Korvosa, la veille au soir, à l'intersection de la rue Overton et du boulevard de la Rampe

lors que, dans un petit appartement de la rue Overton, à quelques mètres de là, Abbaër, Kar'Uz et Théobald s'apprêtaient à quitter une jeune cantatrice dont le frère avait disparu, un individu borgne s'arrêtait sur le trottoir à proximité de l'intersection de la rue Overton et du boulevard de la Rampe juste le temps de reprendre son souffle.

L'homme n'était plus tout jeune et il y avait fort à parier que, si l'ordre n'était pas venu d'une personne qu'il considérait quasiment comme sa fille, il n'aurait pas fait l'effort de traverser la ville pour l'accomplir. Il voulait prendre un peu de repos et se donner un peu de temps, patienter jusqu'à ce que sa respiration se calme afin qu'il puisse articuler les mots qu'il allait devoir prononcer. Tout en prenant sa pause, il se mit à observer les alentours. Les rues de Korvosa étaient quasiment désertes à cet heure proche de la nuit. En temps normal, il y aurait sans aucun doute eu quelques badauds, peut-être deux ou trois couples qui se rendaient au théâtre Kendall plus loin au sud pour assister à un spectacle. Puis sans doute un groupe de touristes qui remontaient le boulevard de la Rampe pour aller admirer le Château Korvosa ; c'était d'ailleurs parce que ce boulevard prolongeait une des rampes d'accès de la pyramide sur laquelle le château reposait que cette voie avait pris ce nom.

Voir la carte mise à jour.

Mais ce n'était pas le cas ce soir-là. Tout ce que l'homme pouvait voir, c'était des rues désertes et, ici et là, sombres et sinistres, des marques rouges sur certaines portes. Les marques qui signalaient les demeures touchées par le Voile Sanglant, le terrible fléau qui s'était abattu sur Korvosa depuis quelques jours. Sa position lui avait donné un accès relativement aisé à des moyens de guérison magique ; il avait pris bien soin de les utiliser avec parcimonie mais il avait déjà dû y recourir deux ou trois fois, quand il avait détecté sur lui les premiers symptômes de cette terrible maladie.

Tout commençait par quelques rougeurs disséminées ici et là sur le corps. Puis, bien vite, les rougeurs s'accompagnaient de démangeaisons et d'une toux qui, avec le temps, devenait douloureuse. Ensuite, les rougeurs se transformaient en boutons et en pustules qui recouvraient surtout sur le visage… comme un voile rouge. Venaient ensuite les maux de tête, la fatigue puis la toux s'aggravait et on se mettait bien vite à cracher du sang. Les pustules s'étendaient peu à peu vers le cou puis les membres et devenaient de plus en plus grands, ressemblant à des cloches de brûlure. À l'avant-dernier stade, les pustules atteignaient la taille de grains de raisin et se mettaient à exploser pour produire des plaques noirâtres sur la peau et les crachats sanglants devenaient de plus en plus nombreux. Puis la respiration se faisait difficile et atrocement douloureuses quand les voies respiratoires se recouvraient de pustules similaires… et la mort s'en suivait.

L'homme secoua la tête pour chasser ses idées noires. La ville avait bien trop peu de prêtres pour venir en aide à tous les malades. Il fallait faire un "tri". Une horrible chose, mais une nécessité… car ne valait-il mieux pas en sauver quelques-uns que de les abandonner tous ? Certains clergés avaient établi des critères pour choisir ceux qui allaient avoir la chance d'être soignées ; à la Banque d'Abadar, on s'occupait avant tout des plus riches, de ceux qui pouvaient payer ; au temple d'Asmodéus, on n'accueillait que les plus puissants, les magistrats et les personnes disposant d'un pouvoir ou d'une autorité. Au temple de Sarenrae, on soignait les premiers venus… c'était peut-être le critère le plus juste selon lui, mais ça n'en restait pas moins un critère horrible, surtout pour ceux qui ne faisaient pas partie des premiers venus.

