Un coup de feu dans le noir

Traduction du deuxième chapitre de la nouvelle "Les canons de l'Alkenastre" de Ed Greenwood. Illustration de Colby Stevenson.

La balle fit exploser les pierres à quelques centimètres de sa tête, projetant des éclats de pierre dans toutes les directions. Gelgur se lança au-dessus d'un tas de détritus, plongeant menton en premier vers les pavés nus et tendant ses bras et ses jambes pour s'aplatir autant que possible. Quand il arrêta de glisser, il se tint aussi immobile que possible.

Alors qu'il s'efforçait de respirer aussi silencieusement et calmement que possible, un second coup de feu toucha un objet de métal abandonné parmi les détritus tout proches. Puis un troisième coup de feu siffla tout le long de l'étroite allée pour aller s'écraser dans les rochers distants à son extrémité.

Quelqu'un avait entendu les ordres du Maître du Fer, c'était sûr.

Quelqu'un qui avait un pistolet et savait comment l'utiliser. Un bon compagnon ordinaire issu des Forges à canon, un parmi une centaine de "gueules rugissantes" ou pistolets à pierre à long baril quasi identique, les pistolets de combat les plus vieux et les plus lourds que presque tous les anciens d'Alkenastre avaient possédé ou possédaient encore. Et qui pouvait facilement atteindre un rat qui s'enfuit dans une allée si la vue était dégagée.

C'était loin d'être le cas ici cependant. La fumée continuait de s'enrouler dans les airs alors que la poussière et les particules plus petites et plus claires projetées par l'explosion redescendaient vers le sol. Personne n'aurait une vue dégagée ici. Pas dans l'immédiat en-tout-cas.

Gelgur se tint immobile, tentant de respirer aussi silencieusement que possible. Son menton était douloureux, ainsi qu'un de ses coudes, mais la douleur était une compagne depuis de nombreuses années, à cause de jambes cassées à plusieurs reprises et d'une épaule qui refusait de guérir autour de la grappe de trois balles qui y étaient encore enfoncées. Ces balles se trouvaient au cœur d'un labyrinthe de trous de balles qui avaient percé sa chair en produisant une agonie brûlante qui s'était soldée en un bras et une épaule quasiment déchiquetés.

Il avait dit la vérité à Kordroun : il était trop vieux pour faire ça.

Il avait quelques outils à sa disposition bien sûr. Le badge, deux petites flasques métalliques de vin glacé (le premier, une piètre cuvée au goût aigre et l'autre, le plus puissant alcool qu'il avait jamais goûté), et un couteau avec un pommeau en forme de crâne glissé dans un fourreau placé dans sa botte droite. Même avec tout cela, il était loin d'être prudent de se relever et de faire face (ou même de faire du bruit pour fuir, même à toute vitesse) un individu avec un pistolet de service et faisant feu dans une ruelle trop étroite pour rater sa cible.

Il n'était pas encore si tard pour que Gelgur ou le tireur n'ait l'idée d'attendre que les ténèbres (et les patrouilles de maréchaux-protecteurs) camouflent leurs faits et gestes. L'explosion allait attirer de l'attention ; on pouvait déjà entendre des cris distants. Quelle que soit l'identité de celui qui tentait de le tuer, il n'avait plus beaucoup de temps pour le descendre.

Cette fois-ci, du moins.

Une porte s'ouvrit bruyamment quelque part plus loin, et celui qui voulait la peau de Gelgur tira à nouveau. La balle vint fracasser la porte invisible et provoqua un cri de surprise et d'insulte.

Il observa à travers l'enchevêtrement brun rouille pour tenter d'apercevoir le tireur qui lui en voulait au sein de la fumée.

Il y avait quelqu'un dans l'étroite allée, quelqu'un qui se rapprochait de lui, ça, il pouvait le voir. Une forme droite, un homme ou une grande femme, dans la fumée et la poussière qui retombait.

