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Pendant leur tour de garde, Sei partage avec bonheur les changements d’humeur de Sasha. La gnome en elle se sent totalement en phase avec ce comportement erratique de l’humaine. Son visage tourné vers la voûte céleste, elle lui révèle les noms des étoiles qui suscitent son émerveillement et lui raconte une légende sur une constellation pour tromper son ennui. Lorsqu’elle s’extasie sur le cri d’un animal, elle entend son écho juste à côté d’elle alors que la barde imite avec précision le son entendu. Sei s’amuse ainsi à écouter puis à reproduire chaque son que la jeune femme lui désigne, tout en réalisant des mimiques exagérées et drôles de l’animal qu’elle imagine derrière le son en question. Il est impossible de s’ennuyer avec Sei !

Puis lorsqu’elles se sont bien amusées et qu’un moment de calme suit la tempête de fous rires, la gnome s’assoit et observe le feu, pensive. Elle se sent proche de sa compagne d’infortune, toutes deux échouées sur cette île à la réputation si sulfureuse. Pourtant, un détail la chiffonne et ternit ce moment d’amitié naissante. Déterminée à approfondir cette relation balbutiante, la gnome sait qu’il faut pouvoir faire confiance à chaque membre du groupe afin d’affronter les horreurs que cette île promet avec les meilleures chances de s’en sortir. De la connaissance naît la confiance : elle décide d’aborder le sujet qui peut fâcher pour en avoir le cœur net.

« Je n’ai pu manquer d’apercevoir l’espèce de tatouage dans ton dos. Peut-être le sujet est-il douloureux pour toi, auquel cas je suis désolée, ce n’est pas mon intention de réveiller des moments difficiles, mais je suis trop curieuse pour ne pas aborder le sujet. Surtout, je m’intéresse aux gens que je rencontre. Tu veux bien me dire quelle histoire a conduit ce symbole d’Achaekek à orner ton dos ? Pas les Mantes Rouges, si ? » Ses yeux ont quitté le foyer pour se fixer sur Sasha et observer attentivement ses réactions. Avant de poser ses deux dernières questions, elle a jeté un bref coup d’œil alentour pour vérifier qu’elles étaient bien seules au milieu de dormeurs plus ou moins sonores. Le ton de sa voix a baissé sur le mode conspirateur.

La gnominette ouvre de grands yeux devant la réaction brutale de Sasha. Elles avaient jusque-là passé un bon moment ensemble. Elle avait senti leurs âmes se rapprocher. Mais elle avait voulu aller trop vite en besogne. Les grandes personnes ont leur fierté, elle avait encore tendance à l’oublier, contrairement à elle. Quoique, les nains aussi ! Mais les nains sont costauds. Et plus grands que les gnomes et les halfelins. On peut les compter parmi les races naturellement puissantes, ça oui. Plus on est grand, plus on prend les autres de haut … et plus on tombe aussi de haut ! Malgré s’être excusée par avance pour sa question impertinente, la jeune femme avait réagi violemment. Un point sensible, elle l’avait bien pressenti, mais elle ne pensait tout de même pas autant. Triste erreur, si elle gâchait leur relation.

Sei observe la jeune fille se calmer peu à peu. Elle attend encore quelques instants. Une poignée de secondes. Elle reprend, le ton hésitant : « encore une fois, je suis désolée … Je n’insisterai pas davantage, bien sûr. Inutile de me menacer, Sasha. Tu ne crois pas qu’il y a suffisamment de danger à l’extérieur, sans ajouter des … complications entre nous ? Mais je suis heureuse de savoir que tu peux être si forte, ça me rassure. Je n’ai pas la même force de volonté que toi, et j’espère que mon indiscrétion n’a pas ruiné définitivement ta confiance en moi. » Elle regarde son petit doigt gauche tranché. Non, Sei … non ! Elle se mord les lèvres. Hélas, résister à la tentation n’était pas dans sa nature.

