Traduction du premier chapitre : "The Solarium" de la nouvelle "L'Éclaireur disparu" par Dave Gross. Illustration d'Eric Belisle.

C'était bon d'être à la maison, mais la tranquillité de ma serre n'avait pas encore eu le temps de remédier à mon mal de tête quand le valet vint interrompre ma rêverie avec une lettre. Je pris la missive qu'il me présentait sur un plateau d'argent mais, comme il ne partit pas immédiatement, je dus lui signaler de s'en aller en levant un sourcil. Le personnel avait pris l'habitude de s'intéresser de trop près à mes affaires depuis le cas Henderthane. La dévotion que les halfelins avait développée au fil des quatre générations pendant lesquelles ils avaient servi ma maison était entrain de dégénérer en sentimentalité. J'espérais qu'il ne me serait pas nécessaire de renvoyer les pires d'entre eux pour faire un exemple.

La marque postale provenait d'Absalom, ce qui piqua ma curiosité. Il s'était écoulé plusieurs mois depuis la dernière fois où mes supérieurs dans la Société m'avaient contacté. Autrefois, il y avait eu une époque où je recevais fréquemment des notes de félicitation et des demandes pour envoyer mes agents étudier de nouvelles pistes et mettre à jour des sites qui n'avaient jamais été explorés. Ce genre de message était peut-être tout à fait le genre de remède dont j'avais besoin pour faire passer la lassitude qui avait suivi mes récents tracas.

Mon espoir fut douché dès que je lus les premières lignes du message, et quand je jetai un coup d'œil plus bas et ne vis pas une signature mais simplement le sceau du Decemvirat, mon cœur se mit à bouillir d'indignation. Un membre anonyme du cercle intérieur présumait de me faire des remontrances, à moi, le Capitaine d'Aventure Varian Jeggare, l'un des membres les plus anciens de la Société des Éclaireurs ?

Après le choc initial causé par cette effronterie, je vidai mon verre, qui contenait un cépage prometteur provenant d'une de mes propriétés du sud. Ces nouvelles mal venues diminuaient le plaisir que le vin me procurait, mais c'était tout de même un clairet tout à fait buvable, avec une robe d'un rouge profond et un bouquet complexe et truculent. Heureusement, il en restait juste assez dans la bouteille pour que je remplisse mon verre tout en examinant le message de plus près.

Bien que le ton de la lettre m'irritait, je ne pouvais pas contredire les faits qui y étaient présentés. Cela faisait plus de deux mois que je n'avais reçu aucun rapport de la part des Éclaireurs qu'elle mentionnait et l'agent qui m'avait donné les dernières nouvelles en provenance de l'Ustalav ne m'avait pas contacté depuis le début du printemps. Heureusement, dans le cas de cet agent, j'avais pris des arrangements au cas où elle se serait trouvée dans un endroit trop isolé pour pouvoir utiliser des méthodes de communication normales.

Je me levai du fauteuil et trébuchai légèrement avant de me rattraper sur le bord d'un cache-pot. Je notai mentalement qu'il me faudrait réprimander le jardinier pour avoir laissé le chemin de pierre aussi glissant, même si le reste du passage semblait suffisamment sec. Je parcourus les longues rangées de plantes à la recherche du lys aux murmures. Je le trouvai à un endroit ensoleillé, à côté d'un plant fleurissant de fougères à mémoire dont je n'étais pas encore parvenu à tirer pleinement avantage.

Il y avait huit rangées de lys aux murmures, chacune contenant quatre plantes distinctes. J'avais confié les jumeaux de chacun des groupes de quatre bulbes à mes agents les plus téméraires. Si jamais ils se retrouvaient isolés, ils n'avaient qu'à planter les bulbes. Une fois recouverts de terre humide, les bulbes fleurissaient en un jour ou deux et leurs racines transmettaient un signal qui ne pouvait être reçu que par l'autre moitié du bulbe. Je supposais que la transmission passait par les plans Élémentaires grâce à des portails microscopiques, mais je n'avais pas encore réalisé les expériences nécessaires pour rédiger un traité sur le sujet. Quelle que soit la nature exacte du mécanisme utilisé, les lys permettaient une communication quasi instantanée entre les fleurs jumelles. Il suffisait de parler dans l'une des fleurs et le message émergeait simultanément de l'autre.

Des trente-deux lys aux murmures qui se trouvaient dans le bac à fleurs, aucun n'avait changé de couleur : ils arboraient tous la couleur blanc-pêche qui indiquait que leurs jumeaux n'avaient pas été activés. Cependant, les quatre que j'avais confiés à mon agent en Ustalav s'étaient flétris et leurs pétales ternes étaient tombés au pied de leurs tiges molles.

Le sort de mon Éclaireur était inconnu, mais les bulbes qu'elle possédait n'avaient pas survécu.

~ ~ ~



On peut dire ce qu'on veut au sujet du sang qui coule dans les veines de Radovan, mais il est doué pour ce qu'il fait.

