Voici la traduction d’un récit court écrit par Liane Merciel et publié sur le blog de Paizo.Des présages tirés des cartes
Les cartes étaient devenues folles.
Irhina ressentait les frémissements de leur agitation à travers sa minuscule cabine. C’était une vibration aigue et étouffée, comme une douzaine d’instruments désaccordés bêlant des mélodies différentes. Quelque chose allait se produire, comme un poids énorme pesant sur la toile de la destinée et déformant tous les brins du destin vers lui.
Tremblante, Irhina s’approcha de l’écoutille. Tout était sombre de l’autre côté du verre sale, à l’exception des silhouettes approximatives des vagues qui se soulevaient, à peine éclairées par une lune nuageuse et hésitante. Des éclairs lointains apparurent derrière les nuages ventripotents. La tempête était quasiment sur eux.
Le Faucon des Mers se redressa puis plongea de l’avant au moment où une autre vague vint le percuter. Les cartes du destin d’Irhina tombèrent de la table. Neuf cartes s’éparpillèrent sur le tapis usé de la cabine.
Irhina ressentit de piquotements sur la peau. Les choses n’arrivaient pas par accident avec les cartes du destin. Pas de coïncidences, pas d’erreurs. Seuls les amateurs pouvaient se permettre de croire à de telles fantaisies, et cela faisait de très très nombreuses années que ce n’était plus le cas d’Irhina.
Plus depuis que ce jeu de cartes du destin l’avait fait sienne, en fait.
Irhina frissonna à nouveau. Ça s’était passé une sombre nuit. Un incendie, des cris, le chaos. L’emballage de papier plié qui renfermait les cartes, maculé du sang encore chaud de son oncle, tombant en morceau et déversant les cartes vernies dans ses mains. Les piquotements excitants de la magie contre sa peau, non désirés mais impossibles à refuser.
Puis… un devoir pesant, et une vie difficile. Des années de solitude avec peu de rires. Ces souvenirs pouvaient l’absorber facilement si elle les laissait faire.
Ce n’était pas le cas. Ici, dans le présent, il y avait une tempête à laquelle il fallait survivre.
Les cartes s’étaient éparpillées en formant un carré approximatif sur le sol de la cabine. Si cela avait été un tirage traditionnel, elles auraient été placées en trois colonnes précises de trois cartes : passé, présent et futur, le tout centré sur une carte de rôle. Ce soir cependant, les cartes avaient formé un arrangement différent sur le tapis rouge miteux. Elles étaient tombées en une séquence de trois sur trois mais les colonnes s’entrecoupaient, sans séparation nette entre le passé, le présent et le futur. Certaines des cartes n’étaient pas seulement à l’envers mais carrément sur le côté, une image interrompant ou cachant une autre.
La Sage-femme. Le Grand Ciel. Le Nain d’airain de travers : l’invulnérabilité malgré le danger. Le Carnaval et la Lanterne du Démon reliée par le Roncier entremêlé : ruse et illusion d’un côté, tromperie sournoise d’un autre, et une histoire sanglante qui les reliait, mais il était impossible à Irhnia de déterminer si cela signifiait que leur histoire en commun était la clef permettant de percer leur tromperie ou si ça voulait tout simplement dire qu’un terrible mensonge avait perduré pendant une longue période.
D’habitude, la carte de rôle l’aurait guidée à travers ces conflits d’interprétation. Cette carte, comme le héros d’une histoire, permettait de clarifier un fouillis composé d’éléments incompatibles en offrant un point de vue et une structure narrative. Même dans le cas d’une lecture spontanée, une carte de rôle aurait dû être mise à part pour ancrer les autres symboles autour d’elle.
Mais il n’y avait pas de carte de rôle. Aucune image centrale, aucun guide menant à la signification. Irhina laissa ses doigts danser légèrement au-dessus des cartes, comme pour signaler son questionnement. La vibration qu’elle reçue en réponse ne laissait aucun doute : les cartes n’avaient pas la réponse.
Il n’y avait que le chaos du futur-passé-présent, le tout entremêlé et se tortillant sans aucun sens. Elle aurait pu tout aussi bien tenter de lire le futur à partir d’un nid de serpents.
Elle repoussa les cartes du destin dans leur boîte, ignorant les protestations exprimées sous forme de piquotements à travers ses paumes et quitta sa cabine minuscule. Tempête ou pas tempête, elle avait besoin d’air.
La tempête n’avait pas encore commencé. Un étrange voile jaunâtre recouvrait les ventres sombres des nuages. Des étincelles lumineuses irrégulières l’agitaient quand les éclairs zébraient le ciel. Le grand dôme coré de Crystilan étincelait au loin, reflétant la même lumière tempétueuse et étrange depuis l’endroit où il était perché, au sommet des falaises côtières léchées par les vagues.
