Traduction du quatrième et dernier chapitre : "Behind The Curtain" de la nouvelle "L'Éclaireur disparu" par Dave Gross. Illustration de Joe Wilson

Recevoir un bon coup sur le crâne, c'est pire que ce que vous pourriez penser. En supposant que ça ne vous tue pas, il y a une bonne chance que ça ramollisse votre cerveau, que ça vous fasse loucher, que ça détruise votre odorat ou que ça occasionne une bonne dizaine d'autres souvenirs déplaisants vous rappelant ce moment où vous avez été suffisamment stupide pour vous avancer au-delà de l'endroit où s'était tapi l'assassin tiefeling que vous étiez censé surprendre.

Mais je ne me plains pas, et ce ne n'est pas comme si c'était la première fois que je me faisais assommer. Cette fois-ci, la chute fut dure, et ma tête cogna le sol nu de l'arrière-scène. Si un vomi chaud et puant n'avait pas rempli ma bouche et mon nez, je serais sans doute resté sur le sol.

L'odeur âcre était plus efficace qu'une gifle pour éteindre les étincelles qui dansaient dans ma tête. Je me retournai et je laissai s'écouler le reste de ragoût de poisson au curry que j'avais pris au souper. Si Malla avait servi quelque chose de moins relevé, je me serais peut-être étouffé au lieu de reprendre mes esprits. Cette pensée me fit frissonner et je promis mentalement de voler un truc sympa pour la cuisinière replète.

Au-dessus de moi, des pas rapides résonnèrent sur l'échelle de l'échafaudage, ce qui entraîna plusieurs chuintements de la part des acteurs qui désiraient le silence avant que le rideau ne se lève. Il me fallait aussi agir avant ce moment, car la femme qui m'avait frappé à la tête était ici pour assassiner mon boss.

Ma tête tournait encore mais je me remis lentement sur pied en prenant appui sur l'échelle de fer. Je sentais le poids de mon adversaire sur l'échafaudage et je levai les yeux, apercevant sa silhouette qui regardait vers le bas, dans ma direction. Elle hésita une seconde mais, lorsque je posai un pied sur l'échelle, elle se mit à courir. Ses pas résonnaient comme le tonnerre au-dessus des chanteurs, dont les "chut" ajoutèrent encore au vacarme ambiant.

J'atteignis la passerelle au moment-même où le rideau commençait à se lever. La lumière de l'éclairage envahit la scène six mètres plus bas, mais je remarquai à peine les couleurs éblouissantes du décor et des costumes. De part et d'autre de l'échafaudage pendaient des murs plats, des branches d'arbres et des treillis couverts de plantes grimpantes peintes attendant tous leurs tours lors des prochains changements de décors.

L'assassin se tenait entre les deux garde-fou de fer au centre du passage, sa boîte à fleurs bidon posée à ses pieds. Elle positionna une arbalète en place, tenant le manche au creux d'un de ses bras. Trois traits étaient attachés au manche et elle en avait déjà placé un contre le corde. Grâce à la lumière qui se reflétait d'en bas, je vis la pâte sombre qui couvrait la pointe acérée des traits.

Ça devait être de la pâte de lotus noir. Une dose de ce truc et même les prêtres d'Asmodéus ne pourraient pas soigner le boss. Bien sûr, si c'était un assassinat sérieux, ils auraient été payés pour déceler des erreurs dans les divers contrats qu'il avait passé avec eux.

Et c'était clairement un assassinat sérieux.

J'étais à mi-chemin de l'assassin lorsqu'elle releva le levier. Me rendant compte que je n'y arriverais pas avant qu'elle ne puisse décocher le trait, je me saisis d'un de ces petits couteaux qui se trouvaient dans la manche de ma veste et je le lançai vers elle. C'était un beau tir, mais elle l'évita en pliant légèrement les genoux et en penchant la tête. Le deuxième tir, que j'avais ajusté pour la toucher si elle évitait le premier, passa sans dégâts à côté de son épaule. Elle devait avoir du sang de serpent en plus de celui humain et diabolique ! C'était le genre de femme que j'aurais pu apprécier, si elle ne mettait pas mon job en danger.

