en vérité, vaut pour vos parents aussi. Un être issu d'un puissant démon et d'un puissant sorcier maléfique qui finit par aimer une aasimar et libérer une ville du mal ? Je pense que votre lien avec votre passé risque de vous revenir à la figure plus frontalement un jour, mais vous semblez doué d'un certain libre arbitre, pas moins que nous en tout cas. »

« J'espère ne pas vous endormir, car si vous souhaitez comprendre, il faut vous expliquer dans le détail. Je m'en vais commencer cette introduction par leur territoire, ce qui vous aidera à comprendre leur relation, et l'endroit d'où vous semblez venir.

Les îles de Minuit sont le royaume de Nocticula et ne forment probablement pas le domaine abyssal le plus étendu ou le plus dangereux, mais elles constituent, sans aucun doute possible, l’un des sites les plus exotiques et majestueux des Abysses, voire de tout le Grand Au-Delà. C'est un sujet que j'ai étudié il y a longtemps.

Les îles de Minuit n’ont jamais connu la lumière du jour, mais elles ne sont pas pour autant plongées en permanence une l’obscurité absolue grâce à une lune qui fait chez eux office de soleil.Lorsque la lune est présente, la faible lumière qu’elle projette baigne l’ensemble des îles ; une fois la lune couchée, des points de lumière semblable à des étoiles apparaissent dans le ciel, accompagnés par des rubans de lumière pales qui traversent le ciel en ondulant, sans parvenir
pour autant à percer le voile de ténèbres qui règnent là-bas.

De toutes les îles de Minuit, on dit que trente revêtent un intérêt particulier car elles sont nées des restes des seigneurs démons que Nocticula a assassinés au cours des millénaires. Les autres îles se sont formées à partir des restes d’autres victimes moins puissantes de la Dame des ombres : des seigneurs balors, des qlippoths puissants ou des victimes proches du stade de demi-dieu que Nocticula a traînées ici pour porter le coup de grâce. La superficie de chaque île reflète la puissance passée du seigneur démon à l’origine de sa formation, tandis que les occupants de l’île, sa topographie et son environnement s’accordent aux anciens thèmes et domaines de prédilection du seigneur démon assassiné.

Toutes les îles sont avant tout occupées par des tieffelins, des cambions et des alu-démons, ainsi que par un nombre plutôt remarquable d’humains amenés jusqu’ici depuis d’innombrables mondes différents puis élevés pour produire un cheptel d’esclaves adaptés à diverses formes de divertissement.

Même si les îles de Minuit possède des dizaines de cités majeures et un nombre incalculable de villes moins importantes, la tentaculaire métropole d’Alushinyrra les éclipse toutes. Elle s’étend sur une île entière située au centre d’Alinythie, une zone urbaine enchevêtrée faite de tours, dômes, flèches, canaux, allées sinueuses et ruelles labyrinthiques. La grande majorité des bâtisses de cette gigantesque cité sont construites en porphyre dont les nuances vont de la pourpre royale au cramoisi profond, rehaussée de touches de marbre noir et blanc et de basalte gris par endroits. La taille de la ville nous dépasse, nous visiteurs originaires du plan Matériel, car elle est construite exclusivement pour des créatures capables de se téléporter à volonté et seules celles-ci se sentent véritablement chez elles là-bas.

Par décret de Nocticula, Alushinyrra est ouverte à tous les visiteurs. La Dame des ombres sait et comprend qu’une économie marchande prospère apporte le pouvoir et, comme Alushinyrra est l’une des plus grandes cités abyssales, elle génère un chiffre d’affaires ahurissant. Les esclaves y représentent la marchandise d’exportation la plus importante de la cité. Vous vous doutez donc que c'est un royaume qui a des relations avec le Katapesh.

Nocticula est donc la maîtresse de ces lieux. C'est le seigneur démon des assassins, des ténèbres
et de la luxure. Elle a été la première succube puis s’est élevée au rang de demi-déesse. Elle vise à présent assez ouvertement l’étape supérieure : la complète déification. Lamashtu est le seul seigneur démon ayant accompli cette épreuve jusqu’à maintenant et Nocticula a la ferme intention d’être la seconde. Quel genre de divinité Nocticula va devenir? Certains pensent qu’elle cherche en secret la rédemption pour renier sa nature démoniaque. D’autres affirment que Nocticula est à l’origine de ces rumeurs, un grand mensonge répandu pour détourner ses ennemis de son véritable objectif : devenir l’assassin et la séductrice des dieux.

