Traduction du deuxième chapitre : "The Bunyip Dock" de la nouvelle "L'Éclaireur disparu" par Dave Gross. Illustration de Joe Wilson

Vincenzo esquissa un sourire lorsqu'il m'aperçut. Sa minuscule bouche et ses dents en avant lui donnait l'air d'un furet. Je lui rendis son sourire et il déguerpit en escaladant les escaliers tordus.

J'avais trouvé Vincenzo exactement à l'endroit que Mac m'avait indiqué, dans un petit entrepôt le long du quai du Bunyip. Même au sein des districts du Côté Pauvre de la ville, le quai avachi était considéré comme un endroit isolé. Quelques-unes des brutes locales, moi y compris, aimaient y emmener une donzelle lorsqu'ils n'avaient pas beaucoup de temps et qu'elle n'avait pas des goûts de luxe. D'autres traînaient leurs victimes jusqu'à ce long dock et comptaient sur les créatures voraces qui habitaient dans l'eau pour se débarrasser du corps. Et un certain drogué parmi mes connaissances utilisait apparemment cet endroit pour s'y adonner aux rêves que le frisson induisait en lui.

L'entrepôt était petit et surtout habité par des rats, et un squatteur ou l'autre. Les propriétaires n'étaient pas prêts à payer pour des réparations, ce qui faisait que ceux qui étaient suffisamment stupides pour louer l'endroit retrouvaient parfois leurs biens flottant entre les colonnes du quai lorsqu'une partie du plancher pourri cédait. Les derniers occupants avaient abandonné leurs biens ; l'endroit puait donc le blé rongé par le mildiou et les fruits qui s'étaient transformés depuis longtemps en choses gluantes et pourries.

"Ne m'oblige pas à te pourchasser," criai-je à l'attention de Vincenzo. Je me doutais bien que ça n'allait pas l'arrêter, donc je le suivis en haut des escaliers, grimaçant à chaque couinement produit par mes pas. Si Vincenzo avait déjà pris de la drogue, il ne courrait pas pendant très longtemps. Mais, lorsque le frisson ferait effet, il serait inconscient pendant plusieurs heures, sa tête remplie de rêves d'araignées. (NdT. Le frisson est extrait à partir de toiles d'araignées exotiques.)

À l'étage, c'était un vision confuse de caisses et de rayons obliques de lumière du soleil. Ses bruits de pas s'étaient interrompus, mais j'aperçus la trace de son passage dans l'air empli de poussière. Tout en me rappelant le couteau affûté qu'il aimait utiliser, je jetai des coups d'œil sur les côtés, au cas où il voudrait tenter une embuscade.

La pile de caisses située à côté de moi grinça. Je sautai vers l'avant et parvins à éviter les boîtes qui basculaient mais pas la dégoutante explosion de fruits pourris qui jaillit hors des caisses. Je me remis debout mais je glissais dans la substance et chutais lourdement dans le mélange de mélasse et de morceaux de caisses. La puanteur était pire que tout ce que j'avais senti depuis la fois où je m'étais faufilé dans les toilettes de la maison Tauranor. Je tentai de respirer par la bouche, mais ce fut pire. Les spores de champignons me faisaient pleurer et piquaient le fond de ma gorge.

Derrière moi, Vincenzo escaladait les boîtes et tentait d'atteindre les escaliers. Je tentai de me relever, mais je glissai dans la mélasse et je faillis ajouter mon petit déjeuner au mélange. Avant d'être complètement englouti, j'attrapai une caisse intacte et je me hissai au-dessus de la pile. Lors de mes premières tentatives, je ne fis guère plus qu'étendre de la mélasse sur les caisses mais je parvins à me débarrasser de suffisamment de substance pour pouvoir avoir prise. Je promis à voix basse de me venger de ce misérable drogué, le maudissant pour le mauvais sort qui s'était abattu sur mes habits neufs. Je me glissai au-dessus des caisses intactes et je vis la tête de Vincenzo au moment où il disparaissait dans la cage d'escaliers. Une des marches pourries céda sous son pied. Il trébucha et jura, mais je l'entendis poser les pieds sur le sol au fond.

J'allai vers les escaliers et je sautai par-dessus la rampe. Bénie soit Desna, Vincenzo se retrouva pile dans ma trajectoire. Mes genoux s'enfoncèrent dans ses reins. Il cria pendant une demi-seconde avant que la douleur ne lui coupe le souffle et qu'il tombe sur le sol, sous moi. Le plancher céda et nous tombâmes entre les poutres brisées.

Je me rattrapai au bord du trou d'une main, agrippant la queue de cheval grisonnante de Vincenzo dans l'autre main. Nous poussâmes des cris simultanément au moment où mon bras et ses cheveux se tendirent. En-dessous de nous, des morceaux de planchers s'enfonçaient dans l'eau, là où le lac de la Tristesse s'écoule dans le fleuve Adivian. Ils remontaient à la surface et des vagues les amenaient jusqu'à quelques centimètres des pieds de Vincenzo qui s'agitaient. Une forme sombre jaillit hors de l'eau et brisa une planche d'une dizaine de centimètres d'épaisseur d'un coup de mâchoires.