D’un ton léger d’innocence forcée, elle poursuit : « je suppose que tu ne veux pas parler non plus de ton petit doigt gauche disparue, n’est-ce pas ? » Elle ricane d’un petit rire suraiguë, puis reprend en levant les bras : « hihihi ! Désolé, Sasha, je plaisante, bien sûr ! Tu ne vas pas me menacer encore, j’espère ! C’est tentant. Tu sais ce que l’on dit des gnomes : tellement curieux que l’on serait prêt à mourir pour aller voir ce qui se passe de l’autre côté. »

Elle soupire puis ajoute plus sérieusement : « je n’ai rapporté à personne la signification de ton tatouage, rassure-toi. Tout cela ne regarde que toi. Aide le groupe au mieux de tes capacités, tout se passera bien. Écoute une gnome qui n’est plus si jeune, je t’en prie. Nous avons tous besoin les uns des autres. Se serrer les coudes, prendre soin les uns des autres, voilà ce qui est important, Sasha. En tout cas, tu pourras toujours compter sur l'humble petit bout de femme qui se tient devant toi. » Elle lui adresse un clin d'œil complice.

« Bien sûr que je connais : c’est l’ancêtre de Thraaaall. » Lorsque Sasha la regarde avec des yeux ronds, interloquée, elle précise, sourire en coin : « tu as dû percevoir la virilité du phacochère, ma chère ! Simplement, son cri est étouffé, il doit se goinfrer et parler la bouche pleine. Sa gueule emplie de vers doit en postillonner partout, alors qu’il remue la queue, tout à son bonheur d’avoir l’estomac rassasié et la bouche pleine d’un jus savoureux qui lui dégouline du menton et macule son puissant poitrail de tâches blanchâtres douteuses ! » Puis elle éclate de rire. Quelques minutes plus tard, calmée, elle poursuit : « Ooooh ! Que ça fait du bien de rire, tout de même. J’espère que l’ambiance sera aussi bonne, derrière la “barrière”, l’autre côté où tu es prête à m’envoyer si charitablement. Du reste, à ce propos, je ne suis pas pressée. Mon cas n’est pas si désespéré, n’est-ce pas ? »

Elle rit de nouveau mais grimace tout aussitôt et soupire une dernière fois tout en se tenant le ventre, comme pour conserver les ultimes soubresauts d’un trop-plein de bonne humeur. « Désolée, je suis vraiment méchante avec lui. Et injuste ! Il est visiblement instruit et son esprit de déduction est vraiment chou ! Il a un corps de rêve, en plus ! Il manque sans doute un peu d’humour, mais justement, c’est ça qui est drôle. Je l’aime bien, en réalité, hihihi ! Je n’ai pu m’empêcher de remarquer certaines idylles naissantes, dans notre communauté, au passage. En tout cas, les talents de ses membres sont variés, je suis certaine qu’elle a de l’avenir. Et toi, que penses-tu de ce groupe ? Tu crois que l’on arrivera au phare sans trop de casse ? »

Pendant qu’elle écoute sa réponse, Sei se concentre sur la nature du cri qu’elle imitait pour faire plaisir à Sasha, un instant plus tôt. Quel animal produit donc ce cri, déjà ? Elle aimerait bien trouver la réponse et faire plaisir à la jeune femme, après l'avoir visiblement irrité en évoquant son passé.

La gnome lève les deux bras au ciel puis fronce les sourcils. « Ola ! C'est moi qui ne te suis plus. Tu veux dire, le colossal Rashka serait attiré par les hommes ?! … Remarque, pourquoi pas … Mais ils sont aussi silencieux l’un que l’autre, la communication risque d’être difficile. Mais dans ce cas, il risque d’être déçu. Je crois qu’Ishirou a le béguin pour notre matelote, Aérys. Surtout, tu ne dis rien et reste discrète. J’adore observer les sentiments évoluer, et peut-être les influencer. Certains couples ont besoin d’un petit coup de pouce. Mais la manœuvre doit rester si discrète qu’elle sera insoupçonnable. Naturelle. Je compte sur toi pour observer, pas intervenir ! On est d’accord, hein ?! » Elle regarde la jeune femme avec tout le sérieux dont elle est capable.