Il se revoyait quelques minutes plus tôt, demandant s'il était bien sage de venir déranger des prêtres dans un moment pareil… mais celle qui lui avait donné cet ordre lui avait bien indiqué que la chose était sans doute importante et qu'elle ne voulait pas courir le risque d'ignorer une piste qui pouvait apporter des réponses. Elle avait ensuite ajouté qu'il fallait garder le plus grand secret sur toute cette histoire, et que c'était pour cela qu'elle avait fait appel à lui. Qu'en des temps normaux, elle ne lui aurait jamais demandé une telle chose.

L'homme soupira. Elles étaient bien loin les années où il pouvait galoper allègrement dans les rues de Korvosa, sans s'essouffler, sans sentir les douleurs dans ses genoux, dans ses membres raidis par l'âge, et dans sa poitrine. Il avait attendu suffisamment longtemps. Il se remit à marcher, bifurquant dans la rue Overton. S'il avait attendu quelques minutes de plus, peut-être aurait-il croisé les trois aventuriers…

Il se dirigea vers le temple de Sarenrae, un bâtiment séparé de ses voisins par de larges espaces, ce qui lui permettait de recevoir le moindre rayon du soleil… bien sûr, tout cela n'était guère apparent à cette heure-là. L'édifice principal, au toit incurvé, était flanqué de hautes tours qui dominaient la ville. L'homme ne s'y connaissait guère en architecture, mais il se souvenait avoir entendu dire que c'était un style propre aux Kéléshites et aux royaumes de l'est, les terres d'où la déesse Sarenrae, la Fleur de l'Aube, provenait. Il s'avança vers les grandes portes du bâtiment de marbre et frappa trois coups secs.

Un jeune novice aux traits tirés de fatigue vint lui ouvrir la porte. Le vieil homme se redressa et prit une voix emprunte d'assurance pour s'annoncer. « Bonsoir. Je suis le lieutenant Péverell de la Garde de Korvosa. Je désirerais voir l'un de vos prêtres. » Le novice le fit entrer dans la nef principale du temple et se retourna pour chercher du regard un interlocuteur qui pourrait convenir à cet étrange visiteur. Il aperçut alors Arlandeth qui, après une journée fort chargée, s'était assis sur un banc pour prier et s'était apparemment assoupi. Il s'approcha de lui et le réveilla en secouant doucement son épaule puis en lui indiquant le visiteur en uniforme qui patientait près de la porte d'entrée.

Le vieux lieutenant de la Garde portait un cache-œil noir qui camouflait l'un de ses orbites oculaires. Peut-être avait-il perdu l'un de ses yeux lors d'un combat au service de la milice… mais son autre œil, lui, était bien vivace. Il passa plusieurs longues secondes à scruter le jeune homme qui s'était avancé vers lui, comme s'il tentait de le jauger. Finalement, il dut être satisfait de ce qu'il avait vu car il donna plus d'informations.

« Non, je ne viens pas vous voir pour un malade. » commença-t-il en secouant la tête. « Je viens vous voir pour avoir des informations. Ou, plus exactement, je viens ici au nom de la Maréchale Cressida Kroft. C'est elle qui désirerait avoir quelques renseignements. »

Il poursuivit. « Je ne connais pas les détails mais la Maréchale a été très claire sur un point : la chose est urgente, au point qu'elle m'a demandé de venir vous voir sans attendre, et qu'elle requiert un entretien dès ce soir, à la Citadelle Volshyének. » Comme tous les Korvosiens, Arlandeth avait déjà entendu le nom de Cressida Kroft, la Maréchale de la Garde de Korvosa.

La ville de Korvosa était née dans des circonstances plutôt… particulières, au cours de la grande campagne de colonisation qu'avait lancée l'empire du Chéliax peu de temps après avoir déclaré son indépendance vis-à-vis du Taldan. À cette époque, les gouvernants du Chéliax avaient décidé d'envoyer des colons pour explorer et s'approprier les terres de la Varisie, une contrée encore bien peu connue à l'époque. Déjà à l'époque, les rouages de la politique chélaxienne étaient complexes, de sorte que ce n'était pas une seule mais bien deux expéditions qui avaient été envoyées.

