Traduction du premier chapitre : "The Roses of Dabril" de la nouvelle "Le secret de la Rose et du Gant" de Kevin Andrew Murphy. Illustration de KyuShik Shin

Introduction par James Sutter. Pour cette histoire, nous traversons le lac d'Encarthan jusqu'à Dabril au Galt, une petite ville surtout connue pour ses parfums fins et ses gants, ainsi que pour l'habitude d'envoyer les gens à la guillotine à la moindre provocation (mais bon, quelle ville galtienne ne le fait pas ?). C'est dans ce cadre pour le moins peu accueillant qu'un jeune alchimiste revient chez lui après avoir passé plusieurs années dans la milice. Il est physiquement brisé par les ravages de la guerre et guette tout élément familier qui pourrait lui permettre de commencer une nouvelle vie. Mais il trouve plus que ce à quoi il s'attendait, car dans les ruines du noble manoir de Dabril attendent des secrets alchimiques dépassant l'imagination d'un simple grenadier.

C'était le printemps, tout comme le jour où il était parti. La saison du dragon vert, le lézard volant qui incarne l'humeur sanguine et dirige une joyeuse procession de créatures féeriques garnies de fleurs. Des hyacinthes et des narcisses parsemaient les prairies là où ils passaient. Le doux parfum des fleurs remplissait l'air frais. Puis une brise se leva en provenance de la rivière, amenant avec elle une flagrance indescriptible à laquelle Norret Gantier s'était habitué pendant son enfance et dont il n'avait plus senti que des traces depuis lors, sur de vieilles bouteilles parfumantes et dans des boudoirs moisissant datant d'avant la Révolution Rouge : le magnifique bouquet des champs de roses de Dabril.

Il prit un moment pour bien l'inhaler, fermant les deux yeux malgré le fait que seul son œil droit fonctionnait encore, le gauche étant abrité derrière un cache. Les guerres lui avait coûté une oreille, un bras et une jambe. D'une certaine manière, ils étaient encore là, et lui aussi, un mélange de douleur et d'apathie, le résultat d'une grenade à concussion. Une grenade à lui ? À quelqu'un d'autre ? Cela avait-il de l'importance ? Non. En fin de compte, tout ce qui comptait, c'est qu'un alchimiste à moitié aveugle et à moitié handicapé aurait tout aussi bien pu être mort. Dès lors, pour faire économiser aux Grenadiers Rouges du Galt le coût d'un enterrement et d'une bourse de deuil, on a jugé qu'il était moins coûteux de simplement le renvoyer chez lui avec quelques bibelots en étain, des bouts de ruban et un joli morceau de papier.

Il avait dû payer la canne lui-même.

La route descendait vers le village en serpentant après le coude dans la rivière. De l'autre côté de l'eau, à l'ouest, s'étendait le Kyonin, ses prairies illuminées par des lys étoilés, alors que les marais et les tourbière des nombreux confluents du fleuve Sellen, au nord, appartenaient aux Royaumes fluviaux.

Chaque soldat abandonne une partie de lui-même sur le champ de bataille. Parfois même plusieurs parties.

Norret descendit le sentier poussiéreux en claudiquant. Il passa près d'anciennes rangées de roses qui portaient encore le nom des femmes nobles et des beautés des âges anciens : Dame Gémerel, une belle rose rose, simple mais douce, autrefois très appréciée à la cour ; Vicomtesse Vavarin, une tentatrice damassée couleur rubis avec un musque à faire tourner la tête ; et Duchesse Dévore, une rose d'apothicaire qui ne prêtait pas mine mais très puissante et subtile, qu'il avait sentie avant de l'apercevoir. Ses pétales blancs comme l'arsenic arboraient une légère coloration rosâtre comme une touche de rouge à lèvres sur les joues d'une noble et conduisaient vers une goutte de sang en son centre, semblable à la moue bien connue des lèvres rouges d'Anaïs Dévore. Les récits racontaient à son sujet qu'elle les tamponnaient de toutes sortes de choses comme des philtres d'amour ou de l'eau mortel mais, comme toutes les choses datant d'avant la Révolution, Norret était certain que ces légendes étaient à moitié fabriquées et que l'autre moitié n'était que de doux rêves. Elle aurait empoisonné son époux âgé, le duc Arjan dont la cruauté était légendaire et qui avait épuisé les stocks de Dabril jusqu'à la pénurie pour redécorer sa demeure familiale selon les goûts extravagants de son épouse ? Elle aurait conspiré pour devenir la maîtresse royale ? Elle aurait séduit l'ambassadeur chélaxien, lui aurait fait un enfant puis se serait débarrassée de l'abomination diabolique en avortant grâce à un mélange de menthe royale et de buglosse ?