Je me raidis. On se raidit toujours quand on entend un bruit inattendu dans une allée de la rue des Anguilles. J'allais saisir le grand couteau caché dans la couture de ma splendide nouvelle veste mais je n'en fis rien quand je reconnus la voix. Sa poignée pendait comme une grosse queue de chat ; elle m'était d'ailleurs rentrée plusieurs fois dans les côtes quand j'étais dans les bordels de la rue des Tours.

"Desna pleure, Mac," dis-je sans me retourner. Mon cœur battait si fort qu'on pouvait sans doute l'entendre autour de moi. Je gardai les yeux sur la rue, là où je m'attendais à voir le paracomte Unizo Fermat à un moment ou l'autre de cette matinée. Son épouse voulait avoir la preuve qu'il avait joué et perdu le salaire de la famille et le boss m'avait chargé de ce travail ennuyeux. Avec un peu de chance, j'en serais quitte avant midi.

"Désolé, Spikes," dit-il, utilisant un surnom d'enfance qui n'était jamais vraiment resté. La seule autre fois où quelqu'un l'avait utilisé, ça avait été pour me rappeler que nous étions de vieilles connaissances. Mac avait une faveur à me demander.

Chez les Chévriers, Maccabus faisait partie des vieux. Ce que je veux dire par là, c'est qu'il avait passé plus de quarante années sur les rues sales de l'ouest d'Egorian. C'était l'homme de main principal de Zandros le Beau et, au fil des années, il avait acquis la réputation d'obtenir simplement en prononçant un mot sur un ton froid ce que d'autres ne pouvaient avoir qu'en versant quelques litres de sang et en cassant quelques genoux. C'était l'un des rares membres du gang encore vivants que j'aurais aidé à sortir d'un incendie. De temps en temps, nous partagions un godet et nous parlions d'autre chose que du travail.

Le problème, c'était que nous étions quittes depuis longtemps. Avant d'accepter de travail pour mon boss actuel, le comte, j'avais gagné ma liberté vis à vis de Zandros — même s'il tendait parfois à l'oublier. Ce vieux chien galeux essayait encore de temps en temps d'obtenir de moi des faveurs que je ne lui devais pas, tout jaloux qu'il était que j'aie un nouveau maître. Un nouvel employeur, je devrais dire. C'était un des termes de notre arrangement. Aujourd'hui, je ne suis plus l'esclave de personne.

D'un autre côté, Mac avait pris parti pour moi la dernière fois où Zandros avait tenté de m'avoir.

"Que veux-tu ?" lui demandai-je.

"Un coup de main musclé pendant dix minutes."

"Et qu'est-ce que j'y gagne ?"

"Je te parlerai d'un contrat," dit-il. "Sur la tête de ton boss."

Et là, il eut toute mon attention. Le boss et moi savions qu'il y aurait des répercussions après notre dernière affaire. Nous avions rempli notre part du contrat, oui, mais, ce faisant, nous avions découvert un secret encore plus grand. C'était le genre de chose qui pouvait faire du mal à plusieurs des maisons nobles, celles-là mêmes qui engageaient généralement le boss. Celles-là même aussi qui engageaient généralement des assassins.

"Où est-ce que tu en as entendu parler ?"

Mac ne répondit rien. Quand je me tournai pour le regarder, il examinait simplement la rue.

"Vincenzo, c'est ça ?" Ces derniers temps, cet informateur à tête de fouine avait fait courir tellement de bruits au sujet d'assassinats de personnalités importantes que c'était bien étonnant qu'il n'ait pas encore pris son dernier bain dans le lac de la Tristesse.

Mac haussa les épaules.

"Je pourrais simplement aller lui demander." Vincenzo avait des habitudes coûteuses et, après avoir vendu des informations de cette importance, il se rendrait directement dans une tanière à frisson (NdT : le frisson est une drogue dans Golarion). Le problème, c'était que Vincenzo était parano, tout le monde le savait. Et donc, il ne consommerait pas sur place.

"Ca doit se produire ce soir," dit Mac.

C'est ça qui faisait que Mac était si doué dans ce qu'il faisait. Il avait l'art et la manière de présenter des choix qui n'étaient pas du tout des choix. J'abandonnai ma recherche du paracomte et je le suivis.

Quelques pâtés de maisons plus loin, il désigna une habitation d'un mouvement du menton. Je la reconnus ; c'était une devanture pour une maison de prêt. Nous fîmes le tour vers une allée à l'arrière. À part deux chats galeux qui fouillaient le contenu d'une poubelle renversée, elle était déserte, et la porte arrière de la maison de prêt était barricadée par des planches. Mac jeta un œil vers les fenêtres du premier étage ; elles étaient fermées, sans doute pour se protéger des mauvaises odeurs de l'allée.

Je compris son signal et me mis à escalader. Comme les volets étaient fermés par une simple attache, je ne pris pas la peine d'utiliser les outils qui étaient cachés dans des poches dissimulées dans mes manches ; je la fis simplement glisser à l'aide du bout de la lame d'un de mes couteaux de lancer.