C'était un bunyip de la taille d'une barque de pêche. Sa tête ressemblait à un phoque, en cinq fois plus grand, et sa gueule arborait trois rangées de dents semblables à celles des requins. Je n'en avais jamais vu d'aussi près et un simple coup d'œil à sa gueule me suffit pour savoir que je n'avais aucune chance de pouvoir intimider un truc pareil avec mon beau sourire.

Vincenzo poussa un cri aigu et agrippa son poignet. Il s'efforça de grimper le long de mon corps pour remonter dans l'entrepôt. Si je n'avais pas eu besoin de ses informations, je l'aurais secoué jusqu'à ce qu'il tombe et que le monstre l'attrape. Il n'aurait pas fallu plus de deux ou trois bouchées au bunyip pour l'avaler complètement.

Au lieu de cela, je me raidis pour tenter de nous hisser tous les deux à l'aide d'un seul bras. Vincenzo était si léger que ça aurait été un jeu d'enfant en d'autres circonstances. Entre ses mouvements qui me déstabilisaient et les bords brisés du plancher de l'entrepôt qui rentraient dans ma paume, j'étais déjà bien content de parvenir à rester accroché. Les planches encore en place grincèrent alors que je nous hissai.

Le bunyip sauta, envoyant une grande vague contre les piliers. Il arriva si près que je sentis la chaleur du corps de ce grand mammifère et que son haleine de poissons s'abattit sur nous. Les mâchoires du monstre se refermèrent juste derrière le postérieur de Vincenzo alors que mon informateur grimpait le long de mes jambes. Il faillit retomber dans l'eau lorsqu'il crut saisir ma "queue" et qu'il retira plutôt mon grand couteau hors de son fourreau caché. Une seconde plus tard, je sentais son genou dans mon rein, puis ses pieds sur mon épaule, et il remonta dans l'entrepôt.

Même mon Grand Couteau ne fait pas le poids contre un bunyip en colère.

"Donne-moi un coup de main," exigeai-je. Il se retourna pour me faire face, le regard vaseux et confus. Pendant un instant, il me menaça avec mon propre couteau. Puis il regarda l'arme avec horreur et la lâcha, comme s'il venait de se rendre compte qu'il avait saisi un serpent. Il se retourna et partit en courant.

Je murmurai la pire des insultes que je connaissais dans sa direction, mais je sentis la pression de l'air diminuer sous moi. Sans regarder vers le bas, j'agrippai le plancher brisé avec mon autre main et je tirai de toutes mes forces. En deux mouvements rapides, je glissai mon corps au-dessus du sol et je me remis debout, juste au moment où la tête du bunyip s'écrasa à travers le plancher, doublant la taille du trou.

Près de la porte de l'entrepôt, Vincenzo hésita un instant et se retourna pour me regarder. Il hurla en voyant le bunyip dépasser mon mètre septante (NdT. Ouais, bon, d'accord, mon mètre soixante-dix. Pfft.) Je pris un air impudent, ignorai le monstre, époussetai quelques éclats de bois qui s'étaient retrouvés sur l'épaule de ma veste et fit signe à Vincenzo de s'approcher en recroquevillant un doigt.

"C'est ta dernière chance de bien te comporter," lui dis-je. En-dessous de nous, le bunyip replongea dans la rivière en un choc qui fit trembler l'entrepôt. Vincenzo s'avança vers la porte. Je sortis un couteau de lancer de ma manche. Au moment où sa main toucha le loquet, mon couteau l'épingla contre la porte.

Vincenzo cria et tenta d'arracher la lame, mais je l'avais lancée fort. Je récupérai mon grand couteau et je m'avançai vers lui en six grands pas. Je dégageai mon couteau de lancer de la porte tout en attrapant sa queue de cheval et en l'emmenant vers le trou dans le plancher. Là, je le tins en l'air au-dessus de l'eau de la rivière.

Je plantai mon regard sur son visage, mais il regardait l'eau en bas. Nous entendîmes tous deux les bruits d'eau faits par le bunyip en colère, mais lui seul put voir ce qui se passait en-dessous.

"Tu sais ce que je veux," lui dis-je. "Qui et où ?"

"À l'opéra," hurla-t-il, ses pupilles roulant vers l'arrière au moment où le frisson commençait à faire son effet. "Je ne connais pas le nom. Un comme toi."

"Un comme moi comment ?" grognai-je. Je sentis la pression de l'air changer à nouveau, et Vincenzo remonta ses genoux jusqu'au niveau de son torse. Nous savions tous les deux que ça ne suffirait pas.

"Un rejeton de l'enfer !" hurla-t-il au moment même où nous entendîmes le bunyip traverser la surface de l'eau.

