25 Desnan 4716

La discussion de la veille avec Gravius avait profondément affecté Alice. Elle n'était pas certaine de comment l'annoncer aux autres, ou même de si elle devait leur raconter son histoire. Dans l'immédiat, elle avait choisi de repousser cette question, préférant se concentrer sur les besoins les plus urgents, et aborder les autres quand ils seraient un peu plus disponibles.

Ce matin là, elle avait pris la route de la Pointe de Jarvis, près de l'Opéra, où se trouvait la librairie du contact que lui avait donné Harold. Le ciel était clair, et malgré les patrouilles de garde dans les rues, on aurait juré que la cité fonctionnait normalement, bruissant d'activité, de conversations, de chants et du cris des corbeaux argentés.

Elle cherchait une libraire du nom de Crissali, qui donnait aussi dans le commerce d'objets magiques. Harold ne lui avait pas dit grand chose sur elle, mais quand elle entra dans la boutique, elle tomba nez à nez avec une jeune femme plongée dans un épais volume derrière le comptoir. Elle portait une paire de lunette pendue à une chaîne argentée, et ses cheveux noirs et un peu désordonnés étaient rassemblés en un chignon strict. Elle n'avait pas l'air d'avoir remarqué sa présence...

La femme aux lunettes observa un instant Alice, comme si elle la jaugeait, avant de parler d'une voix douce, mais à peine audible.
« Je me demandais quand je vous verrais. Harold m'a prévenu de votre arrivée. Et... »
Elle jeta un coup d'oeil autour d'elle.
« Nous pouvons parler, il n'y a pas foule, loin de là. »

Elle referma le lourd volume avec un craquement de cuir, et poursuivit.
« Les parchemins ne sont pas un problème, mais j'aurais besoin de savoir exactement ce que vous voulez avant de pouvoir les écrire...à moins que vous ne préfériez le faire vous même? Je peux vous fournir le matériel nécessaire. Quand à votre seconde question...en vous construisant une réputation comme vous êtes en train de le faire, vous avez de bonne chance d'obtenir le soutien de la population quand le moment viendra. Qui sait, certains se dresseront peut être même pour se battre? Mais si vous voulez des gens capables de mener une guerilla, il va falloir trouver des spécialistes, et les équiper. Les Chiens Noirs sont un bon début, mais il vous faudra des oreilles et des voix dans les rues, des marchands capable de financer le mouvement, des espions, des saboteurs...Mais je dois dire que j'ai hâte d'assister à la suite des évènements... »

Crissali lui rendit son regard, le visage inexpressif.
« Non. Je ne fais pas de politique, comme le savent Rexus...et Harold. Je ne m'occupe que de littérature et de magie, et je ne questionne pas mes clients sur leurs activités. Cela étant dit, j'offre un accès à la connaissance à ceux qui le désirent, qu'ils soient gardes ou rebelles. Si vous cherchez des contacts, vous vous adressez à la mauvaise personne. »

Toits Rouges n'était pas un quartier dans lequel il faisait bon vivre, surtout depuis deux jours. Lorsqu'Alice, sous une autre apparence, s'aventura à franchir les limites du ghetto des tieflings, elle sentit l'atmosphère changer. L'endroit était mal-famé, mais on pouvait, ce jour là, presque sentir la tension dans l'air. Les quelques passants qu'elle croisa lui jetèrent des regards inquiets et suspicieux, et dans les rues salles et poussiéreuses, elle se sentait un peu isolée.

D'ailleurs, l'hostilité ambiante ne se limitait pas à une impression. Le premier mendiant qu'elle tenta d'approcher s'éloigna en la voyant, grommelant des paroles incompréhensibles en Infernal. Un autre ignora sa présence, jetant des coups d'œil inquiets aux alentours. Ce fut le troisième, une jeune tiefling à l'air hagard, qui la tira plus près d'elle, lui soufflant au passage son haleine à l'odeur de souffre au visage.
« Ecoute gamine. Je ne sais pas ce que tu essais de faire, mais ce n'est pas le bon moment ni le bon endroit pour ça. Les Plumes Rouges sont en ébullition, et les passants normaux ont déjà des ennuis. Il y a eu cinq meurtres dans le quartier depuis hier, et ça n'a pas l'air parti pour s'arrêter. Si tu commences à questionner les mendiants, on va te retrouver égorgée au fond d'une ruelle. Fiche le camp, et vite, si tu tiens à la vie. »

La jeune femme était handicapée par sa méconnaissance de la ville. Malgré ce qu'Harold avait pu lui en dire, elle n'avait pas vécu ici depuis très longtemps, et elle avait du mal à se repérer. Ses souvenirs de l'époque étaient encore flou. Un nom lui revint, celui d'une maison close assez élégante de Villegre, près de la porte verte qui menait au quartier noble de Verdoyant: le Swooning Swan, de son nom Taldan, plus communément appelé le Cygne en Pâmoison.