Une petite poignée d’hérétiques la vénèrent également, non pas comme demi-déesse du meurtre et de la luxure mais comme celle des parias, des artistes et des gloires de la nuit. Ces prêtres hérétiques semblent recevoir des sorts aussi sûrement que le reste de ses adorateurs, ce qui provoque le mécontentement de bon nombre de ses fidèles, ce qui semble beaucoup l'amuser d'après les bruits qui circulent dans ses palais. C'est l'un des démons réputés pour être les plus intelligents, même parmi les seigneurs démons, je ne m'en approcherai pas sans une excellente raison.

Ce qui m'amène à Shamira et Abdul Al-Hazred.
Shamira ne répond qu'à Nocticula, bien qu'on dise qu'elle rêve de la supplanter. Elle est connue pour sa capacité à séduire uniquement par le biais des rêves et aime à faire remarquer sa présence dans la capitale en parcourant fièrement ses rues. C'est comme toute succube une femme ravissante, à la chevelure flamboyante surmontée de deux cornes assez animales, aux ailes de feu, maniant un arc également composé de flammes. Les domaines qu'elle met en avant et commence à lui valoir des fidèles sont ceux de la séduction et des rêves, version perverse des dons de Shelyn et Desna. On dit qu'elle et sa maîtresse Nocticula sont amantes, on fait même plus que le dire puis qu'elles s'affichent parfois ainsi.

On ne sait rien de ses origines, peu loquace quant à son passé, elle est apparue dans le palais de Nocticula lors d’un lever de lune et a séduit la Dame des ombres, gagnant ainsi la position de Dame d’Alinythie. Personne dans les Abysses ne se souvient avoir vu cette magnifique succube facilement reconnaissable en ville avant son arrivée dans le boudoir de Nocticula, du moins ouvertement. Shamira ne fait pas grand-chose pour taire les rumeurs qui insinuent qu’elle vivait avant dans une demeure bien plus noble que les Abysses si j'en crois les témoignages de ceux qui visitent ce royaume. Sa ressemblance avec Sarenrae donne lieu à un nombre infini de conjectures, sur lesquelles je serai bien incapable de me prononcer.

Abdul lui a été l'un des élèves les plus brillants et les plus précoces de l'Académie. Invocateur de talent, il s'est rapidement ennuyé et a causé une bonne partie des premiers accidents recensés là-bas. Il fut banni sur le fil par un vote, et voyagea par delà la Mer Intérieure. On dit que dans des ruines à l'Ouest, il avait trouvé un passage pour les Enfers, et qu'il s'y est promené. Ce qu'il a vu l'aurait rendu fou, ou lui aurait conféré une sagesse particulière dépassant celle des hommes. Toujours est il qu'il a fui, se réfugiant aux Abysses, continua son ascension dans les forces obscures de ce monde, alors que ces talents magiques continuaient à progresser. La dernière fois qu'on a entendu parler de lui, il était aux îles de Minuit, certains disaient alors qu'il gérait une île lui-même, avec l'aide d'un démon. »

Rayhan marqua une pose pour reprendre son souffle, tandis qu'avec une discrétion inquiétante, son familier s'était approché et avait posé un verre d'eau sur la table, qu'il but avidement.
« Voici ce que je sais. Il est possible qu'une partie de tout cela soit faux ou exagéré, je ne m'y suis jamais rendu, bien que j'ai rencontré des gens qui eux, y sont allés. »

Alia était lovée contre le corps musculeux de Bhaal et écoutait les échanges avec grand intérêt et un peu d'appréhension. Elle était prête à intervenir si la situation dégénérait entre son fiancé et Nemlak, heureusement, il n'en était rien. Pour l'instant.
Elle se tourna vers Maître Xobhadi sans quitter l'abri des bras de Bhaal, elle savait que sa présence apaisait le géant rouge et il en avait besoin actuellement. Elle aussi d'ailleurs.
« Merci pour toutes ces explications, Maître Xobhadi. Bhaal avait besoin de savoir d'où il venait, maintenant nous pourrons aller de l'avant. Les révélations sont... impressionnantes et certainement dangereuses mais je pense que c'est comme lorsqu'un combat se prépare, il vaut mieux savoir qui on affronte pour savoir comment se préparer. »
Elle sourit tendrement à l'homme qu'elle aimait, les révélations l'avaient secouée mais cela ne changeait pas ce qu'elle éprouvait pour lui. Elle tourna de nouveau son attention vers leur hôte.
« Excusez-moi mais j'aurai une question si vous le permettez. Je ne sais comment pense un démon et encore moins un Seigneur Démon mais... Shamira sait qu'elle a eut un enfant. Si on lui a soustrait à la naissance, le cherche-t-elle ? Et si c'est elle qui l'a envoyé sur notre plan, doit-on craindre qu'elle vienne le reprendre ? »
Elle termina d'une voix plus basse. « La perte d'un enfant est une chose douloureuse... mais je ne sais pas si les démons, aussi puissants soient-ils, ont des sentiments. Aiment-ils seulement leurs enfants ? »



