Cela faisait a la fois si longtemps et si peu de temps... Comme c'était étrange. Le regard dans le vague, tu te remémore ta propre enfance. Quelques instants C'est en voyant ce père houspiller sa fille (« ...mais t'as pas honte ? Et vas pas me dire que tu as vraiment essayé... ») que tu t'es revue au "même âge" (pour peu qu'on puisse comparer les neuf printemps que compte probablement cette fille aux vingt que tu t’apprêtait a fêter a l'époque). C'était bien le genre de ton père que de t’humilier ainsi en publique... Surtout vers la fin.

Pendant très longtemps la déception que tu pouvais lire sur son visage lorsque vous rentriez a la maison avait suffit a te motiver a faire tous les efforts qu'on te demandait. Elle et la fierté sur le visage de ta mère ou de ta petite sœur qui te mettait du baume au cœur... Mais les années avaient passé. Ta sœur était devenue plus grande que toi... Elle avait mûri plus vite que toi... Et l'admiration s'était muée en un étrange mélange d'envie et de pitiés. Deux autres enfants étaient nés mais n'avaient pas survécu aux premières semaines.

Et Julie s'était mariée alors que tu ne comprenait encore rien aux attraits de l'amour. Son mariage n'était pas particulièrement heureux mais son parti était bon et avait permis a ton père de monter en grade. Mais deja des cheveux gris apparaissaient dans la barbe n'ébène de ton père.

Un jour ton père, aigri par les années avait mis bien des choses en lumière. Tu avais trente-six ans. Et il était évident qu'ils ne croyaient plus vraiment au fond d'eux les affirmations du prêtre comme quoi ta lente croissance était parfaitement normale. Depuis quelques mois les garçons et les filles qui t'entouraient avaient commencé a éveiller de nouveaux sentiments et toi... Et ton père t'avais prise en train de flirter avec le fils du meunier. Tu tremble encore en te souvenant de la manière dont il s'est égosillé sur toi... Mais surtout en te souvenant de ces quelques mots « je sais pas avec qui elle t'as eu mais ne t'avise pas de devenir une traînée comme ta mère ! ». Il ne pensait pas que tu étais sa fille. Il voulais seulement t'utiliser, comme il avait utilisé ta sœur avant toi... Et probablement votre mère avant vous. Après tout c'était votre place au sein de cette famille.

Plus attentive, tu t'étais posé une question toute simple mais qui avait tout changé : "était-il possible que tu ai le choix ?".

La réponse était évidente et tu t'étais efforcée de trouver comment vivre avec ça... Et plusieurs choses s'étaient imposées a toi. Premièrement, Erastil n'était pas le dieu vers lequel tu devais tourner tes prières. Ensuite l'ordre et la loi n'étaient pas la même chose que le bien. Et enfin : continuer a vivre auprès de ta famille leur nuisait au moins autant que cela te blessait. Et même si tu serrais triste de ne pas voir tes neveux et nièces avoir a leur tour des enfants tu devais partir.

Presque cinq ans avaient passé depuis cette mémorable dispute mais une autre chose aurait du te venir a l'esprit : on t'avais enseigné quelques menues choses sur le monde, on t'avait cultivée [ici je laisse un flou artistique pour cause de choix non défini]... Mais on ne t'avais pas enseigné a vivre seule. Tu en fit la douloureuse expérience lorsque, quelques affaires sur le dos, tu étais partie un soir. Seule et éclairée des seules étoiles. Tu avais un peu d'argent, de l'eau et un casse-croûte. Mais rien qui puisse te maintenir en vie pendant plus d'un jour ou deux.

Décidée tu avais marché sans relâche vers l'ouest. Il ne fallait pas que tu t'arrête avant d'être assez loin. Sinon on te retrouverais et tout cela aurait été vain. Lorsque tu avais aperçu sur la route une patrouille, probablement sans aucun rapport avec toi, ton sang n'avait fait qu'un tour. Tu t'étais engouffrée dans la forêt.

Sans l'arrivée de Shalelu tu ne serrais pas ici pour t'en souvenir. Ce qui t'as le plus touchée dans sa manière de t'aider ce fut qu'elle le fit sans poser de question. Sans parler de conditions. Elle t'avais emportée avec elle et t'avais amené a Pointesable ou, avec un peu d'aide tu avais réussi a vivre une petite vie tranquille et a, enfin, atteindre l'âge adulte.

Vingt ans plus tard tu aura fait le trajet. Au final Pointesable n'était qu'a une dizaine de jours en caravane. Un barde t'avait appris la mort de tes parents. Tu voulais passer sur leur tombe. Après un temps d'hésitation tu avais pris sur toi de ne pas croiser ta sœur, préférant simplement laisser simplement une gerbe de fleurs sur les tombes, accompagnées du symbole de la divinité qui avait pris la place du vieux borgne dans ta vie.

Revenant au présent, tu adresse un sourire d'encouragement a l'enfant et retourne a tes courses.