(Scène qui a lieu juste
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L'heure du Thé
Après la scène que Rolf avait fait devant la yourte de Bors, Aksana s'était rendue dans celle qu'elle partageait avec Soniela. La vieille chamane n'était pas là évidemment, et la jeune chamane espérait pouvoir y trouver un petit moment de repos, seule, pour se ressourcer. Mais quand elle y pénétra, il lui parut clairement que celle-ci avait été visitée en son absence.
De fait, il sembla qu'un pan de tenture bougeait légèrement. Le vent ? Non, il ne pénétrait pas aussi loin dans la yourte....
Aksana se figea un instant, surprise. Qui, parmi les membres du clan, oserait entrer ainsi dans la tente sacrée des chamanes ? Les sourcils froncés, elle avança d'un pas prudent et silencieux, bien décidée à connaître l'identité et les intentions de l'intru.
Derrière la tenture, la chamane entendit une petite inspiration de surprise étouffée, alors qu'une petite silhouette qu'on devinait à peine se figeait.
S'avançant encore, toujours prudemment, la samsarane put enfin découvrir l'intrus - ou plutôt l'intruse - en la personne de Klara.
« Ma... Maman ? » bredouilla la fillette en osant à peine enlever ses petites mains de devant ses yeux pour les lever vers la propriétaire des lieux.
Aksana soupira légèrement de soulagement quand elle posa ses yeux sans pupille sur la petite fille de cinq ans environ. Elle avait bien pensé à elle et à son frère ces derniers jours, se promettant d'aller les voir avant... avant ce qui pourrait être la fin de tout, mais elle avait repoussé ce moment. Comme si ne pas penser à ses enfants pouvaient les protéger des démons.
Elle s'approcha et l'enlaça doucement, puis d'une voix douce, elle demanda :
« Klara, que fais-tu ici ? Où es ton père ? Quelqu'un sait que tu es venue ici ? »La gamine secoua négativement la tête.
« Non. Je voulais te voir. J'ai entendu papa parler avec d'autres qui disaient que on va sûrement mourir. » Ses yeux s'humidifièrent à l'évocation de ce mot.
« C'est pas vrai, hein ? Tu vas les battre les monstres ? C'est à ça que ça sert les champions ? »Accroupie devant la petite fille, Aksana passa les deux pouces sur les joues enfantines, chassant préventivement les larmes qui menaçaient de couler. Elle embrassa le front de Klara et reprit la parole.
« Ton père a raison sur une chose, il va y avoir des combats et ça va être très dangereux, c'est pour ça qu'il ne faut pas que tu restes seule. Ton père aussi va se battre, alors je veux que tu restes auprès de Torild, d'accord ? Tu me le promets ? » Aksana espérait vraiment que sa tête de mule de fille obérait, Sveinung, son père, n'avait jamais voulu fonder une véritable famille et confiait plus souvent qu'il ne devait la petite fille à la famille du fils qu'Aksana avait eu lors d'une précédente Union, Torgeir. La mère adoptive de celui-ci, Torild, acceptait volontiers la petite Klara, et Torgeir la considérait comme sa sœur à part entière et elle l'adorait, mais il grandissait, et à 15 ans, il restait moins souvent à la maison.
Quant à Aksana... elle restait à l'écart de leur vie. Elle les avait mis au monde mais ils ne lui appartenaient pas, elle perpétuait la tradition en offrant des enfants à la tribu dont le sang se diffuserait à travers les générations. Mais la seule enfant qu'elle élèverait sera Soniela quand elle se réincarnera, tout comme Soniela avait offert ses enfants et n'avait élevé qu'Aksana. Dans la tribu mais en dehors. Elles étaient la tribu, mais restaient étrangères.
Aksana reprit :
« Tu as raison, tu sais, les Champions vont se battre, c'est pour ça que nous nous sommes réveillés, et on va tout faire pour battre les monstres. Mais pour que je puisse me battre sereinement, j'ai besoin de savoir que tu es à l'abri, d'accord ? Fais moi un câlin, et ensuite on ira chez Torild. »La gamine secoua de nouveau négativement la tête.
« NoOoOoOoN !!! » cria-t-elle dans les oreilles d'Aksana en s'accrochant à son cou de toutes ses petites forces, au point de lui faire mal.
