Traduction du second chapitre : "Valas’s Gift" de la nouvelle "Certitudes" de Liane Merciel. Illustration de KyuShik Shin.

Un silence sinistre enveloppa les nouvelles recrues après cet accueil. Lorsqu'un autre soldat arriva pour les emmener vers l'armurerie, ils le suivirent sans dire un mot, la tête baissée vers le sol à la manière d'hommes condamnés s'avançant vers l'échafaud.

Je me levai pour les accompagner, mais le soldat balafré me fit signe de me rasseoir. Une fois les autres partis, après que les bannières accrochées aux murs agitées par leur passage se soient immobilisées, il se pencha en arrière et m'observa. "Sais-tu pourquoi ils m'ont choisi pour accueillir les nouveaux ?"

"Je suppose que c'est parce que vous pouvez lire mais plus combattre," dis-je en montrant du regard la manche vide qui était attachée au-dessus de son épaule.

Le soldat hocha la tête ; il ne semblait pas offensé par ma franchise. "C'est une partie de la réponse. L'autre partie, c'est ma belle gueule." Il traça avec son pouce une ligne le long de sa joue détruit, suivant la chair rongée par l'acide qui pendait lâchement. Son orbite vide était tourné vers moi, une fosse humide et rougeâtre. "Ça les choque. Ça les terrifie. Et c'est bien. Ils ont besoin de savoir ce qui arrivera s'ils se relâchent ou s'ils baissent leur garde."

"De temps en temps, cependant… de temps en temps, il y en a un que ça ne fait même pas sourciller, un qui a déjà vu pire. Qui a déjà fait pire, peut-être." Il tourna son bon œil vers moi à nouveau. "Comme toi. Qui étais-tu avant ?"

"Personne," répondis-je. Ma gorge se noua.

Il renifla. "J'ai perdu un œil et un bras, mais pas mon cerveau. Tu ne veux pas me le dire ? D'accord. Mais le commandement, tu connais, n'importe quel idiot pourrait le voir. Cette bande d'exclus dépenaillés que tu as amené avec toi t'appartenait déjà avant que tu ne connaisses la moitié de leurs noms. Les hommes ont envie de te suivre. C'est bien. Utilise ça à bon escient."

Ça, je pouvais le supporter. Je n'étais pas venu pour être interrogé ; j'étais venu pour servir. "Qu'est-ce que tu veux que je fasse ?"

"Tu amèneras une compagnie en haut du Don de Valas demain. Je te donnerai quelques nouvelles recrues, mais la plupart seront des Mendéviens. Ils connaissent bien la région."

"Ils me suivront ?"

Les balafres du soldat s'agitèrent alors qu'il tentait de lever un sourcil qui avait disparu depuis longtemps. L'autre moitié de son visage resta immobile, un masque de chair morte. "Ils ont l'habitude de suivre de nouvelles têtes. Les changements rapides dans la hiérarchie ne sont pas vraiment inhabituels, ici, dans la Plaie du Monde."

"D'accord. Qu'est-ce qu'il y a au Don de Valas ?"

"C'est à toi de le découvrir. Nous n'en savons rien. La pierre de garde la plus proche du village a été endommagée selon nos devins, mais nous ne savons pas exactement comment. C'est déjà un mauvais signe que la corruption de la Plaie du Monde interfère avec leurs sorts cependant, et ça veut dire que c'est suffisamment important pour que nous y envoyions un groupe d'éclaireurs."

Je souris amèrement. C'était exactement comme toutes les missions qu'on m'avait données au Chéliax : des troupes sur lesquelles on ne pouvait pas compter, bien peu d'information, et des officiers commandants qui ne doutaient pas du fait que j'allais résoudre le problème… ou mourir en tentant de le faire.

À l'exception qu'Iomédae n'était plus à mes côtés, et cela changeait tout.

"Et toi, qui es-tu ?" demandai-je à l'homme balafré pour me forcer à penser à autre chose qu'à l'échec. "Tu n'es pas un simple soldat non plus. Tu donnes des ordres bien trop facilement."

"Nous sommes tous des soldats ici," dit-il. "Mais, en l'occurrence, mon nom est Colum Norsellen. Premier adjudant du général Dyre. Et maintenant, il se fait tard et, en tant qu'étranger, tu n'as aucune envie de te retrouver perdu dans Kénabres après la tombée du soleil. Il vaut mieux que tu rejoignes les autres. À moins que, bien sûr, tu n'aies envie de m'en dire plus au sujet de ce bouclier ailé que tu portes."

"Non," dis-je.

~ ~ ~ ~ ~


Nous étions dix à aller au Don de Valas : six Mendéviens, la femme kellide de la nuit précédente, Jélani, Persil et moi-même. Cela m'avait surpris que Colum assigne Persil dans le groupe d'éclaireurs, vu que le jeune homme savait à peine comment monter une tente, mais l'adjudant insista qu'il ne s'agissait pas d'une erreur.

"Il apprendra sur le tas," dit Colum. "Votre mission est d'observer, pas de combattre. Tu t'occuperas de le protéger."

