Voici la traduction d’un billet de blog reprenant un récit court par Liane Merciel disponible en VO sur le blog de Paizo.Ils étaient en train de parler du dragon.
Uguro s’aplatit contre l’affleurement rocheux et se rapprocha, utilisant ses coudes pour avancer sur le sol inégal. La roche mordait ses contusions mais il repoussa la douleur et resta silencieux.
« — mais il n’y a pas de dragon au Taldor ! Il n’y en a pas eu depuis des siècles ! Le Fléau des dragons, c’était il y a bien plus de deux mille ans et, depuis lors, nos glorieux tueurs de dragons — » La voix était plus âgée, masculine, et avait le ton d’un privilégié répondant à un affront. Un noble, se dit Uguro, plus précisément un noble qui n’a pas l’habitude de recevoir des mauvaises nouvelles.
L’autre personne qui parlait était bien déterminée à lui faire ravaler ses paroles. La voix était féminine, plus jeune et teintée d’un accent étranger qui ne cachait en rien son exaspération. « Éovras, quand le Fléau des Dragons s’est-il terminé ? »
« En 3672 du Calendrier d’Absalom, madame. » C’était une autre voix. Encore plus jeune, et masculine.
Ugugro s’avança un peu plus, osant passer la tête sur le côté de l’affleurement le plus proche. Maintenant, il pouvait les voir. Tous les trois portaient des armures mais c’était sans doute là leur seul point commun.
Le noble aux cheveux gris avait été enchâssé dans une armure de plaques décorée de style ancien qui avait été clairement construite pour quelqu’un de plus large d’épaules et de plus mince de taille. Il était face-à-face avec une femme aux cheveux bruns dans une armure cabossée mais bien entretenue et un homme plus jeune rasé de près qui semblait être un… apprenti chevalier ? Un écuyer ?
La femme secoua la tête. « On dirait que les souvenirs de notre bon baron sont un peu inexacts. Penses-tu que les événements qui se sont produits il y a "bien plus de deux milles ans" sont suffisants pour empêcher un dragon de pénétrer dans la baronnie ces jours-ci ? »
Le jeune chevalier – Éovras – inclina sa tête. « Je ne pourrais pas dire, madame. »
« Moi oui. » L’interjection d’Uguro le surprit même lui-même. Il sursauta, lâchant presque la roche, alors que tous les yeux se tournaient vers lui. L’apprenti chevalier et le baron étaient visiblement surpris. Seule la femme ne sembla pas être surprise. Était-elle au courant de sa présence ?
Uguro déglutit puis descendit la paroi rocheuse et vint se placer devant eux. Il réajusta sa tunique, un mouvement bien inutile, car il ne savait que trop que le tissu grossier était brûlé et rempli de trous et que, lui-même, n’était qu’un infect rebut de mineur aux pieds nus. Mais il devait le leur dire.
« C’était un dragon. Messeigneurs. Madame. C’était… c’était un dragon. » Tout à coup, les yeux d’Uguro se gonflèrent de larmes, chaudes et épaisses. Une douleur le saisit à la poitrine et c’était à nouveau aussi difficile de respirer que quand le dragon avait balayé la terre rocailleuse de son souffle de feu et qu’il avait eu l’impression qu’on lui avait dérobé tout l’air contenu dans ses poumons. C’était comme si prononcer le nom de la bête avaient ramené ces terribles souvenirs à la surface.
« C’était un dragon, » parvint-il à dire une nouvelle fois, puis il éclata en sanglots. Il ne parvenait pas à les empêcher. Il avait treize ans.
« Montre nous, » dit la femme.
Des trainées de feu s’étaient abattues un peu partout à travers le campement de mineurs, tombant avec une telle fureur que la terre, pourtant dure, avait été renfoncée au centre de chaque explosion. Des morceaux de glace incrustés de gravier craquaient sous les pas d’Uguro alors qu’il menait la femme et ses compagnons vers les ruines. Ils lui avaient donné des bottes pour protéger ses pieds nus mais il pouvait encore ressentir les échos du feu à travers les semelles usées.