« Je VEUX rester avec toi ! Papa va se battre, et Torgeir aussi ! Et moi y a personne qui va rester avec moi et je vais être toute seule et sans personne pour me protéger ! Je veux pas aller chez Torild ! Elle va s'occuper de ses enfants ! Et moi ma maman elle s'occupe jamais de moi ! Je VEUX que ce soit toi qui t'occupe de moi ! » Elle glissa sa petite tête dans le cou d'Aksana, relâchant légèrement son étreinte pour un câlin un peu plus supportable pour ses cervicales.
« Pourquoi c'est jamais toi qui t'occupe de moi...? » ajouta-t-elle sur un ton boudeur alors qu'Aksana sentait une larme glisser de la joue de la petite jusque sur sa peau bleutée.
Aksana laissa la tristesse de la petite fille s'exprimer sans chercher à la réprimer, pourtant, en pensée, elle maudissait Sveinung. Si le père de l'enfant avait fondé une famille comme tous les membres de la tribu, il n'y aurait pas eu de problèmes. Son épouse aurait accepté Klara, reconnaissant l'honneur fait à leur famille, et l'enfant aurait eu une mère qui s'occuperait d'elle. Mais non, le guerrier n'avait jamais accepté que l'Union avec Aksana n'aille plus loin que la cérémonie faite pour souder la tribu, il avait rêvé on ne sait quel avenir romantique avec la chamane et ses rêves puérils avaient des conséquences pour la fillette qui pleurait maintenant dans son cou.
Inspirant fortement, Aksana commença le discours qu'elle détestait devoir faire à l'enfant :
« Ma chérie, tu sais très bien que ce n'est pas possible, je te l'ai déjà expliqué. Je suis ta mère parce que je t'ai mise au monde, comme je suis la mère de Torgeir, mais je ne peux pas m'occuper de vous. Je vous ai confié à vos pères qui sont de valeureux guerriers afin qu'ils vous protègent. C'est le cadeau que je fais à la Tribu, je vous aime de tout mon cœur, mais ce n'est pas à moi de recevoir votre amour en échange. Et moi aussi, je dois aller combattre, je ne peux pas rester avec toi, c'est pour ça qu'il faut que tu ailles chez Torild. Tu sais qu'elle t'aime beaucoup et qu'elle te protégera, avec elle, tu es en sécurité. » A nouveau, les lèvres de la chamane se posèrent sur le front de l'enfant.
Klara gardait ses bras désespérément accrochés autour du cou de sa mère.
« Je suis vraiment obligée ? » commença-t-elle d'une petite voix triste.
« Je ne veux pas que tu meurs... Je veux rester avec toi... » mais déjà son étreinte se relâchait petit à petit, comme si elle se résignait.
Aksana prit le visage triste entre ses mains et essuya avec les pouces les larmes qui mouillaient les joues. Elle sourit en répondant :
« J'en ai bien peur, oui, tu es obligée et tu le sais bien. Moi non plus, je ne veux pas mourir, et je vais tout faire pour que ça n'arrive pas, je te le promet. Tu sais quoi ? Quand les démons seront battus, on passera une journée toutes les deux, rien que toi et moi, d'accord ? Je te le promet. » En prononçant ces paroles, la chamane se dit qu'elle promettait peut-être quelque chose qu'elle ne pourrait pas tenir mais qui savait ? il fallait croire aux miracles, et puis, elle aussi avait peut-être besoin de quelque chose à laquelle se raccrocher, à laquelle espérer pour ne pas abandonner ? En tout cas, en faisant sa promesse, elle ne le regrettait pas.
Une fois de plus, elle enfreignait les coutumes, d'abord sa relation avec Ulf, maintenant cette promesse. Les temps qu'elle avait toujours connus arrivaientt peut-être vraiment à leurs fins.
Elle se releva et tendit la main à l'enfant :
« Tu viens ? On va chez Torild, d'accord ? »La petite hésita avant de tendre la main à sa mère.
« D'accord... Mais... On ne peut pas passer au moins la matinée ensemble ? » tenta-t-elle en dernier recours.
« Ils sont déjà là les démons ? »Aksana passa une main tendre dans les cheveux de la petite fille, soupirant.