Le premier groupe expéditionnaire était constitué de troupes terrestres et de colons et dirigé par le maréchal Jakthion Korvosa et devait voyager du Chéliax jusqu'en Varisie par les terres. La seconde expédition, composée de plusieurs navires transportant des soldats marins et des colons, était dirigée par l'amiral Mercatio Kiarneleu et avait emprunté un itinéraire maritime. Alors que les troupes pédestres du maréchal Korvosa avaient connu de nombreux retards à cause d'un hiver rigoureux et avaient été forcées de se retrancher dans les montagnes (où elles n'avaient survécu uniquement grâce aux talents des colons et des pionniers), les navires de l'amiral Kiameleu, eux, n'avaient rencontré aucun problème et étaient arrivés les premiers sur la terre qui allait bientôt devenir Korvosa.

Ainsi, ce furent donc les marins de Kiameleu qui rencontrèrent les premiers les occupants de cette contrée, les Shoantis, un peuple aux mœurs primitives que les Chélaxiens avaient eu tôt fait de catégoriser comme des barbares incultes. Mais ces "barbares incultes" dont la pyramide dominait la région parvinrent à infliger une cuisante défaite aux troupes marines de l'amiral. Les combats durèrent plusieurs mois avant que, finalement, les troupes de Kiameleu soient obligées de se retrancher sur un dernier bout de terre, une étroite plage dont ils allaient tôt ou tard perdre le contrôle. L'amiral avait sonné l'heure de la retraite et déjà, de nombreux navires s'étaient élancés vers le large, abandonnant les derniers soldats marins qui se trouvaient encore sur terre. Seule un capitaine, Keyra Palin, avait décidé qu'elle et son navire, l'Impitoyable, resterait sur place pour prêter assistance à ces courageux soldats.

Mais c'est à ce moment-là, quand la situation semblait désespérée, que les troupes pédestres du général Korvosa arrivèrent de l'est. Le général donna l'ordre à ses soldats de rejoindre au plus vite les soldats marins, qui étaient dirigés par le commandant Endrin, pour leur prêter main-forte. Ensemble, ils parvinrent à repousser les attaques des Shoantis et à assurer leur présence sur la plage. Bientôt, ils étendirent la zone contrôlée à toute la petite île (qui devint plus tard connue sous le nom d'île d'Endrin) puis, après de très longs et très sanguinaires combats, les colons Chélaxiens parvinrent à repousser les Shoantis.

Cette rencontre entre les troupes du général Korvosa et celles du commandant Endrin avaient été à l'origine de la future ville de Korvosa, et c'est sans aucun doute cela aussi qui expliquait que Korvosa était protégée par deux corps armés indépendants : la Garde, dirigée par la Maréchale Cressida Kroft, d'une part et la compagnie de la Zibeline d'autre part, avec le commandant Endrin (un descendant du premier commandant Endrin) à sa tête. La compagnie de la Zibeline avait ses quartiers principaux à Château Korvosa alors que la Garde, elle, s'était établie dans la citadelle Volshyének, au sud-est de la ville.

Le lieutenant Péverell continua « La Maréchale désirerait s'entretenir avec le père Grem Tessanou, qui œuvre dans ce temple d'après nos informations. En fait, si cela était possible, elle apprécierait que le père Tessanou lui rende visite à la citadelle dès ce soir. Vous comprendrez qu'avec les problèmes actuels de Korvosa, la Maréchale ne peut guère se déplacer… et je peux vous assurer qu'en ces circonstances, nous ne dérangerions pas un prêtre sans une excellente raison. »

Maintenant qu'il avait transmis son message, le lieutenant ajouta « Puis-je compter sur vous pour transmettre le message au père Tessanou le plus tôt possible ? Cela me permettra de rentrer moi-même à la Citadelle dès maintenant. »

Le nom du père Grem Tessanou ne disait rien à Arlandeth, mais peut-être s'agissait-il d'un des prêtres plus âgés qui vivaient dans l'annexe du temple et ne se mêlaient plus guère des événements quotidiens. Ou peut-être du nom véritable d'un prêtre qui aurait opté par la suite pour un pseudonyme — c'était assez courant dans le clergé d'abandonner son ancien nom pour prendre le patronyme d'un saint vénéré qu'on considérait comme un modèle. Quoi qu'il en soit, l'archiviste Speegle qui s'occupait de toutes les formalités administratives du temple pourrait sans doute indiquer de qui il s'agissait. Ce dernier devait se trouver soit dans son bureau à l'étage, soit dans son appartement dans l'annexe du temple.