Puis la fumée imprévisible se retira, juste pour un instant, et Gelgur se retrouva face à face avec une arme à feu dont la bourre était encore dans le baril. Au-dessus se trouvait un visage qu'il connaissait et dont le regard mauvais se promenait là où il était : le Haut Maréchal-Bouclier Ansel Kordroun. Il avait l'air tout à fait indemne, comme si l'explosion qui avait projeté la poussière qui n'avait pas encore fini de retomber ne s'était jamais produite.

Leurs yeux se croisèrent. Kordroun enleva la bourre et tourna le long canon de l'arme vers Gelgur… et la fumée reprit sa place entre eux comme un bouclier gris et aveuglant.

Gelgur se lança vers l'arrière et sur le côté sans se préoccuper du bruit qu'il faisait.

Le pistolet rugit.

Sa balle rebondit sur des plaques rouillées et vint siffler près de l'oreille de Gelgur. Kordroun commença à s'avancer plus près des détritus et Gelgur se mit à murmurer de terribles insultes aussi silencieusement qu'il le pouvait.

Quelqu'un tira dans sa direction depuis l'extrémité de l'allée par laquelle Gelgur était arrivé. Le tir toucha le mur de l'allée près de Kordroun, l'incitant à s'accroupit prestement.

"Gelgur ?" appela Kordroun. Sa voix semblait plus éloignée que ce qu'elle aurait dû être. "Êtes-vous… ?"

Gelgur resta silencieux, couché tout près des détritus puants. Il aurait tout donné pour avoir une arme.

Ou peut-être que non. Il n'avait jamais été un bon tireur.

Plutôt six ou sept grenades. Une pour la lancer vers le visage de Kordroun et la seconde à peu près trois pas plus loin, de sorte que si l'homme survivait à la première explosion et fuyait, il serait pris par la seconde. Oui.

Ca aurait été bien d'avoir des grenades à ce moment-là. Et alors, Bors Gelgur aurait pu oublier toute cette histoire d'enquêtes stupides et dépenser le contenu de sa nouvelle bourse bien lourde en vin glacé.

Il restait aussi le fait qu'il n'avait plus de maison, suite à une bombe lancée par quelqu'un qui était encore là et qui voulait le voir mort.

Le tireur le plus lointain recommença. Un autre tir toucha quelque chose de métallique et provoqua un soudain remue-ménage dans les détritus proches : quelqu'un — Kordroun, sans doute — venait de décider que l'allée n'était plus vraiment un bon endroit où se trouver et qu'il valait mieux déguerpir au plus vite.

Il ne croisa pas Gelgur, même si le remue-ménage s'était arrêté. Il avait dû escalader le mur de la ruelle ou ouvrir une porte.

Humm. L'escalade n'était pas vraiment le propre des Maréchaux-Protecteurs mais ouvrir les portes qui restaient fermées aux autres, par contre…

Au loin, devant ce qui avait été la seule et unique porte menant chez Gelgur il y a peu de temps encore, provint le son facilement reconnaissable d'un individu qui s'avançait prudemment dans les détritus de l'allée et qui se rapprochait.

Gelgur resta où il était, ne sachant pas quoi faire d'autre. Il était encore allongé sur le sol, imitant la mort ou l'inconscience, lorsque l'individu qu'il avait entendu sortit précautionneusement hors de la fumée qui se faisait de moins en moins épaisse avec une arme en main (un revolver de maréchal, un des nouveaux, une version plus petite) et s'approcha de lui.

"Gelgur ?"

C'était Kordroun — un Kordroun aux cheveux hirsutes avec le visage noirci par l'explosion et l'armure et les vêtements recouverts de suie et de la crasse d'une rue proche des Forges à canons. Plus d'apparence proprette, plus d'arme à long canon commune aux gens du peuple en main ou à sa ceinture, et son armure portant les traces d'un ou deux rebonds sur les pavés durs. Un Kordroun qui s'était trouvé au bord de l'explosion qui avait failli coûter la vie à Gelgur.