En jetant un œil à l'intérieur, je vis une chambre vide avec quatre matelas de pailles sur le sol. À travers la porte ouverte, j'entendis le son d'articulations qui craquaient au rez. Trois ou peut-être quatre voix jacassaient et se plaignaient, sans grand enthousiasme. Je fis un signe à Mac pour lui indiquer que la voie était dégagée et je me glissai au-dessus du rebord. Quelques secondes plus tard, il se tenait à côté de moi. Ensemble, nous avançâmes à pas légers vers le palier et nous regardâmes vers le bas.

Trois hommes, les manches retroussées, se tenaient autour d'une petite table recouverte de piles de pièces de cuivre et d'argent. Chacun d'eux avait un long couteau à la ceinture et, à côté de l'un d'eux se trouvait une de ces arbalètes de poing qui ne valent pratiquement rien, à moins d'avoir empoisonné le projectile. Mac m'indiqua le gars qu'il voulait ; il me laissait les deux autres. Je levai un sourcil et il fit le signe pour "grande entrée" selon le code des voleurs, avant de se glisser vers les escaliers. Ils ne faisaient que 2,40 mètres de hauteur. Je sautai par-dessus la rampe et atterris juste au moment où l'un des hommes lançait les dés.

Les pièces de monnaie volèrent dans toutes les directions quand mes pieds touchèrent la table. J'avais espéré qu'elle se brise et amortisse ma chute mais elle tint bon. Je m'accroupis et pris appui sur une main pour éviter de tomber. Le premier homme qui tenta d'attraper son couteau reçut ma nouvelle botte en plein visage et tomba en arrière sur sa chaise. Le second, la cible de Mac, eut la bonne idée de se jeter au sol et de rouler plus loin, mais le troisième tenta d'agripper l'arbalète.

Je lui montrai le grand sourire. Face à cette vision, des gars costauds se sont déjà pissés dessus, mais cette technique a un prix. J'aurais mal à la mâchoire pendant plusieurs heures après avoir pratiqué un sourire qui ressemble à une boîte de clous allongés.

L'homme en face de moi ne gémit qu'à peine, ce qui est tout à son honneur. L'arbalète n'était pas remontée mais un carreau dentelé était déjà en place. Sa main avança de quelques centimètres vers le levier puis il hésita. Une seconde plus tard, il déposa l'arme et me montra ses mains tout en reculant contre le mur.

Je hochai la tête en signe d'approbation et perçut un bruit de respiration qui m'indiqua que Mac s'était rendu maître de sa cible. Du coin de l'œil, je vis l'homme que j'avais envoyé au sol se relever et poser la main sur le manche de son couteau.

Je descendis de la table tout en tournoyant, plaçant mon dos contre le mur. Il se tourna, surpris de me voir à ses côtés. C'est là que je suis le plus dangereux. Je projetai mon coude vers lui et, immobilisai son épaule avec mon aiguillon, du côté où il tenait son couteau. Mes aiguillons ne sont pas suffisamment longs pour épingler un homme sur un mur, même pas assez longs pour atteindre le cœur, mais ils font mal.

Le couteau de l'homme tomba au sol. Je continuai de l'immobiliser et murmura quelque chose dans son oreille. Il hocha la tête et me montra ses mains. Je jetai un coup d'œil à son compagnon pour m'assurer qu'il était encore là où je voulais qu'il soit. C'était le cas.

De l'autre côté de la table, Mac avait fait asseoir son homme sur un tabouret et lui tenait l'épaule. Il se pencha pour murmurer dans oreille à la manière d'un oncle soucieux de son bien-être. Quelles que soient les paroles qu'il prononça, elles rendirent le visage de l'homme aussi pâle qu'une voile de bateau. Il ne dit rien mais, de temps en temps, il hocha la tête pour montrer son accord.

Nous restâmes ainsi tous les cinq pendant quelques minutes. L'homme que j'avais immobilisé grimaça de douleur et j'enlevai mon aiguillon. Il soupira, reconnaissant, et garda les yeux sur la table vide. L'autre type me regardait de la tête au pied, admirant mes nouveaux habits : veste, pantalons et bottes, tout en cuir rouge du Chéliax décoré de rabats et d'épines qui soulignaient ma beauté endiablée. Ils m'avaient coûté la majeure partie de ce que le boss appelait mon "bonus de rétention", une large bourse qu'il m'avait remise pour ne pas avoir quitté la ville après que notre dernière escapade ait mal tourné.

Mac me jeta un regard indiquant qu'il en avait terminé. Nous sortîmes par la porte de devant et nous éloignâmes comme des citoyens honnêtes. Quand nous fûmes assez loin de la maison, il me donna ce qu'il m'avait promis.

"Le type à qui tu dois parler ?" dit-il. "Vincenzo."

La semaine prochaine : des couteaux dans la nuit et un bunyip vraiment fâchés