La terrible chaleur avait fait craquer la pierre et fondre les outils de fer en des flaques ridées, mais tout cela s’était déroulé si vite que les navets plantés dans le jardin du camp, protégés par le sol humide, étaient encore en parfait état en-dessous de leurs feuilles calcinées et noires. La femme, Cirra, en arracha un pour l’examiner puis le replanta soigneusement. Comme pour éviter d’être responsable d’un gaspillage au cas où, un jour, quelqu’un veuille récolter ce navet.
Ces gens étaient si étranges. Ils se préoccupaient des navets alors que…
« Ils sont morts ici. » Ugoro indiqua l’endroit du doigt, même si c’était inutile dans le fond. Le réfectoire, qui avait été le bâtiment le plus grand du camp, n’était plus qu’une ruine fumante. Devant l’encadrement noirci de sa porte, les bottes des mineurs étaient encore alignées en une rangée impeccable. Le dragon les avait obligés à enlever leurs chaussures avant de les rassembler à l’intérieur. Sa manière de plaisanter… exiger que les mineurs fassent preuve de respect envers ce cimetière.
Des restes de lettres personnelles et de souvenirs calcinés volaient autour des bottes comme des feuilles mortes. Tout ça aussi, le dragon l’avait pris. Il avait lu les lettres à haute voix, une par une, en se moquant des erreurs d’orthographe et de la banalité des sentiments avant d’incendier ses souvenirs ainsi que leurs propriétaires. Uguro avait observé la scène à bonne distance, caché, le souffle coupé tant par la cruauté de la créature que par sa magnificence.
Cela, il ne raconta pas aux étrangers. Mais il observa la femme qui se penchait pour prendre une lettre et vit sa mâchoire se raidir quand elle l’étudia, et il sut qu’elle avait compris ce que le dragon avait fait.
Elle plia la lettre et la glissa respectueusement dans une botte vide.
Quels gens étranges.
« Qu’en pensez-vous ? » demanda Éovras à la femme.
« Je ne sais pas » admit Cirra. « L’intensité des flammes, la taille des traces de pattes… Je ne dis pas que c’est forcément l’œuvre de Daralathyxl mais… »
Les yeux d’Éovras s’agrandirent. « Vous pensez vraiment… »
« Non, mais seulement parce que je ne pense pas que le Sixième Roi des Montagnes se préoccuperait d’un camp minier dans l’arrière-pays taldan. » Cirra se rendit compte qu’Uguro les regardait et elle haussa les épaules en signe d’excuse. « Sans vouloir t’insulter. »
Uguro ne parvenait pas à comprendre pourquoi il aurait pu être insulté. Le camp de mineurs était minable. Et il ne comprenait pas l’attaque non plus. « Pourquoi un dragon s’en prendrait-il à nous ? »
« Je ne… » commença Cirra, mais un cri provenant des tentes du baron interrompit sa réponse.
« Dragon ! »
Un moment plus tard, le même cri, porté par d’autres voix. Puis les cris se firent plus forts et plus frénétiques, et puis ils furent remplacés par les bruits des cauchemars d’Uguro.
Tout d’abord le puissant sifflement et les craquements du souffle puis le rugissement irréel et creux des flammes qui s’embrasaient avec une telle fureur que l’air lui-même semblait s’agiter et brûler, et puis…
… et puis tout le reste. Les cris des chevaux et des chevaliers en flammes, les hurlements désespérés des commandants survivants qui tentaient de ramener de l’ordre, le chœur des incendies moins intenses causés par la conflagration initiale.
Laissant les autres derrière elle, Cirra courut en direction du bruit. Le baron et l’apprenti chevalier se mirent à la suivre et, après une hésitation effrénée qui le paralysa, Uguro courut également derrière eux. La seule chose qu’il craignait plus que le dragon, c’était d’être seul face à lui.
Les flammes, la fumée et la confusion s’étaient emparées des cavaliers du baron. La panique suivant l’apparition du dragon empoisonnait l’air. Elle hérissa les petits poils le long du cou d’Uguro et piqua son nez comme de la fumée acide.
Puis il ressentit un sursaut de terreur et sut, même avant de regarder vers le haut, que le dragon revenait à nouveau.