C'était certainement possible. Chaque alchimiste avait un point de départ ou "matière première" préféré utilisé dans ses formules. Certains, plus spécialement les nains comme le Maître des Poudres Davin, préféraient les composés minéraux comme l'arsenic et l'antimoine. Les autres utilisaient plutôt des solutions animales ; il pouvait s'agir de choses aussi communes que du sang coronaire de biche ou aussi rares que des dents de loups des glaces. D'autres encore, comme le citoyen Cédrine, anciennement confiseur auprès d'un seigneur disparu, préféraient les matières végétales et pouvaient, en un moment, concocter un confit anisé pour soigner les blessures d'un soldat puis, l'instant d'après, utiliser une pastille de violette pour faire exploser la tête d'un ennemi. Si Anaïs Dévore avait utilisé des herbes dans ses tentatives alchimiques, elle aurait été loin d'être la première.

Les poisons n'étaient pas le point fort de Norret, et encore moins les substances sélectives qui pouvaient tuer une créature sans en affecter une autre mais, comme la tanaisie et le ruta, la menthe royale et le buglosse étaient des abortifs classiques qui auraient pu être catalysés grâce à l'alchimie, "l'art des rois"… ?

Norret se mordit la langue mentalement. Au Galt, ce genre de pensées pouvaient vous faire tuer. L'alchimie restait bien acceptée après la Révolution, ses bombes ayant joué un rôle assez important, mais seulement sous le nom d'art du philosophe. L'eau royale, l'acide qui dissolvait l'or, était désormais désignée par l'euphémisme "le sang du lion vert", et même l'appellation "menthe royale" était trop monarchiste. Ceux qui en parlaient préféraient employer le nom de "menthe à puces" par prudence.

Il ne convenait pas non plus de rappeler aux gens que le summum de la quête des alchimiste, le grand œuvre, permettait au poursuivant d'atteindre la perfection et d'ainsi engendrer de nombreuses merveilles comme la pierre philosophale, un artéfact qui pouvait transmuter des métaux basiques en or ou ressusciter les morts. Avec les soi-disant "Princes revenants" dans les Royaumes fluviaux actuellement occupés à ressusciter tous les corps nobles qui pourraient contribuer à leur plan délirant de reprendre leurs anciens territoire galtiens, un tel artéfact était la dernière chose que le Conseil révolutionnaire du Galt voulait voir créer.

Mais, pour les roses, conserver les anciens noms n'était pas aussi séditieux qu'il pouvait le paraître : comme les beautés dont elles tiraient leur nom, les roses de Dabril avaient toutes perdu leur tête. Couic, Dame Gémerel ! Couic, vicomtesse Vavarin ! Tombez donc dans ce panier.

Bien sûr, la métaphore ne convenait plus dans le cas de la duchesse Dévore. Contrairement à la fleur qui portait son nom, l'astucieuse duchesse était parvenue à échapper aux Jardiniers Gris et à leurs Lames Finales.

Madame Dévore, anciennement duchesse, était encore une personne intéressante il y avait 40 ans de cela. Norret secoua la tête. C'était deux fois plus que le temps qu'il avait vécu lui-même, et les pamphlets utilisaient encore une gravure qui datait déjà de 10 ans lorsque la Révolution Rouge a commencé. À moins qu'Anaïs Dévore, née Anaïs Péperelle, n'ait atteint le sommet de la montagne métaphorique des alchimistes et choisi de goûter à l'élixir de jeunesse éternelle, il y avait peu de chance qu'elle ressemble à la timide coquette qu'on pouvait voir sur les affiches qui la présentaient comme personne recherchée. Norret avait autre chose à faire avec sa vie brisée que d'accuser au hasard des dames d'être l'ancienne duchesse de Dabril.

Des drapeaux en lambeaux pendaient au-dessus des portes de la ville : du bleu pour la fidélité, du blanc pour la vertu, du rouge pour le sang des patriotes (et de tous les autres, d'ailleurs). Sous le bleu poussiéreux, le gris sale et le rose fade se trouvait une autre rose, celle-ci en bas-relief, tenue par un gant de pierre, mélangeant les symboles de la guide des parfumeurs et de la guilde des gantiers, qui formaient ensemble les armoiries de Dabril.