Non, Irhina réalisa. Crystilan ne reflétait pas la lumière. C’était plutôt la source de cette lueur mystérieuse et éblouissante. Et celle-ci s’intensifiait de minute en minute, déversant des rubans de lumière jaune à travers la mer et teintant l’écume blanche des vagues en safran. Des ondes lumineuses parcouraient l’intérieur du dome immense, se décomposant en des formes runiques qui s’étendaient pour former des diagrammes tourbillonnants avant de se dissiper.
Elle n’était pas la seule à être fascinée par le spectacle. D’autres passagers étaient montés sur le pont pour l’observer avec elle : une femme tianaise, un homme kéléshite et un noble ustalavien paré d’une belle chemise à manchettes et doté de traits bestiaux et cheveux hirsutes qui lui faisaient se demander si la malédiction de lycanthropie n’avait pas touché son lignage. Cela ne l’aurait pas vraiment surprise. Le Faucon des Mers demandait des montants exorbitants mais il transportait tous ceux qui pouvaient se les permettre, et il visitait des destinations que d’autres vaisseaux évitaient.
Elle se demanda si l’un de ces passagers avait payé pour faire passer le Faucon des Mers si près de Crystilan. La ruine thassilonienne avait résisté aux érudits pendant des millénaires. Au sein du grand dôme de cristal se trouvait une ville tout entière parfaitement préservée, que le temps n’avait pas affecté et qui était impossible à atteindre. Beaucoup de gens supposaient que la cité et ses habitants avaient été victimes d’une malédiction lancée par un ancien archimage, et les marins superstitieux avaient tendance à faire un détour pour l’éviter, de peur d’être pris au piège.
Irhnia avait toujours pensé que c’était idiot mais, aujourd’hui, elle n’en était plus si sûre. La cité en-dessous du dôme avait toujours été étrange mais, aujourd’hui, elle semblait différente : comme consciente, et plus menaçante, avec une intensité qu’elle n’avait jamais ressentie auparavant. C’était comme si quelque chose de puissant était en train de se réveiller au sein du dôme et commençait à observer les alentours avec des yeux affamés et envieux. Une chose puissante et maléfique, elle en était sûre, mais elle n’aurait pas su dire pourquoi.
Sous le Faucon des Mers, la mer était éclairée par une lueur qui semblait provenir des profondeurs, ce qui donnait l’impression qu’ils naviguaient sur un lac d’or liquide. D’autres éclairs apparurent entre les nuages, de plus en plus souvent, mais à chaque fois étrangement silencieux…
… jusqu’à ce qu’un coup de tonnerre explose au-dessus de leur tête avec une telle férocité qu’Irhina se mit à trembler.
Un autre coup de tonnerre, puis encore un autre, et Irhina se rendit compte que ce n’était pas du tout le tonnerre. Crystilan elle-même était en train de se briser. Des craquelures gigantesques fissuraient le dôme luisant. Des éclats de cristal vibrant volèrent dans la mer, créant des geysers d’eau salée et de pierres brisées qui firent trembler le Faucon des Mers malgré la distance.
Et dans la ville abandonnée de puis longtemps située sous Crystilan, Irhnisa pouvait voir les silhouettes impossibles et minuscules de … gens. Certains avaient une taille humaine, minuscules à cette distance. D’autres étaient bien plus grands que les premiers, si grands qu’ils devaient certainement être des géants. Elle ne parvenait pas à déceler quoi que ce soit à propos de leur langage ou de leurs habits mais leur simple vue la remplissait d’une terreur instinctive.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » murmura le noble potentiellement loup garou à côté d’elle. Ses ongles noirs et épais s’enfoncèrent dans le bois attaqué par le sel du bastingage. Il ressemblait à un monstre mais, en ce moment précis, Irhina ressentit soudainement de la solidarité pour lui. S’il était bel et bien un monstre, il s’agissait au moins d’un monstre qu’elle connaissait.
« Un bouleversement, » dit Irhina. « Le futur mélangé au passé, et le passé au futur. Les cartes m’ont donné un présage qui commence à devenir clair. L’ancien affrontera le nouveau et le nouveau, l’ancien. »
« Mais qu’est-ce que ça veut dire ? » Les yeux du noble luisaient d’une lueur jaunâtre quand il tourna la tête vers Irhina.
« Les cartes ne sont que des cartes, » lui dit-elle. « Elles ne savent pas qui sera la carte du rôle dans cette histoire. Ce qui fait qu’elles ne peuvent pas nous donner le fin mot de l’histoire. C’est à nous qu’il revient de le découvrir. »
« Ou à ceux qui sont là-dedans, » dit le noble en se retournant vers les minuscules silhouettes dans le dôme.
« Oui. » Irhnia croisa les bras pour repousser un nouveau frisson d’appréhension. « Ou à ceux qui sont là-dedans. »