Rayhan observa le ton monter, incertain de l'attitude à adopter. Son serviteur avait, pour une fois, réussi à s'approcher rapidement de son maître, caché derrière le fauteuil.
« Cela dépend du type de démon et de l'individu. Aimer ... peut-être, mais différemment. Si elle a eu une gestation proche de celles des humains, oui, elle doit bien savoir qu'elle a eu un enfant. Mais ... si sa gestion c'était faite en dehors? Un puissant démon, un puissant sorcier ... allez savoir ... mais pense t'elle que Bhaal est mort ? Ou pense t'elle l'avoir tué ? Je n'en ai pas la moindre idée.
Pour votre question Bhaal, je ne sais pas comment, mais je sais que c'est possible. L'un des plus grands pourchasseurs du mal par exemple, Ragathiel, seigneur empyréen, est né d'une divinité du feu et d'un archidiable, Dispater. Il est devenu l'un des êtres les plus bons qui soient. Les Reines catins elles étaient des anges, et ont chu. Peut-être que Shamira est dans le même cas. Peut-être. »



Bhaal prit de nouveau une longue inspiration. Il se sentait extrêmement las. Il en avait soupé des magiciens, des démons et des révélations. Il n'aspirait qu'à se reposer, seul... Enfin, seul avec Alia, et ne plus penser. Toute pensée lui était douloureuse, désormais.
« Je crois qu'on n'en saura pas plus aujourd'hui, et c'est tant mieux. Il me faut réfléchir à tout ça. Quelle blague ! » Ricana-t-il amèrement, « je croyais venir pour des réponses et je repars avec dix fois plus de questions... » Il repoussa doucement Alia pour pouvoir reprendre sa liberté de mouvement et se tourna vers Rayhan : « je vous remercie encore une fois, maître, vous m'avez énormément aidé. J'ai compris que vous ne vouliez pas de paiement mais si jamais vous avez besoin d'un gros tas de muscles... Pour quoi que ce soit... Je suis votre homme. » Le géant rouge fit une pause, semblant réfléchir à quelque chose, puis ajouta : « vous êtes le premier magicien au monde à qui je propose spontanément mes services, pour ce que ça vaut. »



Rayhan éclata de rire.
« Je vais garder ça en mémoire Bhaal. Vous avez bien fait de venir car il est important de savoir d'où l'on vient, mais où vous irez, vous seul le déciderez, ne soyez pas fataliste. La vie que vous menait maintenant n'est pas celle que d'autres vous avez promis ou destiné, d'autant que vous n'avez pas l'air seul. Vous êtes entouré d'amis, et de gens suffisamment connaisseurs des manœuvres humaines et extérieures pour vous en protéger.
Je me dégage les matinées, hors demande urgente, donc si l'envie vous prenez, ou le besoin, repassez. Si un jour vous souhaiter vous rendre à l'académie, je peux vous y aider mais c'est une pente risquée, pesez bien le pour et le contre avant d'y retourner. »



Nemlak eu un sourire sardonique à la première tirade de Bhaal et dit : « te voilà maintenant dans les pas d'un magicien. Plus nous savons, plus nous apprenons et plus nous avons de questions. Sauf que maintenant, nous savons quelles questions pose et comment. »

Reprenant son ton neutre, il se tourna vers Rayhan. « Maître Xobadhi, merci encore pour votre accueil, et votre aide. Si mes compagnons n'ont plus de questions à vous poser, je pense que nous allons prendre congé. »

Le demi-orque se leva, attendant que ses camarades fassent de même.



« Merci pour votre visite, et pour cette prise de contact. La vie, comme les plans, ne cessent de m'étonner. Faites attention pendant que vous êtes ici. C'est la ville de toutes les possibilités, de tous les désirs, et de tous les dangers, » dit il en se levant, commençant à serrer la main de chacun. Derrière le canapé, le bras de la créature dépassait dans une parodie de salut.

Malgré le flot de révélations, la journée n'en était qu'à ses premiers balbutiements.