« Oui ma chérie, ils sont déjà là les démons. Mais tu sais quoi ? J'ai un peu de temps, là maintenant, on peut pas rester toute la matinée, mais on peut rester un peu ensemble. Ensuite, on verra si Torgeir est là, et je vous dirais au revoir à tous les deux. Ca te va comme ça ? Qu'est-ce que tu veux faire là, maintenant ? »Le visage de la gamine s'illumina d'un coup. Oubliés les démons, les histoires de morts... Sa mère passerait un peu de temps avec elle, c'était là tout ce qui comptait à ses yeux. Elle sauta au cou de la samsarane.
« Oh ! Maman, t'es la meilleure ! » s'exclama-t-elle. Puis elle sembla réfléchir. Intensément. Ses petits sourcils froncés sous l'effort de réflexion, elle finit par dire :
« Je sais pas... Tu fais quoi, toi, d'habitude ? Tu peux m'apprendre à faire comme toi ? »Aksana eut un petit rire et ébouriffa les cheveux de la fillette.
« Là, j'allais me faire une infusion quand je suis arrivée, ça m'aide à réfléchir et à me concentrer pour les épreuves à venir. On a toujours une théière pleine sur le coin du feu, tu vois. Tu veux prendre deux tasses ? Fais attention à ne pas les laisser tomber. »La petite sautilla gaiement en direction de la théière, et prit deux tasses comme demandé, avec des précautions totalement exagérées.
« Voilà... J'arrive... » dit-il avec une visible concentration pour ne surtout pas faire tomber les tasses. Elle les posa sur la petite table des chamanes, et soupira.
« Et après ? Tu bois le thé et tu vois des choses ? »Aksana éclata de rire devant l'enthousiasme de la fillette.
« Non. C'est du simple thé, je n'ai pas toujours des visions, et je ne cherche pas à en avoir tout le temps. » Elle lui ébouriffa de nouveau les cheveux devant sa déception visible.
Elle servit le thé, versant le liquide de haut, aérant le breuvage, faisant naître une légère mousse translucide. Elle trempa ses lèvres dans la tasse et avala une première gorgée, se sentant tout de suite revigorée.
« Ensuite, je vais préparer mes affaires pour les combats, je vais vérifier que j'ai bien tout ce qu'il faut pour lancer les sorts, puis je vais m'occuper d'Hamara. »Elle pinça les lèvres et émit un sifflement long et aigu. Au bout de quelques secondes, des bruits de battements d'ailes s'approchèrent et l'oiseau immaculé entra dans la yourte poussant un cri stridant en réponse au sifflement.
Klara imita sa mère, souffla doucement sur le liquide avant d'en avaler une gorgée, puis de faire une légère grimace perplexe. Elle passa son petit bout de langue sur ses lèvres, comme pour mieux goûter le breuvage, avant d'en reprendre une lampée. Elle poussa un soupir d'aise et prit un air satisfait.
« Ah ! Ça fait du bien ! » s'exclama-t-elle avec exagération. Elle écouta les préparatifs que prévoyait de faire Aksana, et elle ouvrit de grands yeux, comme si une idée venait de lui traverser l'esprit.
« Tu crois que je pourrai lancer des sorts moi aussi un jour ? » questionna-t-elle en se redressant d'un coup, manquant renverser le thé sur elle dans son excitation.
« Et que moi aussi j'aurais une chouette aussi belle qu'Hamara ? »Aksana tendit le bras à l'oiseau qui se posa délicatement. Elle se mit à lisser les plumes blanches tout en réfléchissant à la question de sa fille.
Après quelques secondes, elle répondit :
« Je ne sais pas, mais c'est possible. Tu es encore jeune, les pouvoirs magiques se manifestent souvent à un âge plus avancé donc pour l'instant je ne sais. Mais si tu ne peux pas lancer de sorts, tu auras d'autres talents, personne chez les Sangs Hurlants n'est inutile. » Elles terminèrent leur thé tranquillement, le babillage de la petite fille remplissait inhabituellement la yourte. Lorsque la matinée fut bien avancée, elles sortirent et rejoignirent la yourte de Torild, qui parut soulagée en voyant Klara.
Les au revoir furent émouvants, la fillette s'accrocha un instant à elle, pleurant à nouveau. Torgeir, le fils ainé de la chamane, regardait la scène le visage sombre, ému mais essayant de le cacher, un homme ça ne pleure pas.
Aksana sortit de la yourte sans se retourner, arrivée devant celle du Chef, elle inspira fortement, recomposant un visage impassible.