Lorsque la Révolution s'est abattue, un malheureux dilemme s'est présenté : le Conseil Révolutionnaire exigeait que toutes les bannières nobles et les images similaires soient détruites, alors que Shélyn, la déesse de la beauté et divinité patronne de Dabril, interdisait la destruction de toute chose belle (à moins qu'elle ne soit remplacée par une beauté supérieure). C'est ainsi que la couronne qui avait autrefois orné le bouclier de la ville avait été effacée et remplacée par une coiffe de la liberté qui, selon l'avis de tous, était bien plus belle. Du moins, publiquement. En privé, Norret pensait que le trou informe ressemblait à une vilaine blessure.

Il ajusta son propre couvre-chef, qui était du même style que ceux que les étranges gnomes des forêts coloraient parfois avec le sang de leurs victimes. Norret avait obtenu le rouge parfait en mélangeant du souffre et du mercure, créant ainsi du vermillon (qu'on appelait aussi cinnabar), une formule enseignée par le Maître des Poudres Davin. La réponse à la question séditieuse concernant la raison pour laquelle la Révolution avait adopté un style de chapeau aussi populaire au sein des fées sanguinaires et accrocs aux champignons lui était venue avec l'expérience : si vous avez l'intention de lancer des bombes, il était préférable de porter un chapeau haut avec une pointe incurvée et sans bord.

Les tricornes, par contre, étaient des chapeaux conçus parfaitement pour recueillir les bombes.

Norret était la victime d'un uniforme mal conçu. Il claudiquait douloureusement sur sa canne. C'était comme ça. Tout le monde était la victime de quelque chose, et l'idiot qui pensait donner aux grenadiers de beaux chapeaux tout neufs avait depuis lors rencontré Madame Margaery, la Lame Finale d'Isarn.

Norret avait quitté Dabril lorsqu'il avait 13 ans. Il avait été recruté et ses parents n'avaient pas objecté, de peur de paraître anti-patriotique. Il n'avait laissé derrière lui aucune fiancée qu'il aurait pu transformer en veuve et, s'il avait peut-être laissé des orphelins derrière lui, ce n'avait pas été avant de passer par une ferme à l'ouest d'Edme deux ou trois ans plus tard. Mais Dabril avait encore ses roses, et rien ne pouvait surpasser leur parfum, à l'exception peut-être du parfum d'une femme lorsqu'il enfouissait son nez dans son cou le matin après avoir fait l'amour et qu'ils étaient tous deux bien contents d'être encore en vie.

Il s'écoulerait peut-être pas mal de temps avant qu'il ne puisse apprécier ce plaisir à nouveau.

Les grisettes et les prostituées étaient toujours prêtes à accepter, bien sûr, mais pas pour les quelques sous qu'il lui restait. Et puis celles de Dabril avaient l'air encore plus vieilles et hagardes que dans ses souvenirs. Enfin, à l'exception d'une d'entre elles qu'il avait toujours considérée comme vieille et hagard. "Rhodel, c'est bien ça ?"

La femme regarda puis, après un moment, s'exclama "Le jeune Norret, j't'ai à peine reconnu ! Tu causes comme un citoyen d'Isarn. T'as perdu ton accent de Dabril !"

"Ainsi que deux ou trois autres choses," admit-il ironiquement tout en portant sa main gantée sur son cache d'œil.

"Eh, le temps n'est tendre avec aucun d'nous." Elle lui sourit, dévoilant les restes de trois dents juste en-dessous d'une plaie qui n'avait pas été soignée. Autrefois, les vaines femmes nobles et les hommes précieux auraient recouvert ce genre d'imperfections avec des morceaux de taffetas noirs soigneusement découpés mais, depuis la Révolution, ce genre de marques de beauté étaient considérées comme anti-patriotique à Dabril, et les bardes exaltait désormais les beautés galtiennes fraîches et sans maquillage, comme Rhodel. Enfin, en théorie.

Au moins, les caches étaient encore admis pour les yeux des soldats.

La vieille prostituée fit battre ses sourcils comme des papillons déchirés. "J'ai toujours su que tu deviendrais plus grand que ton p'pa." Ses lèvres couvertes de croutes remontèrent sur ses chicots puis elle détourna le regard.

Norret reconnut l'expression. "Quand ?"

"Ca a fait 5 ans l'automne dernier," dit-elle doucement. "Envoyé à Woodsedge pour y rencontrer Jaine."