Steegle se trouvait bien dans son appartement au sein de l'annexe du temple. C'était un individu avec lequel Arlandeth n'avait pas eu l'occasion d'avoir beaucoup de contacts. L'homme, qui — d'après ce qu'Arlandeth croyait savoir — avait été recueilli par le temple après la mort accidentelle de ses parents, il y a très longtemps, et avait toujours travaillé pour le temple, devait avoir pas loin d'une cinquantaine d'années. Il était complètement chauve sur le sommet de la tête mais arborait une épaisse barbe blanche. Comme tous ceux qui sont légèrement sourd d'oreilles, il avait tendance à parler assez fort.

Arlandeth peut lancer 1d20

L'homme était occupé à lire un livre quand le jeune prêtre vint frapper à sa porte. Quand l'archiviste l'invita à entrer dans son appartement, Arlandeth se rendit compte que son appartement était très sobrement aménagé, avec juste le strict minimum pour vivre. C'était un style communément adopté par certains des plus dévots, qui se débarrassait de toute richesse qu'ils jugeaient non nécessaire à leur survie.

« Ah… c'est… c'est bien Arlandeth, c'est ça ? » demanda l'archiviste, qui avait reconnu le jeune prêtre. « Que me vaut le plaisir de votre visite si tard ? »

« Tessanou ? Grem Tessanou ? » demanda Steegle en refermant son livre. Il se leva et se dirigea vers une étagère fixée au mur du fond de son petit appartement et y posa le livre, puis se retourna en secouant la tête négativement. « Non, ce nom ne me dit rien. Rien du tout. »

« Enfin… je peux consulter les archives, qui sont dans mon bureau si vous voulez… mais j'ai plutôt une bonne mémoire des noms ! » ajouta-t-il. Il se racla la gorge et demanda « Vous dites que la Garde vous a donné un message pour lui ? Est-ce indiscret de vous demander de quoi il s'agit ? » Steegle ajouta « Peut-être qu'en connaissant le contenu du message, je pourrai mieux vous aiguiller vers cet inconnu ? »

« Ah euh… très bien… si vous voulez. » répondit Steegle. Il ouvrit une petite armoire, l'un des rares meubles qui se trouvait dans son appartement, et en sortit un pardessus qu'il enfila rapidement. Il prit la clef qui était posée sur sa table de nuit et sortit de son lieu de vie avec Arlandeth avant de verrouiller la porte.

« Mon bureau se trouve dans le temple, au premier étage. » précisa-t-il en se dirigeant vers le bâtiment principal. Arlandeth s'en souvenait. Il suivit Steegle lorsque ce dernier emprunta le grand escalier du temple, puis encore lorsqu'il s'engagea dans un des couloirs en direction de la section administrative. Steegle utilisa une pièce de silex pour allumer une lampe à huile posée près de l'entrée de son bureau puis il pénétra dans la petite pièce.

Le clerc posa sa lanterne sur son bureau puis il se dirigea vers une étagère où il prit un grand livre. « Voilà, c'est le registre de tous les prêtres du temple. » précisa-t-il en amenant le grand tome sur son bureau et en l'ouvrant. Il parcourut les noms en commençant à la fin de la liste puis en remontant sur trois pages. Arlandeth jeta un coup d'œil aux noms qui étaient inscrits dans le journal. Il connaissait la plupart de ces gens ; et le nom de ceux qu'ils ne connaissait pas personnellement lui disait au moins vaguement quelque chose. En face de certains noms se trouvaient deux dates, l'année de naissance et l'année d'arrivée au temple. Quelques-uns avaient trois dates, la dernière indiquant l'année de leur décès. Plus le clerc remontait dans les pages et plus nombreux étaient les noms accompagnés de trois dates. Quand il arriva cinq pages avant la dernières, Arlandeth se rendit compte que tous les noms avaient trois dates.