« Quant à Gélik, ne t”inquiète pas, je maîtrise bien la situation. Je trouve qu’il parle beaucoup mais ne fait pas grand chose, pour tout te dire. Il n’est pas mon genre. Mais il est inoffensif. Bon, revenons à notre tianais. Si tu promets de ne pas mettre ton grain de sel entre Ishirou et Aérys, je te révèle le nom de l’animal dont le cri te plait tant. Alors, alors ? » Elle hausse les sourcils, tout sourire, guettant sa réponse.

Seï sourit à la jeune femme. Elle crache dans sa main et lui tend.

« D'accord, marché conclus ! C'est un dimorphodon, un genre de lézard volant. Il s'apparente aux dinosaures, comme Vorace. Les dimorphodons ont une tête démesurée, violette et rouge. Ils ont des dent acérées et ont une envergure de plus d'un mètre. Si tu cherches un animal de compagnie, je ne suis pas certain qu'il fasse l'affaire, hihihi ! À moins de l'élever très jeune, peut-être... »

Elle hause les épaules, peu sûre quant à sa dernière suggestion. « Tu as déjà élevé un animal ? »

Les deux dernières personnes que la pirate voulait voir étaient Magthen et Sasha. Elle avait en tête de leur confier la même mission, dans un but bien précis. Elle voulait que Magthen reste en permanence, ou presque, avec Sasha afin de garder un œil sur elle, mais sans lui dire quoi que ce soit. Mais au moins, avec ça, Sasha risquait moins de commettre une tentative d’assassina sur Gélik, si tant est qu’elle était responsable de quoi que ce soit.

Elle parcourut le camp et les appela en passant à proximité d’eux. « Sasha, Magthen, venez par ici s’il vous plaît. J’aurais une tâche à vous confier. » Ileniel attendit que les deux arrivent avant de leur dire ce qu’elle attendait d’eux. « J'aimerais que vous vous occupiez de plusieurs choses durant notre absence. Je vous rassure, c’est un tout-en-un. Tout d’abord, vous allez tous deux patrouiller autour du camp. On sait qu'on n'est pas seul sur cette île, alors, soyez vigilants. Profitez-en pour chasser et trouver de la nourriture. Je suis certaine que vous y parviendrez. Et enfin, il serait utile d’armer le camp, juste au cas où… Alors, si vous trouvez des branches assez solides pour en faire des lances, ramenez-en et préparez en plusieurs avec les autres. Je crains que les autochtones et la nature ne soient plus notre seule menace ici. Autant nous tenir prêt. »

Ileniel se tourna ensuite vers Magthen plus précisément. « Magthen, vous avez fait vos classes d’armes n’est-ce pas ? Si vous en trouvez l’occasion, entraînez nos camarades qui en ont le plus besoin. Je ne veux pas qu’un autre d’entre nous termine dans la tente des hospitalisés. »

Ileniel craignait que sa demande passe moins bien sur ce coup ci, mais finalement, les deux acceptèrent d’effectuer les tâches qu’elle leur avait confier. En revanche, elle ne s’attendait pas à une demande en retour de Sasha… Un Dimorphoquoi ? Bon, elle demandera aux autres ce que c’est et comment en trouver et en attraper vivant. Quant à la question de Magthen, elle y répond rapidement.

« Bien, on va voir ce qu’on peut faire.

Il y a un tas de menaces qui planent par ici de ce que j’ai cru comprendre. Entre la faune et les cannibales, même les plantes sont dangereuses… On a trouvé des traces lors de notre dernière expédition, et elles avaient des bottes, ces traces. Ce qui signifie qu’il y a d'autres survivants de naufrage par ici. C’est pour ces raisons que je tiens à ce que chacun soit prêt à se défendre, et à défendre les autres. On ne peut plus se permettre d’être amputé d’un membre d’équipage ! » À cette dernière phrase, Ileniel sourit, confiante.