Il fronçait les sourcils, une expression d'inquiétude sur le visage, lorsqu'il se pencha et tendit une main…

Y avait-il deux Kordroun ? L'homme avait-il un double que Gelgur ne connaissait pas, ou était-ce quelqu'un d'autre qui se faisait passer pour lui ?

Celui-ci était bien Ansel Kordroun, oui. Il y avait même la légère odeur de transpiration. Si Gelgur n'avait pas vu le visage de l'homme qui lui avait tiré dessus…

Mais, si Kordroun voulait le voir mort, pourquoi ne déchargeait-il pas son revolver dans son visage maintenant ?

Pétoires et pétarades ! Ça aurait même été plus simple de juste le tuer chez lui ! Personne ne s'en serait préoccupé après tout. Et n'importe quel maréchal enquêtant sur l'affaire (si seulement l'un d'eux en avait pris la peine) n'aurait jamais suspecté un maréchal-bouclier.

De plus, il y avait bien eu le bruit de la fenêtre qui se cassait juste avant l'explosion. Et Kordroun se trouvait avec lui à ce moment-là, pas de l'autre côté du mur, à l'endroit d'où la bombe avait dû être lancée.

N'aurait-ce pas été plus facile pour le haut maréchal-bouclier d'amener une bombe chez Gelgur, peut-être dans la bourse, puis de partir en vitesse ? Ou au moins de courir et de se mettre bien à l'abri pour que la bombe ne réduise qu'un seul homme en pulpe et pas deux ?

"Je suis vivant," dit Gelgur brutalement. "C'était toi qui me tirais dessus ?"

Kordroun fronça les sourcils encore plus forts.

"Non. J'ai tiré à celui qui tentait de te tuer. Je ne pense pas l'avoir touché mais il a ouvert une porte très vite après mon second tir. Je ne sais pas comment, vu qu'il n'y a aucune poignée de notre côté, seulement une face lisse et lourde. Je pense qu'il ne voulait pas se retrouver coincé entre nous deux."

Si Kordroun est un assassin, alors quelqu'un a vraiment été chercher midi à quatorze heures pour tuer un vieil ivrogne à la retraite.

Il continuait à tendre la main pour aider Gelgur à se relever. Gelgur tenta de la saisir sans montrer son hésitation. "Tu sais que c'était un homme ?"

Kordroun fronça les sourcils. "Non, je ne l'ai pas bien vu. J'ai juste…" Il haussa les épaules.

Gelgur hocha la tête. Les maréchaux de l'Alkenastre devaient supposer de nombreuses choses et, tôt ou tard, cela devenait une habitude. "Et maintenant ? Tu as du vin glacé ?"

Kordroun cessa de froncer les sourcils pour prendre un air renfrogné. "Non," dit-il brusquement.

De nouveaux cris s'élevèrent au bout de l'allée. Le haut maréchal-bouclier tourna la tête dans leur direction. "Partons d'ici avant que les maréchaux n'arrivent. Je préférerais qu'on ne nous…"

Gelgur afficha un sourire à la mesure de l'amertume qu'il ressentait. "Qu'on ne nous voie pas ensemble ?"

"Allons-y," répliqua Kordroun en agrippant le bras de Gelgur.

Gelgur se laissa emporter. Derrière eux résonna le bruit de plusieurs hommes qui descendaient la ruelle dans leur direction.

Kordroun se mit à vraiment presser le pas et Bors se retrouva rapidement à bout de souffle.

Le long d'une rue, dans une autre allée, à travers une porte, via un passage puis une autre porte, puis dans les ténèbres. Puis monter un escalier dans le noir, au toucher, passer une autre porte, traverser un des nombreux ponts aériens complètement refermés qui reliaient certains bâtiments en passant au-dessus des rues de la ville. Puis descendre, suivre plusieurs corridors sombres, dans un grand bâtiment vide s'il fallait croire l'écho qu'on y entendait, parfois entrecoupé des légers bruits de pas de rats.