« Nous pourrions remonter plus en avant mais… cela ne servirait à rien. Au mieux, nous trouverions le nom d'un mort. » conclut Steegle. En effet, nulle part ne figurait le nom de Grem Tessinou. La Maréchale de la Garde s'était-elle trompée ? Ou peut-être le lieutenant qui était venu livrer le message ? Ou s'agissait-il d'une histoire montée de toute pièce… mais dans quel but alors ? Faire sortir Arlandeth du temple ?

Arlandeth décida de prendre tout son équipement pour sortir du temple et se rendre jusqu'à la citadelle Volshyének. Après tout, on n'était jamais trop prudent… et, malheureusement, les périodes de troubles telles que celle que Korvosa connaissait en ce moment avait pour malheureuse conséquence de faire ressortir le pire chez certaines personnes. Qui pouvait les blâmer d'ailleurs ? Certains étaient prêts à tout pour récolter suffisamment d'or pour payer un prêtre d'Abadar ou d'Asmodéus afin qu'il soigne une amie ou un parent, une fille ou un père atteint du Voile sanglant. Et les rues sombres de ce quasi-milieu de nuit étaient un endroit propice pour faire une mauvaise rencontre.

Et pourtant, en temps normal, les quartiers qu'Arlandeth devait traverser n'étaient pas très dangereux. Les patrouilles de garde étaient suffisamment fréquentes pour qu'on puisse y voyager, même de nuit, sans craindre grand chose. Tout cela avait bien changé. La Garde était débordée par les conséquences de l'épidémie : non seulement parce que plusieurs gardes étaient eux-mêmes tombés malades mais aussi parce que ceux qui pouvaient encore assurer leurs fonctions étaient réquisitionnés pour toute une série de choses. De ce fait, il leur était impossible de continuer à assurer les patrouilles.

Et encore… les districts du Haut Quartier et du Centre qu'Arlandeth devaient traverser quasiment en ligne droite vers l'est pour se rendre du temple de Sarenrae à la citadelle Volshyének étaient plus ou moins épargnés. D'après les dernières nouvelles, le Vieux Korvosa, le quartier qui recouvrait l'île d'Endrin, le bout nord de Korvosa, était lui tombé dans un chaos des plus complets, tant et si bien que la Garde l'avait quasiment abandonné. Là-bas, les rues étaient désormais aux mains de milices locales et de bandes de voyous. Même les Arkonas, la seule famille noble de Korvosa qui n'ait pas quitté le Vieux Korvosa pour les nouveaux quartiers plus chics, ceux-là même qui s'érigeaient souvent en défenseur du Vieux Korvosa, semblaient avoir abandonné la partie…

Tout en faisant chemin, Arlandeth remarqua les nombreuses et sinistres croix rouges qui ornaient les portes des demeures touchées par le Voile sanglant, les lieux à éviter… Il y avait tant de malades que même tous les temples combinés ne pouvaient espérer venir à bout de l'épidémie. L'enrayer semblait un fol espoir bien utopique. Le jeune prêtre sortit des pensées dans lesquelles il était perdu lorsqu'il se rendit compte qu'il était arrivé devant les grilles de la citadelle Volshyének. Celle-ci ressemblait à une place-forte au sein de la ville, composée de plusieurs bâtiments et ceinte de palissade et de grilles entourant une large cour intérieure où la Garde avait sans doute l'habitude de se réunir… dans des périodes plus propices, quand ils pouvaient prendre le temps pour ces activités d'apparat.

Les deux gardes de faction à l'entrée le laissèrent entrer sans poser de problème lorsqu'il leur indiqua qu'il venait du temple de Sarenrae et qu'il avait été convoqué par la Maréchale. On lui indiqua le plus grand des bâtiments, de l'autre côté de la cour intérieure. Il traversa le vaste espace désert à cette heure de la nuit et pénétra dans l'édifice massif. Là, le sergent de faction qui le reçut bailla à s'en décrocher les mâchoires avant de lui indiquer un couloir. « La salle d'attente du bureau de la Maréchale se trouve au bout de ce couloir. Allez vous y installer ; on viendra vous chercher. » lui dit-il.