Elle jeta un coup d'œil vers les loges et hésita. Elle devait se décider : tirer sur moi ou tirer sur sa cible. La question revenait à savoir si elle accordait plus d'importance au succès ou à la survie. Elle leva son arbalète et visa dans le public. Je criai la pire des malédictions que je connaissais.

On peut dire ce qu'on veut à propos d'une nation qui s'est agrippée à ce qui lui restait de pouvoir impérial en passant un marché avec les légions de l'Enfer, mais, sous la direction de la reine, le Chéliax reste la plus puissante nation de tout l'Avistan. Malgré cela, il existe certains mots qui piqueront n'importe quel femme au vif à un point tel qu'elles ne désireront rien d'autre que de mettre un terme à votre existence. Je savais que les halfelins se hérissaient toujours en entendant "petite-gens" et, même si je n'aime rien plus que de conserver mon calme dans toutes les situations, mon sang ne faisait qu'un tour aux mots : "gamin" et "rejeton de l'enfer". Aussi masculine que soit l'assassin, je me doutais que tout cela était vrai également dans son cas. Et je devais la faire me haïr pendant une seconde.

Mon injure eut un effet immédiat sur son visage. Elle releva les babines et redirigea l'arbalète dans ma direction. C'est seulement à ce moment-là que je me rendis compte de ce que j'avais risqué. Même quand j'étais dans ses bonnes grâces, le boss n'aurait jamais payé la petite fortune nécessaire pour me faire ressusciter. Il aurait dû vendre un de ses précieux vergers ou une ferme tout entière, en supposant que je ne sois que mort et pas détruit. Je ne savais pas vraiment comment ça fonctionnait avec le lotus noir. Cette pensée me fit hésiter et je me laissai tomber pour viser les jambes de l'assassin et lui faire perdre l'équilibre.

Mais la tueuse était plus intelligente qu'elle n'en avait l'air. Alors même que je glissais vers ses genoux, elle sauta tout droit et plaça un pied sur chacun des garde-fou, aussi adroite qu'un oiseau sur un fil. Je heurtai violemment la plateforme de fer. Tout ce que je pouvais espérer, c'est que l'impact lui ferait perdre l'équilibre, mais elle plia les genoux pour absorber le choc. Aussi calme qu'un marin expérimenté en haut de la vigie, elle avait gardé le manche de l'arbalète contre sa joue et avait visé sa cible.

Elle vit quelque chose qui lui fit froncer les sourcils et hésiter de nouveau. J'agrippai sa cheville et je la fis tomber de son perchoir.

Elle se contorsionna tout en tombant, me frappant pile sur le sternum avec le manche de son arbalète. Le coup me coupa le souffle et fit venir des larmes à mes yeux. Elle était encore plus lourde qu'elle en avait l'air, avec des muscles aussi durs que des pavés. Je glissai mon bras à travers l'ouverture de l'arbalète, mais je ne pus pas attraper le carreau. Mon autre main se dirigea vers son visage, mes doigts cherchant ses yeux.

D'un coup de coude, elle fit craquer ma mâchoire, puis me frappa à nouveau dans la gorge. Je me tournai pour éviter le troisième coup, qui m'atteignit sur le côté du cou, et elle serra mon bras dans une prise et le tordit douloureusement, le ramenant vers mon visage.

À travers le grillage de la passerelle, je regardai les chanteurs. Leurs voix ne couvraient qu'à peine le bruit de notre combat en hauteur, mais un garçon du chœur nous observait, sa bouche formant un O d'étonnement alors même qu'il tenait sa note. Malgré la mauvaise posture dans laquelle j'étais, je lui fis une grimace en signe d'excuse.

Je retournai la force de mon adversaire contre elle en tentant de me contorsionner dans la direction dans laquelle elle forçait, mais elle planta un genou entre mes cuisses pour m'empêcher de m'échapper. Si elle avait appuyé un peu plus fort, elle aurait découvert la surprise que je portais pour ceux qui s'adonnent aux coups bas. Peut-être savait-elle que je portais une coquille à pointes. Si elle s'était renseignée sur ce genre de détail à propos du garde du corps de sa cible, elle était encore plus dangereuse que je ne le pensais.