Je pensais qu'il y avait plus de chance que le garçon ne soit un poids mort, ou tout simplement mort, mais il y avait dans ses yeux une telle étincelle à l'idée de partir à l'aventure que je n'ai pas eu le cœur de donner mon avis tout haut.

Nous voyageâmes à pieds ; le climat était trop rude pour les chevaux, et Kénabres n'avait aucune monture à nous donner. Notre seul animal de trait était la mule aux poils bruns et hirsutes qui transportait nos provisions. Nous récitâmes une dernière prière avec le prêtre rencontré la veille près du mur, nous prêtâmes le serment des croisés et acceptâmes la bénédiction d'Iomédae qu'il nous donna de ses mains tremblantes. Puis les portes se refermèrent.

Ce matin-là était magnifique. Il n'y avait pas de neige dans l'air, seulement la clarté brillante d'un hiver naissant. Le soleil déversait des éclats dorés sur les pierres de garde et éclairait le ciel empoisonné de telle sorte que, pendant un instant, j'aurais pratiquement pu croire que les nuages rouges avaient été tachés par le lever du soleil.

Mais au fil de la journée, les promesses illusoires du petit matin se fondirent dans la sinistre tempête qui bouillonnait au-dessus de la Plaie du Monde. Et ce changement faisait paraître la situation encore plus cruelle. Après cela, je détournai les yeux du ciel et ne regardai plus que la route.

Trois jours plus tard, nous atteignîmes Don de Valas. Des champs de chaume recouverts de givre s'étendaient tout autour de ses murs, promettant une récolte bien plus riche que ce que je m'étais attendu à trouver dans cette région glaciale. Je vis même de petits vergers ; le vent avait fait pencher les arbres et leurs branches étaient nues à l'arrivée de l'hiver, mais il s'agissait bien de vergers.

Un des Mendéviens, un jeune prêtre enjoué appelé Adrun, surprit mon émerveillement et se mit à rire. "C'est un sol béni."

"Quoi ?"

Il désigna les terres d'un geste de sa main emmitouflée. "C'est le don de Valas qui permet à ces cultures de pousser ici. Ça m'étonne que vous ne connaissiez pas l'histoire. Avec ce bouclier, j'aurais pensé que vous étiez un paladin."

"Je ne suis pas un paladin." Je ressentis une amertume bien plus profonde que celle qui transparaissait dans mon ton.

"Je suppose que ce n'est pas surprenant. Nous sommes terriblement en manque de sainteté ici. Valas avait été fait avec un moule qu'on n'utilise plus aujourd'hui ; c'était peut-être l'un des derniers de son genre. Il a combattu lors de la Seconde Croisade ; c'était un des héros qui ont repoussé les démons de la Plaie du Monde suffisamment longtemps pour permettre aux lanceurs de sorts de construire les pierres de garde qui nous protègent aujourd'hui. Ils se sont acharnés sur lui avec une grande violence, mais Valas ne tomba pas avant que les pierres de garde ne soient en sécurité. C'est seulement alors qu'il s'est mis à mourir. Son écuyer l'a ramené jusqu'à ce petit village, où une bonne âme lui a donné de l'eau pour le réconforter dans les derniers moments de sa vie. Reconnaissant, Valas a béni la source du village avec son dernier souffle."

"Cette source donne de l'eau aussi rouge que du sang maintenant. Ça a l'air effrayant, mais ça permet au village de survivre. Les champs arrosés avec cette eau sont plus fertiles que ce qu'ils devraient être normalement. Les blessures nettoyées par elle ne s'infectent pas. L'eau perd sa magie si on tente de l'emporter mais, malgré cela, elle est très précieuse. Don de Valas contribue à assurer la présence de pain sur toutes les tables à Kénabres."

Je hochai la tête, fronçant les yeux pour apercevoir le village malgré la luminosité du crépuscule.

Don de Valas semblait étrangement renfoncé derrière ses murs de pierres empilées. Je compris pourquoi lorsque nous nous en rapprochâmes. La plupart de ses maisons et de ses greniers aux toits de chaume s'enfonçaient dans la terre : les bâtiments étaient partiellement enterrés pour conserver la chaleur et échapper aux vents. Un nuage de fumée de pois stagnait dans les tranchées qui les séparaient, se mêlant avec le même encens blanc qui coulait des murs de Kénabres.

Des brebis se promenaient entre les bâtiments, grignotant les herbes desséchées accrochées aux toits. Des enclos aux clôtures faites de lattes renfermaient des porcs laineux aux visages noirs deux fois plus gros que tous ceux que j'avais vu avant. Nous ne vîmes personne cependant avant d'arriver quasiment aux portes. C'est alors qu'un homme seul se précipita hors du village pour nous accueillir, sa respiration matérialisant des nuages blancs autour de son crâne rasé.