Au bout du long couloir se trouvait une petite salle confortable au sol recouvert d'un épais tapis rouge. Plusieurs chaises rembourrées étaient alignées le long des murs et, au milieu du mur du fond, à côté de la porte qui devait sans doute donner sur le bureau de la Maréchale, trônait un tableau qu'Arlandeth identifia sans peine. C'était "le" moment historique de la création de Korvosa, la rencontre du général Korvosa et du commandant Endrin. L'œuvre montrait les deux guerriers sur un arrière-plan de combat sanglant ; on pouvait même y apercevoir les voiles du navire qui était resté sur place pour assister les derniers soldats assaillis par les Shoantis. Arlandeth avait déjà vu des reproductions de ce tableau célèbre mais celle-ci était vraiment gigantesque. Nul doute qu'elle avait été commandée en des temps plus prospères.

Arlandeth s'assit sur l'une des chaises et patienta en observant le tableau. "La rencontre" qui était à l'origine de Korvosa avait eu de nombreuses conséquences dans l'organisation quotidienne de la ville. La première de ces conséquences était sans doute la dualité entre d'une part, la Garde, chargée de la protection de la ville elle-même et dirigée par la Maréchale (actuellement Kressida Croft) et, d'autre part, la Compagnie de la Zibeline, des soldats mariniers montés sur des griffons et des hippogriffes et dirigés par le Commandant Endrin. Ces derniers étaient généralement chargés de la protection des abords de Korvosa : comme ils utilisaient des montures ailées, ils pouvaient plus facilement voyager dans les environs et même s'attaquer à des navires ou à d'autres menaces venant de la mer à l'ouest.

Mais d'autres conséquences étaient moins visibles, comme par exemple tout le système de contre-poids légal dont la dualité Garde/Zibeline n'était que le maillon le plus visible. Ainsi, la Garde et son ou sa Maréchal répondait directement au Trône Écarlate, c'est-à-dire au roi en place à Korvosa — actuellement, et depuis le décès récent du roi Éodred II, c'était son épouse, la jeune reine Iléosa, qui occupait le trône. Mais la Zibeline et son Commandant, eux, n'étaient pas aux ordres du Trône mais plutôt du Sénéchal. Ce dernier était en quelque sorte le chef de Château-Korvosa et le contre-poids au pouvoir du Trône.

De ce côté-là aussi, les événements récents avaient été troublants. Peu de temps après la mort du roi Éodred II, le Sénéchal actuel, un certain Néolandus Kalépopolis, avait disparu. Certaines rumeurs disaient que sa disparition indiquait clairement qu'il avait eu quelque chose à voir avec le meurtre du roi Éodred, d'ailleurs… mais rien n'avait été prouvé. D'ailleurs, n'avait-on pas récemment fait arrêter la meurtrière, une jeune artiste peintre qui avait empoisonné le roi à l'occasion de ses visites au Château-Korvosa pour faire le portrait du monarque ? La réponse à cette question n'était pas claire… une exécution publique avait été organisée mais, au cours de celle-ci, Black Jack — le célèbre héros populaire qui, selon la légende, avait défendu les Korvosiens contre les abus du pouvoir au cours des trois ou quatre derniers siècles — était soi-disant apparu en public pour la libérer, au nez et à la barbe de la Garde et de la reine Iléosa !

Quoi qu'il en fût exactement, le Sénéchal était normalement un rouage important du contre-pouvoir à Korvosa. Par exemple, il avait tous les pouvoirs dans le Château-Korvosa et, théoriquement, il pouvait par exemple faire prisonnier le roi s'il le décidait, en demandant à la Compagnie de la Zibeline de bloquer les entrées et les sorties. Naturellement, une telle mesure extrême n'avait jamais été prise au cours de l'histoire de Korvosa. De plus, même si c'était le roi (après consultation avec le haut-prêtre d'Abadar) qui nommait les Maréchaux de la Garde, le Sénéchal avait le pouvoir de véto sur ces nominations.