~ ~ ~



Je mis Radovan en garde. "Je ne suis pas d'humeur pour de mauvaises nouvelles." Il avait brûlé la politesse au valet et avait pénétré dans le solarium, ce qui m'avait poussé à réexaminer à nouveau ma décision d'employer un si grand nombre de halfelins. Je songeai à ajouter quelques gardes de taille suffisante pour l'inciter à améliorer ses manières.

"Je n'y peux rien," dit-il. Les diverses odeurs nauséabondes qu'il avait amenées dans la serre menaçaient de faire flétrir les orchidées que j'avais cultivées pendant des décennies depuis mon expédition dans l'Étendue de Mwangi, une expédition bien trop brève. "Un de vos pairs a embauché un assassin."

Je clignai des yeux, sans comprendre. L'odeur des fleurs m'avait bercé et préparé pour une sieste d'après midi. Je tendis la main pour obtenir du vin, mais le valet mal dégourdi avait dû déplacer mon verre après l'avoir rempli. Je renversai le verre qui tomba de la table vers le sol aux dalles de pierre, où il se brisa en un millier de petits éclats brillants. Le soleil de l'après-midi les faisait luire de mille feux, une vision qui m'hypnotisa pendant un moment.

"Vous m'avez entendu ?" dit Radovan. "C'est un contrat sur vous."

"Ridicule" dis-je. C'était vrai, j'étais un tantinet gai mais, à ce moment-là, je ne pouvais penser à qui que ce soit qui aurait été suffisamment irréfléchi pour menacer un enfant de la maison Jeggare. J'avais bien sûr un rival plus proéminent que les autres mais son éthique, à défaut de son comportement, était au-dessus de tout reproche. Le jour où il choisirait de mettre un terme à ma vie, j'en serais averti. "Qui serait suffisamment imprudent pour ça ?"

"Je n'ai pas eu de nom," dit-il. "Mais j'ai une description de l'assassin et un lieu. C'est mieux si vous manquez l'opéra ce soir. Il y a un tieflin qu'il vaut mieux que je trouve avant qu'il ne vous trouve."

"Hors de question," dis-je. Ce que je ne précisai pas, et que Radovan aurait eu du mal à comprendre, c'est qu'une représentation de La nymphe aquatique s'avérerait être mon seul répit dans une journée qui ne m'avait procuré que de mauvaises nouvelles. De plus, l'Opéra était l'endroit parfait pour moi si je voulais éviter les rejetons infernaux, car ils n'y étaient pas admis. Je renvoyai Radovan d'un signe de la main, mais il ne comprit pas le message. Je tentai de me lever de ma chaise basculante et lui dit "Vous pouvez disposer."

Ma main glissa de la chaise et je commençai à tomber. Radovan attrapa mon bras avec une poigne bien trop ferme. "Boss," dit-il, "vous devez prendre cela sérieusement. Plusieurs familles ont été touchées par l'affaire Henderthane. Je suis simplement surpris que nous n'ayons pas déjà eu plus d'ennuis."

Je me libérai de son emprise présomptueuse et fis un pas en arrière, titubant légèrement. Toutes ces nouvelles détestables ne faisaient qu'aggraver mon mal de tête. La tête me tournait et je me sentais confus, mais surtout, je me sentais en colère.

"Ce n'est pas à vous de me dire comment recevoir cette information ou une autre," dis-je. "Vous avez porté votre message. Disposez, maintenant."

Il resta debout, parfaitement immobile, pendant un moment, son expression figée à mi-chemin entre la surprise et la colère. Il n'avait jamais laissé libre-cours à sa fureur sur moi auparavant, mais je l'avais vu intimider des voleurs et des informateurs avec un de ses célèbres sourires. S'il possédait encore ne fût-ce qu'une fraction du bon sens dont il avait fait preuve dans le passé, il ne me mettrait pas à l'épreuve.

Pendant plusieurs secondes, il ne dit pas un mot. Finalement, il se gratta à l'arrière de la nuque et dit "Très bien."

Radovan ne m'avait jamais parlé avec tout le respect qui convenait et je m'étais montré permissif, peut-être trop permissif, en l'autorisant à employer des tournures de phrases informelles telles que "Boss". Il se retourna et s'éloigna, frôlant le valet qui s'élançait à petits pas rapides vers le verre de vin brisé avec un balais et une ramassette. Avant de se pencher pour nettoyer, il plaça un autre gobelet de cristal sur la table et le remplit à l'aide de la bouteille.

Je soulevai le nouveau verre pour observer la couleur du vin, mais je remarquai qu'il s'agissait d'un verre différent.

"Pourquoi ne s'agit-il pas du même que le précédent ?" demandais-je au valet.

"Pardonnez-moi, votre Excellence," dit-il en s'inclinant fortement. "J'ai bien peur qu'il s'agissait du dernier verre de cet ensemble. Récemment, nous avons connu une certaine… attrition."

Je pinçai le sommet de mon nez, espérant amoindrir la douleur que je sentais venir. Comment avais-je pu être si imprudent, si imprévoyant ? Je ressentis tout à coup le désir de rappeler Radovan, mais je parvins pas à trouver quoi lui dire.