Elle omit le surnom "la Sanglante" qui caractérise généralement la guillotine qui attendait encore Darl Jubannich, l'ancien poète de la révolution. "Il vaut mieux que je n'en sache pas plus." Norret soupira. "Ma mère ?"

"Elle a marié le boulanger Gentz." La vieille catin le regarda d'un œil attentif. "Je sais qu'j'suis pas ce qu'tu r'cherches aujourd'hui mais t'étais un beau gosse et t'es encore à moitié bel homme, puis l'plaisir, c'est l'plaisir…"

"Je n'ai plus qu'une pièce de cuivre."

"Je suis une patriote." Elle afficha un large sourire aux dents pourries. "Les soldats ont un tour gratuit. Ca a toujours été comme ça."

"Je ne suis plus un soldat."

"Hé, c'est moi qui fixe les règles. Ca vaut pour les vétérans aussi, encore plus pour ceux qui sont honnêtes. Mon lit est ouvert pour quand tu veux. En souv'nir du bon vieux temps."

C'était une preuve de gentillesse, et une autre encore de ne pas insister. Elle posa gentiment une main sur son bras. "Laisse moi t'conduire à ta mère…"

Norret eut du mal à reconnaître la femme qui ouvrit la porte. Elle était plus petite que dans ses souvenirs, et plus grosse, puis elle tenait un bébé agité dans un bras et un autre enfant se tapissait derrière ses robes. Norret se serait agenouillé s'il en avait encore été capable, si ses jambes et la canne le lui avaient permis, mais il regarda le visage de sa mère pour voir si elle le reconnaîtrait. Elle le fit, mais ce qu'il vit encore plus clairement, c'était qu'elle se rendait compte qu'il n'était pas la bourse de deuil dont sa nouvelle famille avait bien besoin.

Norret ne se souvenait quasiment pas de la grenade qui avait explosé et l'avait privé de la moitié de son ouïe, la moitié de sa vue, et qui avait rendu inutilisable une partie de son corps. Par la suite, il ne se souviendrait pas la totalité de la conversation avec sa mère non plus, mais il saurait qu'elle lui avait coûté la moitié de son cœur. Il se souvint de quelques éléments, des fragments bruts. Son jeune frère, Olin, mort. Une fièvre six étés plus tôt. Son unique sœur, Kerril ? Mariée à un brûleur de charbon quelque part. Trois ans sans qu'on la voie.

Quand il évoqua Céron, son frère aîné, sa mère prononça une unique syllabe : "Jaine." Puis elle referma la porte.

Norret ne connut jamais le nom de ses demi-frères et sœurs, ni même leur nombre.

Il parvint à trouver le chemin du cimetière du village. Le fossoyeur finit par décider que Norret n'était pas une goule au pas traînant ni un autre type de mort-vivant errant ébloui par le soleil de midi et prit pitié de lui.

La pancarte qui marquait la tombe s'était renversée, sa base dévorée par les vers, mais une fois remise d'aplomb, le nom était encore lisible : Orlin Gantier. Des égratignures grossières s'entrecroisaient tout autour ; elles étaient censées représenter les pétales de Shélyn, la Rose Éternelle, gardienne des innocents.

Norret ne pouvait pas pleurer Céron ni son père. Leurs corps avaient été réduits en cendres et dispersés aux quatre vents, leurs âmes étaient piégées dans l'acier sanglant de Jaine, mais au moins l'âme d'Orlin était libre et son corps, ici. La tombe d'un enfant était une chose à laquelle même le plus pauvre des nécromants ne s'intéresserait pas. C'était donc un fiélon de bas étage qui s'était occupé de sa dégradation : la négligence.

Norret s'occupa de la tombe du mieux qu'il put. Il coupa l'herbe avec le couteau qui pendait à sa ceinture, puis se releva en s'aidant de sa canne. Il rassembla des roses sauvages de Shélyn prélevées sur la barrière du cimetière puis en fit une guirlande. Les épines piquèrent ses doigts mais, au moins, sa main gauche ne pouvait pas ressentir la douleur. Il récita les quelques prières qu'il connaissait puis arrosa la tombe de ses larmes.

La nuit était pratiquement tombée quand le fossoyeur vint le chercher et lui proposa de le conduire à l'Hôtel de la Liberté, l'endroit que le conseil du village avait réservé pour les sans-abris et les voyageurs. Norret avait dormi sur les bords des routes et dans les tranchées des champs de bataille ; il aurait pu dormir à côté de la tombe de son frère mais on ne remettait pas les décrets des autorités en question au Galt, si on tenait à la vie.