"Où allons… ?" demanda-t-il à bout de souffle lorsque Kardroun s'arrêta devant une porte à moitié invisible si soudainement que Gelgur le bouscula.

Le maréchal-bouclier se retourna et murmura dans l'oreille de Gelgur "Chasseur".

La porte s'ouvrit, dévoilant de nouvelles ténèbres, mais tous ceux qui connaissaient les Forges à canons auraient pu déduire du bruit que leurs bottes faisaient en parcourant le passage qui s'étendait au-delà qu'il s'agissait d'un autre pont aérien complètement refermé, qui les emmenait par-dessus une autre rue vers un nouveau bâtiment.

Un nouveau bâtiment qui sentait la peinture récente, l'huile chaude et la forge. Ils descendirent un escalier. À chaque pas, les craquements et les vibrations des forges proches devenaient de plus en plus forts. Ces bruits étaient ponctués à intervalles réguliers d'impacts puissants et profonds qui étaient plus ressentis qu'entendu. L'atelier d'estampage.

Ils traversèrent une porte au bas des escaliers, passèrent devant deux gardes qui se mirent au garde-à-vous lorsque Kordroun arriva à leur hauteur, puis entrèrent dans une allée sombre dont le toit était constitué de gigantesques engrenages dentelés qui couinaient et laissaient s'écouler de l'huile. Ils furent accueillis par la pleine puissance du son familier et assourdissant des marteaux de forge qui s'abattaient avec régularité entremêlé de fracas métalliques irréguliers causés par des choses qu'on laissait tomber ou poussait hâtivement afin de les trier ou de les mettre à refroidir. Gelgur sut immédiatement où ils se trouvaient ; n'importe qui vivant près des Forges à canon l'aurait su : les salles d'entrée du métal.

Les pavés du sol étaient glissants à cause de l'huile qui tombait des engrenages qui ne cessaient de tourner au-dessus de leur tête. Sans même leur jeter un coup d'œil, Kordroun conduisit Gelgur vers la gauche dans une rue plus large dont le toit était un labyrinthe de tuyaux et de ponts aériens refermés sortant des murs de la Fabrique à des angles divers et rejoignant les murs des bâtiments de l'autre côté de la rue. C'était la façade arrière de l'usine principale, un lieu rarement visité et toujours changeant où les armes assemblées étaient huilées, équipées pour bien tenir en main et "finies", un bâtiment qui se dotait de nouvelles cheminées à vapeur ou chaînes d'entraînement chaque mois.

Ils tournèrent au coin, s'éloignant du vacarme, et virent sur leur droite une allée d'où sortait de la lumière et de la vapeur. Les volutes transportaient de plaisantes odeurs de cuisson ainsi qu'un léger fumet de casseroles calcinées et de nourriture brûlée.

Les cuisines des Forges à canon ?

Alors qu'ils avançaient, un coup de feu résonna de quelque part en hauteur derrière eux. La détonation fit tournoyer Kordroun et le fit tomber aux pieds de Gelgur tout en pestant.

Gelgur s'accroupit immédiatement et tenta de ramener le haut maréchal-bouclier contre le mur mais Kordroun se débattit et parvint à se libérer de son emprise. Il avait déjà sorti son revolver et observait les ténèbres.

Lorsque le second coup partit, il riposta immédiatement puis hocha la tête avec un air sombre mais satisfait lorsqu'il entendit le cri aigu qui suivit, un hurlement de désespoir qui se termina par des craquements sinistres. Les engrenages se mirent à couiner plus bruyamment et du sang s'écoula sur les pavés.

Lorsque les engrenages revinrent à leur bruit normal, Kordroun se remit sur ses pieds en refusant la main tendue de Gelgur.

"Je survivrai," dit-il. "C'est l'armure qui a tout pris. Viens. Avant qu'un autre tireur ne tente sa chance."

Il pénétra dans l'allée avec la lumière et l'odeur de cuisine et Gelgur le suivit.

Le tir suivant qui provint des ténèbres ne toucha que les pavés.