Elle lâcha l'arbalète dans laquelle j'avais inséré mon bras et je parvins finalement à saisir le manche et à la lancer plus loin. L'arme rebondit bruyamment sur la passerelle et s'arrêta près du bord. J'avais un peu espéré qu'elle serait tombée sur la scène et que cela aurait attiré l'attention et l'aide qui allait avec. Si l'aide était arrivée sous la forme de gardes locaux, cela aurait été bien pire pour l'assassin que pour moi. Mais si quelqu'un appelait les chevaliers infernaux, ça aurait été très mauvais pour elle comme pour moi. Il valait mieux conclure les choses puis partir rapidement.

Je soulevai abruptement ma tête et heurtai son visage. Ce n'était pas un coup puissant, mais il la déstabilisa suffisamment pour que je puisse m'extraire de dessous d'elle. Nous étions couché sur la passerelle, côte à côte ; c'est une position que vous n'avez pas envie d'adopter si j'ai une dent contre vous. Mon éperon la frappa au torse et je sentis, plus que je n'entendis, son sternum craquer. Elle tenta de m'agripper avec son bras, mais ses forces s'évaporaient. Je la frappai à nouveau à l'épaule, pour être certain d'en finir. Nous nous agitâmes encore quelques secondes de plus sur la passerelle, mais les choses étaient terminées.

Quand elle cessa de bouger, je regardai dans la direction où elle avait tourné son arme, mais je ne vis qu'une de ces minuscules loges. Elle était vide.

Je ramassai son arbalète et je tirai l'assassin jusqu'au bout de la passerelle. Au pied de l'échelle, quatre garçons de scène musclés nous attendaient. Après avoir enlevé le carreau et libéré la corde de l'arbalète, je descendis son corps inconscient et je le déposai dans leurs bras. Quand je descendis ensuite l'échelle, les gaillards me bloquaient le chemin.

"Qu'est ce que c'est que tout ça ?" demanda le plus petit d'entre eux. Ça devait être leur chef.

Je lui plaquai l'arbalète sur le torse. "C'est à toi de le découvrir," lui dis-je. Quand un de ses gars tenta de m'attraper le bras, je le menaçai avec le trait empoisonné. Il recula d'un pas et consulta son chef du regard. Le temps qu'il ramène son regard vers moi et j'avais déjà traversé la porte et me trouvai déjà dans le corridor.

Un groupe de gardes se tenaient autour de leurs camarades inconscients, à l'endroit où je les avais laissés. Un d'eux se réveillait à peine et ceux qui lui étaient venu en aide me regardaient avec suspicion. Leur chef posa la question à laquelle je m'attendais, mais je l'ignorai et répondis plutôt à la question vraiment importante.

"Ces idiots ont accepté un pot de vin de la part d'un assassin et lui ont permis de rentrer dans l'opéra," dis-je, tout en lançant le carreau d'arbalète dans ses mains hésitantes. Ses yeux s'agrandirent lorsqu'il reconnut le poison. Je me frayai un chemin au-delà de lui.

"Attendez," ordonna-t-il.

Je me retourna pour lui faire face. Le combat m'avait lessivé et j'étais trop épuisé pour courir. "Mon boss m'attend," dis-je. "Si vous avez quelque chose à dire, faites-le rapidement."

Il hésita, regarda le carreau d'arbalète puis réfléchit à sa responsabilité dans l'affaire. Après un moment de considération, il me regarda de la tête aux pieds et dit "Belle veste."

~ ~ ~



Ma cape d'opéra n'offrait qu'un confort bien limité contre le froid glacial que je ressentis lorsque je sortis de l'opéra. Le climat était peut-être clément mais un vent froid soufflait sur moi, venant de la direction où se trouvaient tous mes pairs. Après des décennies d'effort pour m'intégrer complètement dans la société humaine de ma mère, je commençais enfin à comprendre que je n'avais jamais été l'un d'entre eux. Loin de là. J'étais né avant que la maison Thrune ne monte sur le trône en se hissant sur le dos de diables et d'hommes damnés par leurs promesses. Ce n'était pas à notre goût, à ma mère et à moi, mais depuis sa mort, je m'étais toujours montré loyal envers le trône, j'avais répondu à toutes les convocations pour partir en guerre, j'avais ouvert mes coffres pour les taxes et les surtaxes, et tout cela en continuant à distribuer une partie de ma richesse pour le confort de ceux qui ne retiraient pas grand chose des triomphes de la nation, en employant des halfelins non pas comme des esclaves mais comme des serviteurs, en élevant un vaurien des rues tiefelin au poste de garde du corps, et en mettant mes talents considérables au service de mes pairs qui désiraient voir leurs blessures et leurs indiscrétions personnelles résolues en privé.

