Après la chaleur du grand hall, le contraste avec l'extérieur fait frissonner ma peau. La morsure du froid est ressentie plus intensément et je resserre mon manteau autours de mes épaules. Les autres sont reparties comme une volée de moineau après l'averse, chacune de leur coté. Ou presque. Je suis probablement la seule à ne pas avoir bougé après leur avoir fait un dernier signe de tête et un sourire plein d'assurance. Mon sourire s'est fissuré lorsqu'elles ont disparues au bout de la rue. J'ai baissé la tête et comme de toute manière je ne peut pas rester planté là, j'ai pris la direction inverse, renonçant à maintenir l'illusion de gouaille dans laquelle je me protège la plupart du temps.

La journée est largement avancée. Je ne sait pas vraiment quoi faire. Ce n'est pas comme si j'avais des dizaines de préparatifs à faire. Les autres... peut-être. Moi ça ne me prendra pas longtemps de faire mes paquets. Mes pas m'ont mené du coté des quais où je regarde à demi le va et viens des travailleurs. J'ai remarqué plusieurs mendiants dont je sais qu'ils ne sont pas là pour attendre une pièce. J'ai échangé un rapide coup d'oeil avec certains d'entre eux mais, je n'ai rien à leur demander, ni de messages à faire passer alors je n'ai pas poussé l'échange. Il va falloir que je prévienne ma logeuse de mon absence. Mouais. A ce rythme là, c'est même de mon départ que je vais devoir l'informer.. J'espère qu'elle ne va pas en profiter pour tenter de m'extorquer ce qu'il reste de ma dernière paye. Elle en serait bien capable. Mouais... mieux vaut que je me débrouille pour stocker mon bagage à la guilde avant de le lui annoncer. Histoire qu'elle ne décide pas de se payer une ristourne sur l'ensemble la vielle rombière.

Je regarde la baie d'Orlov, et le mouvement des bateaux. Je connais trop bien cette vue. Je vais encore en profiter un peu... Je n'ai pas très envie de rentrer de toute manière.

Je me perds un peu dans la contemplation du mouvement lent des blocs de glace. Par moment, je les entends qui craquent
et finissant de se fissurer et en s'éloignant petit à petit des cotes. Le passage jusqu'au port a déjà été libéré mais il reste encore des quais pris dans leur étreinte gelée. J'aime ce bruit. Il est clair, net, simple mais personne ne peut l'ignorer. Par dessus j'entends les bruits et les appels des mariniers qui s'interpellent à grands cris. Le ballet des marchandises qui va durer tout le printemps et surtout l'été reprends tout juste. Arriverons aussi les migrants qui débarquerons avec leurs sacs et leurs paquets et regard un peu perdu qui les caractérise. Ou la hargne qui brule dans les yeux de certains. Il y a encore deux ou trois ans, je m'amusait à parier lesquels d'entre eux tiendraient leur premier hiver.

Maintenant... c'est moi qui vais faire le grand saut. Et j'sais même pas si je prendrais le risque de miser sur nous. Un mouvement près de moi. Je réfrène un sursaut. Je n'aurais pas du me relâcher au point de me faire approcher sans même en avoir conscience. Je la dévisage. Une rouquine. Jamais vue dans le coin. Elle est plus âgée que moi -pas très dur en même temps. Je ne baisse pas les yeux même si elle me dévisage. Je suis ici chez moi.

« Ouais... mais quand la glace recouvre le reste bien des choses sont belles.  »

Je reste un peu sur la défensive tout de même... J'aime voir Orlov, ma ville, se réveiller de sa longue hibernation. Mais je ne vais pas l'admettre tout de suite devant n'importe qui.

« Pas vraiment. J'connais plutôt les lieux... Mais j'vous ai jamais vue par içi. Je peux vous aider ? »

Je ne sais pas vraiment sur quel pied danser pour le moment. Qu'est ce qu'elle me veut...?

Quoiqu'elle me veuille, ça se confirme qu'elle a quelque chose derrière la tête et que ce n'est pas juste par hasard qu'elle s'est ramenée comme ça.. Sinon, ma première réponse lui aurait déjà fait comprendre que je n'était pas à la recherche de compagnie. Enfin.... ma réponse et la façon dont je la regarde.