Il était immense. Plus rouge que des rubis, plus rouge que le sang, et puis tout à coup noir quand ses ailes avalèrent le soleil. La vision liquéfia les boyaux d’Uguro. Il ne comprenait pas comment les chevaliers pouvaient à s’élancer vers lui mais, d’une manière ou d’une autre, ils y parvenaient.
Cirra avait trouvé un cheval quelque part. Elle agitait une épée et hurlait quelque chose, mais Uguro ne parvint pas à comprendre ses mots. Puis il vit le dragon plonger vers elle, gueule ouverte pour projeter une autre explosion mortelle.
Les rochers s’enflammèrent. Cirra était parvenue à esquiver le souffle en se plaçant derrière un affleurement. Et, maintenant, Uguro comprenait ce qu’elle venait de faire : distraire la bête pour permettre aux cuisiniers, aux cordonniers et aux autres civils du campement de se mettre à couvert. Ils se trouvaient dans le chemin initial du dragon et auraient certainement été carbonisés si elle ne l’avait pas attiré au loin.
Cirra sortit de derrière le rocher, hurla de nouvelles paroles de défi, mais cette fois-ci, le dragon ne mordit pas à l’hameçon. Le baron avait chargé la bête, ses soldats derrière lui, et le dragon se retourna pour leur faire face.
Pendant un moment, le baron resplendissait de courage. La lumière du soleil étincelait sur son armure décorée. La charge tonitruante des chevaliers ressemblait à une illustration dans un livre, avec des plumes, des bannières et des chevaux blancs.
Puis le dragon souffla.
Le plastron du baron, qui se mit à briller par magie, résista à cet enfer de flammes. Ce fut la seule chose qui résista. Les armures des chevaliers fondirent comme de la cire. Les chevaux hurlèrent. Les plumes et les bannières furent réduits en cendres, et le chaos s’abattit sur leurs rangs. Et ce qui retomba du plastron fumant du baron, désormais dénué de tête et de jambes, était une vision d’horreur.
Le dragon serpenta lentement à travers les débris et ramasse le plastron du baron. Avec un rugissement triomphant en direction du ciel couvert de fumée, il découpa les attaches en cuir d’un mouvement rapide, comme s’il ouvrait une huître. Puis il amena l’armure brisée au-dessus de sa bouche, ouvrit grand la gueule, et avala l’encas à moitié cuit en produisant un craquement sonore.
Caché derrière un rocher, Uguro se plia en deux, les yeux écarquillés d’horreur, sous la chape de plomb causée par la terreur draconique. Il mit ses mains devant sa bouche, tentant de ne pas vomir. C’était peine perdue.
Puis un regain d’assurance l’envahit, puissant, sûr, atténuant la terreur. La main de Cirra était sur son épaule. Elle lui fit signe de rester caché tout en s’accroupissant à côté de lui et en observant le dragon se repaître de ses victimes.
« Qu’est-ce… pourquoi ? » bégaya Uguro. « Pourquoi cela s’est-il produit ? »
Cirra répondit par un soupir abrupt. Ses yeux suivaient encore le dragon. « Je ne sais pas. Ce n’est pas Daralathyxl. Il avait la bonne taille mais… pas les cicatrices. Ce n’est pas un des dragons rouges que je connais. »
« Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ? »
« Nous allons battre en retraite. Notre devoir principal est de mettre les survivants en sécurité. Puis nous découvrirons qui ce dragon est, et pourquoi il est venu. Quand nous serons prêts et armés avec plus que juste du courage, nous agirons. »
« Vraiment ? Vous allez le combattre ? » L’idée d’affronter cette chose…
« Oui, nous allons le combattre. » Cirra lui jeta un coup d’œil et esquissa un sourire, malgré les circonstances. « Si tu veux. Si tu es prêt. Mais, pour le moment, nous avons un devoir envers les survivants. C’est pour ça que nous allons partir. Calmement. Prudemment. Tu connais les chemins de la région, n’est-ce pas ? Aide-nous à trouver comment partir. »
« Oui. » Uguro opina du chef. Sa gorge était encore tout sèche, mais il était content de pouvoir donner un coup de main. Cela lui donnait l’impression d’être courageux. Assez courageux pour imaginer un jour en faire plus que ça. « Oui, il faut aller dans cette direction. » Il déglutit. « Du moins, pour le moment. »