Une fleur aux murmures, c'est une vue si étrange et inquiétante. Mais son silence l'est plus encore.

C'était une ingratitude intolérable. Cet unique coup de la malchance — dans une carrière comptant des centaines de faveurs rendues de manière discrète dont je ne me suis jamais servi pour prendre l'avantage sur ceux dont j'avais découvert, enfoui et gardé les secrets — que cet unique coup de la malchance résulte en un tel comportement bestial…

J'avais subi des abus, que seuls les pires des criminels méritent, de la part de cette croûte qui s'était formée sur la blessure infligée par la mort d'Aroden. J'avais été dépossédé par l'infection qu'on vénérait dans ma patrie sous le nom de Prince de la Loi. Que nous, les citoyens d'un empire, soyons amenés à servir à genoux devant Asmodéus, celui que nos ennemis étrangers et nos rivaux décrivent à juste titre comme le Prince des Mensonges, le maître de tous les Chélaxiens damnés qui n'hésitent pas à exploiter la générosité d'un pair juste pour…

"Boss ?"

Je pensais que j'étais seul, mais Radovan avait la détestable habitude d'apparaître sans faire un seul bruit.

"Vous allez bien ?" demanda-t-il.

"Pourquoi n'irais-je pas bien ?" dis-je.

"Vous avez fait un bruit," dit-il. "Et, eh bien, vous avez quitté l'opéra."

Je ne désirais pas avoir la description de ce "son" que Radovan avait entendu, et je ne désirais pas non plus parler de la raison de mon départ à l'avance. Malgré tout, c'était étonnamment réconfortant d'entendre la voix de quelqu'un à qui je pouvais faire confiance, même si ses manières étaient des plus grossières. Mon mal de tête avait disparu pour laisser place à un maelström de questions. Je me sentais comme si j'étais au bord d'un abysse, prêt à me laisser emporter par le vide ou encore à me tourner pour sauter… je ne sais vers où.

"Vous avez l'air d'avoir besoin d'un verre," dit Radovan.

La capitulation dans sa voix était une condamnation pire que n'importe quelle remontrance. Parmi mes serviteurs, c'était Radovan qui avait laissé entendre le plus clairement que j'avais bu de trop depuis cette malheureuse affaire Henderthane. Qu'il m'encourage à chercher du réconfort dans ce qui, selon lui, me diminuait, me fit me sentir encore plus profondément honteux que toutes les remontrances dont ma mère m'avait gentiment gracié.

"Non," dis-je. "C'est bien la dernière chose dont j'ai besoin."

"Très bien," dit-il. Il avait eu le mérite de ne pas laisser transparaître son soulagement dans le ton de sa voix. "Alors il est peut-être l'heure de rentrer chez vous ?"

Vert Clocher offrait de nombreux conforts, et aucun seigneur d'Égorian ne s'était plus habitué à son manoir que moi, qui y avait résidé pendant près d'un siècle, à l'exception des voyages ou campagnes occasionnelles. Mais je savais que je ne trouverais pas de réconfort à Égorian, même si j'allais jusqu'à fermer les portes aux visiteurs et me restreindre au cercle social formé par mes livres, mes jardins et mes souvenirs. Alors que je me rendais compte de cela, c'est l'image des lys aux murmures, avachis et fanés dans le solarium, qui me vint à l'esprit, un symbole de tout ce qui s'était déroulé de travers.

De tout ce qui devait être remis sur le droit chemin.

"Non, Radovan," dis-je. "Il est l'heure de partir."

La suite des aventures de Radovan et de Jeggare dans la nouvelle Le Prince des Loups.