De l'autre côté, les Commandants de la Zibeline devaient jurer serment de loyauté au Trône Écarlate, un serment qui se produisait chaque fois que le commandant changeait, ou que le monarque changeait. D'ailleurs, si Korvosa n'avait pas été atteinte par une terrible épidémie, les traditions auraient voulu que l'actuel Commandant de la Zibeline, Marcus Endrin, prête serment de loyauté à la reine Iléosa. Naturellement, la disparition de l'actuel Sénéchal compliquait les choses car, en temps normal, c'était le Commandant de la Zibeline ou un haut-gradé de la Zibeline qui devenait Sénéchal lorsque le poste se libérait… le choix exact du nouveau Sénéchal revenait, lui, à la Maréchale de la Garde.

Et ainsi, tous les niveaux de pouvoir se contrebalançaient : le roi commandait la Maréchale de la Garde, qui était choisie par lui et le haut-prêtre d'Abadar (et qui pouvait d'ailleurs désobéir à un ordre si le haut-prêtre d'Abadar l'appuyait) ; la Maréchale de la Garde choisissait le Sénéchal de Château-Korvosa parmi les hauts-gradés de la Zibeline ; le Sénéchal avait tout pouvoir sur la Zibeline et pouvait, entre autre, lui ordonner d'emprisonner le monarque dans Château-Korvosa. Selon certains, c'était un astucieux jeu de pouvoirs et de contre-pouvoirs. Selon d'autres, c'était un terrain complexe et propice aux coups rusés… ou un corpus de lois incompréhensibles destiné avant tout à profiter du peuple en mettant les nobles à l'abri. Et tout était encore dix fois plus compliqué à cause des troubles récents qui touchaient la ville…

Arlandeth fut tiré de ses pensées complexes au moment où la porte du fond, celle qui était située à côté de l'immense peinture, s'ouvrit. C'était une femme de taille moyenne, aux cheveux sombres et aux traits tirés qui se tenait dans l'embrasure de la porte. Arlandeth avait déjà eu l'occasion de l'apercevoir à quelques reprises ; aussi, même sans l'uniforme, il aurait pu reconnaître Kressida Croft, la Maréchale de la Garde.

D'une voix qui trahissait la fatigue, elle indiqua « Ah, vous devez être Grem Tessanou. Entrez, je vous prie. » Avant qu'Arlandeth ne puisse répondre, elle avait déjà disparu, rentrant dans son bureau en laissant la porte ouverte. Le prêtre se leva et passa dans l'autre pièce à son tour. C'était une salle de taille moyenne, plutôt petite par rapport à l'importance du poste de la Maréchale. L'un des murs était décoré de petits portraits représentant visiblement les Maréchaux de la Garde qui avaient précédé Kressida Croft ; un autre était quasiment recouvert par une immense carte de Korvosa. Au centre de la pièce trônait un large bureau de bois recouvert de plusieurs piles de parchemins. La Maréchale était allée s'asseoir derrière le bureau. D'un geste de la main, elle indiqua les chaises rembourrées qui se trouvaient en face d'elle. Dans le fond de la salle, deux soldats se tenaient droits comme des I, prêts à intervenir au cas où la Maréchale serait mise en danger.

Pour autant qu'Arlandeth s'en souvienne, la Maréchale Kressida Croft était issue des rangs des soldats de la Garde, rangs qu'elle avait gravis les uns après les autres. Si elle était arrivée à ce poste, c'était sans nul doute grâce à ses qualités et à ses capacités, car elle ne provenait pas d'une des familles nobles de Korvosa.

Modifié par un utilisateur jeudi 1 septembre 2011 18:43:12(UTC)  | Raison: Non indiquée

La Maréchale Kroft parut plutôt surprise. Comme pour s'assurer d'avoir bien compris, elle demanda « Ainsi donc, vous n'êtes pas Grem Tessanou… et ce nom ne correspond à personne au sein de votre temple ? » Quand Arlandeth eut confirmé que c'était bien le cas, la Maréchale resta silencieuse quelques longues minutes tout en scrutant les documents qui étaient posés devant elle sur son bureau.

Elle soupira puis s'adressa aux deux gardes de faction qui se tenaient derrière elle. « Vous pouvez disposer alors, je n'aurai pas besoin de vous ce soir. » commença-t-elle, avant d'ajouter sur un ton plus doux. « Profitez-en pour prendre un peu de repos. » Les deux gardes la saluèrent puis quittèrent la pièce.