Ses yeux à elle ne s'égarent pas sur mes cornes ou sur tous les traits qui hurlent mon inhumanité à la face des gens. Elle cherche plutot mes yeux. Qu'est ce qu'ils ont ?!? J'me doute bien qu'ils expriment toute leur méfiance habituelle et ce petit éclat de défi qui m'a valut plus de torgnoles que de sourires jusqu'à présent tandis que ma bouche a fait une moue entre le sarcasme et l'expression dubitative.

« Alors si vous cherchez à m'refiler la bonne aventure ou ce genre de conn'ries, j'préfère vous prévenir que vous creusez au mauvais endroit.  »

Non sérieux, des prédictions foireuses j'en ai déjà eut mon lot, généralement à propos du démon qui se cachait en moi, merci bien. Me revendre quelque chose peut-être... si c'est une indé faire du trafic sous le nez de ceux qui le contrôlent est le meilleur moyen pour elle de se retrouver à flotter dans le port...

« P'être bien. Après baratiner un "vous êtes à la recherche du changement" c'est tellement vague que ça colle à n'importe quoi, on en a toute les deux conscience non ? C'est comme le "vous allez bientôt faire une rencontre" ou "vous avez traversé des difficultés".  »

J'esquisse un petit sourire narquois. Non sérieux quoi... Entre la générosité quasiment désintéressée de ce matin et une bonne samaritaine qui ne fait pas trop d'efforts pour qu'ce soit crédible, c'est trop gros pour passer.

« Et du coup... vous pouvez faire quoi pour moi ? » Ca ne coute rien de voir ce qu'elle a en tête. Je suis convaincue qu'elle a quelque chose à proposer.

Une offre...? C'est relativement rare mais.. ce ne coute rien n'est ce pas. Enfin, ça ne coute rien d'essayer.

Je doute qu'elle puisse vraiment me dire quelque chose qui ai vraiment du sens mais j'ai du mal à me souvenir de la dernière fois où j'ai cru sincèrement que quelqu'un me voulait du bien. Sauf les filles. Parfois. Ce n'est pas pour autant que je l'accepte mais... mais ça je veux bien y croire. Enfin, j'aimerais y croire alors je peut faire comme si.

Elle semble plus sérieuse. De toute façon, rien à perdre.

« Pourquoi pas.  »

Je lui sourit, même si mes yeux restent méfiants.

Je… je… hein ! ? Je n’arrive pas à masquer ma stupéfaction et la regarde avec un étonnement non feint, oubliant quelques instants ma méfiance. Comment sait elle ça ? Qu’elle sache qui je suis, je veux bien le croire, elle a pu se renseigner ou n’importe quoi.
Mais comment sait elle où nous partons ?

« Comment le savez vo- ? » Je me reprends au vol. Je n’aime pas être prise au dépourvu, ça me donne l’air plus jeune, plus vulnérable. Je redresse la tête.

« Et bien… c’est un conseil plutôt sage… Et je veux croire que ceux qui vivent là bas, ou qui voudront s’y installer ont des rêves plus grands que ceux coincés entre ces murs. »

Mon regard se détourne un instant… avant de revenir sur elle.

« Je, et même nous, serons prudentes. Mais qui êtes vous pour en savoir autant ?  »

La fuite en avant c'est un peu la vie que je mène
Toujours à prendre les devants pour éviter d'être à la traîne

Elle a raison. Son nom ne me dit strictement rien. De rien. Alors comment est ce qu'elle connait mon blaze à moi... Les noms sont important. Pour ceux qui n'ont pas grand chose, c'est parfois le seul truc qui leur reste. Le seul truc sur lequel ils aient encore leur mot à dire. Je me retient au dernier moment de répliquer vertement que vu combien mon potentiel semble importer par ici, je doute que le gâcher un peu plus ou un peu moins fasse la moindre différence. Si quelqu'un se souviens encore de moi deux ou trois mois après que j'aurais passé, j'suppose que j'pourrais me sentir comblée...

Mes yeux s'assombrissent légèrement. Ce n'est pas très bon pour mon moral mais je ne le montre pas. Je n'aime pas dévoiler mes faiblesses. Je n'hésite pas avant de me jeter dans l'inconnu pourrais je dire. L'inconnu vaudra mieux qu'ici de toute manière. Mais je hoche la tête sans rien rajouter de pertinent.

« Merci. Pareil pour vous. »

Les étoiles hein... Les étoiles elles s'en foutent... Sinon elles pourraient pas rester aussi brillantes et immaculées.