Ce n'était pas un personnage impressionnant, malgré le symbole en bois d'Iomédae qui rebondissait sur sa poitrine. Il avait des yeux bulbeux et un nez et une bouche incurvés vers le bas, ce qui accentuait encore plus la petitesse de son menton. Il portait une tonsure d'ascète mais il n'en avait pas pris grand soin : on pouvait voir des cheveux qui avaient commencé à repousser sur son scalp. Il nous regarda, l'air étonné. Il ressemblait à un crapaud surpris et hésitant.

Il me donnait l'impression d'être inoffensif, peut-être un peu cinglé. Mais mes compagnons ne partageaient pas mon opinion. Les Mendéviens firent un pas en arrière, comme s'ils étaient face à un cobra prêt à cracher ; la femme kellide se mit à grogner.

"Qu'est-ce qui ne va pas ?" demandai-je à Adrun.

"Il est avec Hulrun," répondit-il à voix basse. "Regarde son symbole."

C'était l'épée radieuse d'Iomédae… mais elle était différente du symbole que j'avais porté en tant que son champion. Des flammes peintes semblaient lécher la pointe de la lame, un peu à la manière d'un brasier récemment allumé autour d'un pieu.

La chasuble du prêtre du village sortait également de l'ordinaire. Au lieu du bord doré que la plupart des fidèles d'Iomédae portaient, la sienne était décorée d'orange vif.

C'est un Brûleur, pensai-je. J'étais si surpris que j'avais failli le dire tout haut. J'avais bien sûr entendu parler des Brûleurs ; tous les Iomédéens en avaient entendu parler, généralement sur un ton de ferme désapprobation, mais je n'aurais jamais pensé en croiser un, même si je savais pertinemment bien que Kénabres était le centre de leurs croyances hérétiques.

Les Brûleurs sont des hérétiques, mais leurs croyances sont bien sûr fort populaires dans un pays en guerre avec l'Abysse elle-même.


Les Brûleurs, qui suivaient les enseignements du Haut-Prélat Hulrun, s'étaient donné pour mission d'annihiler toute trace de corruption démoniaque le plus souvent en brûlant l'accusé. (Si la victime s'avérait être un démon, ce qui sautait alors aux yeux vu leur résistance aux flammes, d'autres méthodes étaient alors employées.) À certains moments, j'enviais leurs certitudes, tout en me demandant si un tel fanatisme pouvait vraiment servir les principes d'Iomédae. Selon la rumeur, ils n'étaient pas très scrupuleux lorsqu'il s'agissait de vérifier les accusations de vénération des diables, et ils n'hésitaient pas à utiliser la torture pour arracher les vérités qu'ils voulaient entendre des bouches des condamnés.

Il s'appelaient eux-même des Inquisiteurs. Tous les autres les connaissaient sous le nom des Brûleurs. Au Chéliax, on les considérait comme des hérétiques, comme une disgrâce devant le nom de l'Héritière. Ici cependant, ils possédaient un pouvoir considérable. C'était à cause des Brûleurs que Kénabres n'avait pas de chats et que la ville était remplie de pièges à rats. Les gens ne mourraient pas de faim comme je l'avais tout d'abord pensé. Les Brûleurs avaient prétendu que les démons allaient les espionner à travers les yeux de familiers et avaient exterminé tous les animaux qu'ils avaient pu attraper.

À la moindre provocation, ils pouvaient également tuer des gens tout aussi facilement.

"Qu'est-ce… qui êtes vous ?" Le prêtre nous observa un à un en frottant son symbole sacré. "Qu'est-ce qui vous amène ici ?"

"Mon nom est Éderras," dis-je. "Je viens sur ordre du général Dyre pour examiner votre pierre de garde. Nous avons entendu dire qu'elle pourrait avoir quelques problèmes de fonctionnement."

Le prêtre hocha la tête vigoureusement. "C'est le cas. Le chaos de la Plaie du Monde s'est frayé un passage jusqu'au Don de Valas. Bon nombre de nos gens ont déjà succombé aux mensonges des démons. Ils doivent être purifiés par la flamme."

"Évidemment," marmonna Jélani. "Ca se termine toujours par le feu, non ?" Heureusement, le prêtre ne l'entendit pas.

"C'est moi qui les jugerai, pas vous," dis-je en me faisant aussi imposant que mon héritage chélaxien le permettait. Si j'avais encore été dans les bonnes grâces d'Iomédae, j'aurai eu toute autorité sur ce prêtre de village. Dans le cas présent, je n'avais aucun pouvoir sur lui. Je ne savais pas si le général Dyre avait autorité sur Hulrun non plus. Si ce n'était pas le cas, je n'avais aucun droit d'interférer dans la justice du Brûleur.

Mais le bluff, et les neuf soldats armés qui se tenaient derrière moi, semblèrent faire leur effet. Le prêtre recula d'un pas tout en agrippant son symbole. "Bien sûr, mon seigneur. Je ne me mettrais jamais en travers de la loi. Jamais. Mais, vous voyez, ils sont corrompus. Ils se sont fourvoyés avec des démons et ils ont abandonné leurs âmes. Il n'y a aucun doute quant à ce qui doit être fait avec eux. Ils doivent aller au bûcher."