Retrouver l'endroit fut plus problématique, et l'après midi était bien entamée lorsqu'elle se fraya finalement un chemin dans les rues animées de Villegre et arriva à une grande maison au coin de la rue de la Salamandre et de la Voie Verte. Elle portait une enseigne dépeignant un cygne évanoui. C'était là.
Peu sûre de la manière de procéder, elle frappa à la porte. Un judas s'ouvrit, et au bout de quelques secondes d'examen, une jeune femme blonde lui ouvrit. Elle portait une armure légère et une lame au côté, ce qui, ajouté à ses gantelets doublés d'acier, signifiait qu'il s'agissait probablement de la responsable de la sécurité de l'endroit. Elle la salua d'un signe de la tête, mais l'arrêta malgré tout.
« Pardonnez moi, mademoiselle, mais les armes ne sont pas autorisées ici. Si vous voulez bien me confier votre arbalète, je veillerais dessus pour vous. »


Avant qu'Alice ait pu être désorientée, une autre femme, d'une trentaine d'année et élégamment vêtue et maquillée vint l'accueillir.
« Bonjour, et bienvenue au Swooning Swan, mon établissement. Je suis Lady Pearl, à votre service, Miss...? »

Lady Pearl répondit d'un sourire poli, et entreprit de détailler un peu l'endroit.
« Dans ce cas, je serais ravie de vous accueillir parmi nous. Le Swooning Swan est l'un des meilleurs établissements de Kintargo pour ceux qui cherchent un peu de compagnie...en toute discrétion. Nous existons depuis plusieurs décennies, et bien que nous protégions l'anonymat de nos clients s'ils le souhaite, nous avons les faveurs de la noblesse du duché de Ravnel. Suivez moi, je vous en prie. »

Elle salua la garde d'un signe de tête, et conduisit "Emeline" dans un grand salon. L'endroit était meublé de plusieurs sofa et ottomane, souvent accompagnés de tables basse. La décoration était assez simple, mais élégante malgré tout, à en juger par les lustres de cristal, aux bougies ensorcelées. En particulier, les fenêtres étaient intéressantes, il devait s'agir de miroir, qui laissaient entrer la lumière, mais pas les regards indiscrets. Plusieurs tableaux dépeignant la côte de Ravnel et les monts Ménador étaient accrochés aux murs, et des tentures d'un rouge profond masquaient en partie l'accès à d'autres parties du bâtiment.
L'endroit n'était pas vide, loin de là. Plusieurs jeunes femmes et jeunes hommes étaient présents, tous légèrement vêtus. Certaines portaient seulement des nuisettes et de la lingerie, élégante, mais sobre, comme le reste de l'établissement, d'autres des robes diaphanes. Les jeunes hommes, eux, portaient des chemises dévoilent leur musculature fine, et chacun portait un pantalon très ajusté, qui ne laissait pas grand chose à l'imagination. Il y avait deux hommes, deux demi-elfe, une demi-orque, une demi-drow et plusieurs jeunes femmes, tous plus charmants les uns que les autres.
Lady Pearl s'inclina, et ajouta.
« N'hésitez pas à prendre votre temps. Si vous voulez discuter avec les filles...ou les autres, le salon est à votre disposition, et n'hésitez pas non plus si vous désirez un rafraichissement ou une friandise. Si l'un ou plusieurs d'entre eux vous plaise, nous avons des chambres à votre disposition. »

Lady Pearl prit congé, la laissant faire son choix. Il n'y avait aucun adepte de la déesse elfique de la luxure, mais ce culte était illégal au Chéliax, il paraissait logique qu'ils ne s'affichent pas. Malgré tout, son regard fut attiré par la demi-drow. Là où les autres lui offraient attention et sourire, et poses suggestives, la jeune elfe noire avait le regard braqué au fond de ses prunelles, comme si elle la mettait au défi de l'approcher. Et lorsqu'elle posa sa première question, la demi-drow fut la première à réagir, traversant la pièce vers elle et l'embrassant profondément. Ce ne fut qu'ensuite qu'elle parla, avec une pointe d'accent exotique.
« Et ce n'est qu'un avant goût. Quel besoin as tu d'homme alors que tu m'as moi? »

Volundeil sourit, et posa sa propre main à la peau noire comme la nuit sur celle d'Alice.
« Une de nos déesses. J'ignore quel nom vous lui donnez à la surface, mais nous l'appelons Jezelda, fille de la lune. Mais cela n'a pas d'importance, c'est plus un vestige du passé qu'un morceau du présent. Je dois dire que je m'attendais à tes questions...tu ne ressembles pas aux nobles et aux marchands qui s'arrêtent ici en général, je peux le sentir. Je...ne sais pas si tu as le talent nécessaire. Tu joues bien, c'est important. Les hommes, en particulier, sont très sensibles aux effets de leur...virilité »

Elle saisit soudain les poignets d'Alice et inversa leur position, la plaquant sur le lit.
« Mais il te manque encore de l'expérience. Donner l'impression de recevoir du plaisir ne suffit pas, il faut également être capable de combler ceux qui sollicitent tes services pour cela. »
Un sourire narquois se forma sur ces lèvres.
« En revanche, si j'étais toi, je ne compterais pas forcément sur le fait de trouver du plaisir dans ce travail. Cela dépend beaucoup des clients, mais la plupart sont plus concernés par leur plaisir que par le nôtre. Quand au côté purement prosaïque, oui, nous pouvons aller et venir, mais Lady Pearl loue des chambres à prix raisonnable pour celles qui préfèrent vivre ici. Quand aux horaires...et bien, je suppose qu'il est possible de s'arranger, mais nous sommes toutes...et tous présent en soirée, au moment où viennent la plupart des clients. Malgré tout, le Cygne en pâmoison a une réputation, et nous sommes payés mieux que la plupart de nos collègues, entre autre pour garder le secret sur l'identité de nos clients. »