La Maréchale s'installa plus confortablement contre le dossier de sa chaise puis elle leva enfin les yeux vers Arlandeth. « Je doute que vous puissiez m'aider mais… je ne suis pas du genre à ignorer une piste potentielle. Aussi, voici ce que je peux vous dire. » Une fois encore, elle s'interrompit et consulta les documents posés devant elle avant de poursuivre.

« Un certain Grem Tessanou présenté comme prêtre du temple de Sarenraë a acquis… des biens immobiliers dans le quartier du Centre, des biens sur lequel nous menons une enquête. Mais… visiblement, ce Grem Tessanou n'existe pas. » indiqua la Maréchale. « Comme vous le voyez, je doute que vous puissiez m'aider dans cette enquête ? »

Cressida Kroft prit quelques instants pour considérer les propos d'Arlandeth en silence. Finalement, elle opina du chef. « Hmm… oui, je suppose que si cet individu s'est fait passer pour un prêtre de Sarenraë, il y a peut-être des traces quelque part dans votre temple. Ou peut-être quelqu'un sait-il quelque chose. Ceci dit, je comprends qu'en ces temps difficiles, les prêtres de tous les temples ont autre chose à faire que de courir après un individu mystérieux. Mais… je serais reconnaissante de toute l'aide que vous pourrez m'apporter. Comme je vous le disais, cette affaire pourrait avoir des implications importantes. »

La Maréchale se leva, signalant que l'entre-vue était terminée. Elle ajouta « Et donc, vu l'importance de la chose, je vous saurai gré de me rapporter toute information que vous pourriez trouver. »

Elle hésita un moment puis précisa « Si vous ne parvenez pas à me contacter personnellement, alors je vous demanderais de donner ces informations au lieutenant Péverell, celui que j'ai envoyé vous chercher. C'est le responsable logistique de la Garde ; il se trouve généralement dans l'autre bâtiment, qui sert en quelque sorte d'entrepôt. Je… préférerais que vous ne donniez ces informations à personne d'autre. »

La Maréchale se dirigea vers la porte et l'ouvrit. Elle se retourna et ajouta encore « Et… il vaut peut-être mieux que vous restiez discret dans vos investigations. Il se peut que tout cela cache quelque chose de… plus profond, et de plus… noir. Dans tous les cas, il y a quelque chose de louche dans tout cela et, si nous avons affaire à des ennemis de Korvosa, je préférerais qu'ils ne sachent pas que nous sommes sur leur piste. »

La Maréchale se tut un moment puis émit un court rire. Elle souriait encore quand elle se retourna vers Arlandeth. « Tout cela doit vous sembler bien mystérieux et étrange… » Elle redevint sérieuse et ajouta« Croyez bien que je ne reste pas vague juste par plaisir. Je suis désolée de ne pas pouvoir vous en dire plus… mais sachez que je suis reconnaissante de votre proposition d'aide. » Et elle tendit la main au jeune prêtre.

La Maréchale sembla un peu inquiète lorsqu'Arlandeth mentionna le fait de mettre ses supérieurs dans la confidence. Elle fit la moue puis répondit « Je préférerais que le nombre de personnes au courant de cette enquête soit aussi restreint que possible. Enfin… je suppose que la nouvelle doit déjà circuler dans les couloirs de votre temple. »

Elle secoua la tête et indiquant « Nous aurions dû être plus prudents. » avant de relever le menton et d'expliquer « Visiblement, ce Grem Tessinou n'existe pas réellement et il s'agit d'un nom d'emprunt. Nos recherches ont sans doute déjà mis la puce à l'oreille de celui qui se cache derrière ce nom… et c'est ce que nous aurions voulu… non, dû… éviter. »

La Maréchale ajouta « Pour toutes ces raisons, je ne peux pas vous en dire plus au sujet de cette enquête, mais, une fois encore, je vous assure de toute ma gratitude si vous parvenez à nous apporter d'autres informations à ce sujet. »

Après avoir souhaité la bonne soirée et la bonne nuit au jeune prêtre, la Maréchale retourna dans son bureau… visiblement, sa journée n'était pas encore terminée.