Malgré cela, lorsqu'il aperçut le bâtiment, il ne peut pas retenir un rire sombre. Cayden Cailéan, le dieu des accidents et de la bière, avait joué un beau tour. L'hôtel n'était nul autre que le château de l'ancienne duchesse.

Norret se retourna et demanda à brûle-pourpoint, "Il est toujours hanté ?"

Le visage pâle du fossoyeur indiqua à Norret que oui, en effet, il l'était encore, mais il s'agissait d'un homme qui gagnait sa vie en enterrant les morts. "Je vous accompagnerai jusqu'à l'entrée."

Le porche d'entrée, là où les nobles descendaient autrefois de véhicule, était plongé dans l'obscurité à l'exception de la statue représentant les anciennes armoiries ducales que la lueur de lune éclairait. Sa réflexion inversée vacillait dans l'étang du château. Melzec, le joueur de fifre et de tambourin de l'ancienne compagnie de Norret, lui avait appris qu'en héraldique, la description correcte des armoiries du duc de Dabril décédé était sinople, une cockatrice en majesté regardant or issant une fontaine et transpercé par une licorne furieuse argent. Ou, de manière plus prosaïque : un champ vert avec une cockatrice dorée et couronnée s'envolant hors d'un étang et se faisant embrocher dans le dos par une licorne blanche en colère.

Bien sûr, la cockatrice n'était pas en véritable or mais plutôt en bronze doré par un procédé alchimique. On la surnommait Coco et elle avait été enlevée il y a bien longtemps, ainsi que la corne d'acier recouverte d'argent, pour servir de mascotte à la taverne de Dabril, où on l'avait appelée à divers moments le Chantecler transpercé, l'oie malmenée ou encore le poulet embroché. La corne de la licorne, dont le nom exacte est l'alicorne, une substance extrêmement utile pour soigner les blessures physiques, avait été polie avec amour, tout comme les ailes de chauves-souris et la queue de serpent dorée de Coco. Cela se faisait généralement en chantant "L'histoire du coquelet", une chanson paillarde de Dabril que Norret avait apprise quand il était gamin et qui racontait une histoire de plus en plus incroyable. Il l'avait enseignée à tous ses compagnons soldats. La chanson racontait que le père de Coco était un coquelet qui, après une nuit de débauche avec un paon travesti (qui devait être la Mère des Bêtes déguisées), avait pondu un œuf qu'il avait caché dans un tas de fumier. C'est là qu'il avait été adopté par la dame-grenouille Crapaudine, qui se prenait pour une reine car elle était couronnée d'une tiare de diamant, une véritable gemme magique qu'on appelait communément pierre à grenouille, ou encore mithridate. Le rejeton monstrueux de la reine grenouille vint à éclore peut de temps après cela ; il portait lui aussi une couronne (mais, à moins que les chanteurs ne soient extrêmement saouls, elle était remplacée par une "coiffe de la liberté", ce qui n'avait aucun sens et ne rimait même pas). C'est ainsi que, lors de chaque célébration du jour de tous les rois, on organisait un concours entre les femmes du village pour célébrer la glorieuse indépendance du Galt en cousant une nouvelle coiffe pour recouvrir la couronne portée par l'effigie de Coco.

D'après la chanson, après avoir embrassé sa mère pour lui dire au revoir et l'avoir ainsi transformée en pierre, Coco s'était envolé pour trouver une fiancée. Au lieu de cela, il était tombé sur Patapouf, une licorne maladroite à la recherche d'un vierge au cœur pur sur les genoux de laquelle elle pourrait poser sa corne qui, plutôt que de mener à bien sa quête, planta sa corne dans Coco. Après un verset parlant de l'alicorne elle-même et de la manière dont elle a jailli d'un autre joyau merveilleux, le légendaire carbuncle (pas l'énigmatique lézard qui porte un rubis dans son front comme les légendaires houris du Katapesh mais une petite pierre polie rouge sang qu'on trouve sur le front des licornes, un peu comme une jeune pousse de bois de cerfs), le tas de fumier de Crapaudine devient mystérieusement un puits. Patapouf, pétrifiée, y tombe alors, avec un Coco hurlant toujours enfiché sur sa corne. Et c'est comme cela qu'on explique pourquoi les eaux du village puent comme un œuf pourri tout en restant pure et bonne pour la santé grâce à l'alicorne.

De manière moins romancée, une source sulfureuse coulait sous le château et nourrissait les bains et les fontaines et, comme tous les alchimistes le savent, ce minerai possède des propriétés à la fois bienfaisantes et malfaisantes sans avoir besoin de monstres morts ou de joyaux perdus.

Privée de sa corne, la statue de Patapouf ressemblait à une cheval colérique de marbre blanc avec un petit bouc au menton mais, au lieu d'une gemme, le trou dans sa tête contenait une unique rose flétrie. Norret sourit ironiquement. Une superstition au village disait que, si une vierge au cœur pur traversait l'étang et remplaçait le carbuncle perdu par la licorne, celle-ci lui accorderait un souhait.

Norret soupira et secoua la tête. Il n'avait pas à se plaindre. Après tout, il avait survécu et avait pu revenir à Dabril pour revoir sa famille à nouveau. C'était mieux que ce qui était arrivé à certains de ces camarades.

Il salua la statue en touchant sa coiffe puis regarda le fossoyeur effrayé.

Les grandes portes de l'Hôtel de la Liberté n'étaient pas verrouillées ; elles s'ouvrirent facilement. À une autre époque, il y aurait eu de gros cierges en cire, voire des flambeaux enchantés avec des flammes sans chaleur, mais aujourd'hui, une seule et unique bougie éclairait le foyer, bien incapable de produire autre chose que des ombres et de la fumée graisseuse.

Ceci dit, même un alchimiste handicapé n'était pas dénué de ressources. Norret sortit une outre à tabac de sa bandoulière, enleva le petit bouchon et saupoudra une pincée d'une des formules du Maître des Poudres Davin sur la bougie engorgée de suif. L'odeur de souffre n'améliora pas celle de graisse de mouton rance mais le luminosité devint une bonne centaine de fois plus forte, la mèche brûlant avec la radiance brillante bleu-blanche d'une torche au magnésium.

Des miroirs craquelés et tachetés mais toujours capables de refléter la lumière, ainsi que des chandeliers pendant de travers et privés d'une bonne moitié de leurs cristaux, multiplièrent l'illumination et créèrent des arcs-en-ciel. L'humble bougie brillait plus fort que la lumière du jour et illuminait une fresque à taille réelle représentant une femme avec une tache noire en forme de croissant de lune près de son œil gauche et une autre en forme de soleil sur sa joue droite. Sa robe était enrubannée avec un millier de petites cocardes d'ivoire avec une unique bille de grenat placée au centre de chacune d'entre elles. Sur sa main gauche, elle portait un gant vert décoré attaché avec un cordon au niveau du poignet et rehaussé d'un diamant poli incrusté à l'arrière. Elle tenait dans ses doigts une unique rose blanche avec un cœur rouge entouré de rayons semblables à ceux du soleil. Autour de sa taille, elle portait une ceinture de métal à laquelle pendait tout l'arsenal des alchimistes : des fioles et des mélanges, des ampoules et des flasques, des boîtes à poudre et des boîtes à pâtes, un touchau, un monocle, un poinçon, une corne à poudre, un petit mortier avec un petit pilon, une cage à criquets, une paire de ciseaux dorés en forme de cigogne, et d'autres choses encore. Au sommet, sa coiffure complexe avait été recouverte par une coiffe de la liberté grossièrement dessinée et ridicule et son autre main, au lieu d'être tendue en un geste d'accueil, tenait désormais de manière bizarre la bannière de la Révolution.

Une personne prudente avec ses mots dirait peut-être qu'il s'agissait d'une image de la Liberté guidant son peuple, mais toute personne avec un minimum de connaissances historiques saurait qu'il s'agissait d'Anaïs Dévore, la duchesse veuve de Dabril, en pleine jeunesse. Il n'y avait aucun doute vu son visage poudré d'arsenic, ses lèvres peintes avec soin ou sa délicate moue.

Puis elles dirent :

Je n'ai cure de savoir qui devant moi vient se présenter. L'or de mon secret, lui, n'attend que mon héritier.

Norret aurait écouté plus attentivement si son choc et son étonnement n'avaient pas été interrompus par les cris du fossoyeur qui quitta le hall en courant comme si Urgathoa et ses sbires macabres étaient à sa poursuite.

Il se retourna juste à temps pour voir la bouche de la duchesse Dévore reprendre sa célèbre moue tout en lui lançant un regard aguichant comme s'ils partageaient un secret.