Traduction du premier chapitre "Enemy Territory" de la nouvelle "Un noble sacrifice" par Richard Ford. Illustration de KyuShik Shin.

Isger, 4701 selon le calendrier d'Absalom

Ils avaient emmenés leurs chevaux loin des pistes fort fréquentées des Voies Conerica. Les anciennes routes commerciales n'étaient plus sures, même pour des guerriers aguerris. Ces deux-là se cantonnaient aux sentiers de collines labyrinthiques qui sillonnaient les pieds des monts septentrionaux d'Aspodèles .

Kal Berne était en tête, à l'affût de toute trace du passage de l'ennemi. Les forces alliées étaient parvenues à repousser les insurgés gobelinoïdes jusqu'au bois des Chants d'Oiseaux, mais il restait encore quelques groupes isolés qui parcouraient les collines et les montagnes, prêts à s'en prendre aux quelques villes et villages qui avaient survécu. Leur mission s'inscrivait dans le cadre de la tentative alliée pour éradiquer la menace gobelinoïde d'Isger, une fois pour toute, et Kal appréciait ce challenge. Cela faisait deux ans qu'il était un éclaireur au service des Faucons d'Acier, et ses talents de pisteur étaient tout aussi prisés que son agilité à l'arc. Avec un peu de chance, il pourrait bientôt prétendre au rang de caporal, et la réussite de cette mission ne pourrait certainement pas lui faire du tort.

Son compagnon surveillait ses arrières, mais cela n'apaisait guère les craintes de Kal. Pour dire la vérité, le guerrier derrière lui le rendait encore plus nerveux que l'idée de tomber sur un groupe de brigands ou une patrouille de gobelins. Kal jeta un coup d'œil vers l'arrière et vit le sombre guerrier taciturne dressé sur son destrier noir, le regard fixé vers l'avant, masquant à peine son mépris. Il était grand, ses cheveux noirs tombant sur les pièces d'armure qui recouvraient ses épaules. Le visage d'un hideux démon décorait l'avant de sa cuirasse et à ses côtés pendait une dangereuse épée noire.

Un chevalier infernal !

Qu'est-ce que le général Marusek avait bien pu penser pour le mettre avec un tel… Kal ne trouvait pas de mot ; le guerrier n'était pas vraiment un homme, après tout. Les hommes montraient de l'émotion, de la pitié, de l'empathie. Mais ce fiélon en armure qui l'accompagnait était comme un bloc de granite froid et sans cœur.

On les avait présentés dans la base alliée à Élidir. Tibérion, c'était le nom du Chélaxien. Il avait ignoré toutes les tentatives de conversation légère de Kal. Il avait été bien vite évident que Tibérion n'était pas du genre à papoter.

Leurs ordres étaient clairs : explorer les collines à l'est du bois des Chants d'Oiseaux et rapporter toute trace de l'ennemi. Simple. Où, plutôt, ça aurait été simple si Kal n'avait pas été obligé de chevaucher avec une brute, adorateur des diables. Quoi qu'il en soit, il avait accepté ses ordres sans broncher, et tout en poursuivant leur chemin le long de pistes tracées par des chèvres et dans de sombres et dangereuses vallées, il se concentrait sur sa mission.

Cela faisait quasiment deux jours qu'ils n'avaient pas vu la moindre trace de l'ennemi. Alors qu'ils se dirigeaient vers les montagnes, Kal, assis sur le dos de sa jument tachetée, commençait à se demander s'il ne s'agissait pas d'une mission sans intérêt.

Puis il la vit. C'était pratiquement imperceptible, sur le sol. Il se laissa rapidement glisser en bas de sa jument et s'agenouilla près de la trace, passant une main dans ses courts cheveux noirs. C'était à peine la moitié d'une empreinte, mais c'était bel et bien là, dans la terre humide, aussi évident que le soleil dans le ciel. La marque indiquait l'endroit où un pied griffu avait croisé leur chemin.

"J'ai une trace. Il se dirigeait vers le sud." dit Kal, sans attendre une réponse.

"Elle est vieille ?"

Par les ailes de Talmandor ! Il parle ! pensa Kal, mais il n'osa pas le dire à haute voix.

"Une heure, peut-être moins. Celui-là était à pied. Si nous faisons vite, nous devrions les rattraper avant la nuit."

Kal releva le regard, avec un sourire d'enthousiasme, mais il se sentit immédiatement stupide en observant l'expression inflexible et habituelle de Tibérion. Kal enfourcha son cheval et le dirigea vers le sud, s'écartant du sentier et se dirigeant vers les hauteurs dominant la vallée. Tibérion vint se placer à ses côtés alors qu'ils gravissaient la pente. Les pics acérés des monts Aspodèles s'élevèrent peu à peu devant eux.

Kal jeta un coup d'œil en direction du ciel qui s'assombrissait. "Il nous reste à peu près une heure de lumière."

"Alors nous ferions mieux de nous presser," dit Tibérion tout en enfonçant ses éperons dans les flancs du destrier noir et en partant au galop pour descendre de l'autre côté de l'élévation. Kal éperonna sa propre monture et le suivit.

Ils chevauchèrent à vive allure le long de ravins étroits et de sentiers, s'enfonçant dans les contreforts montagneux. Sous eux, le sol devenait de plus en plus ferme et les collines ondulées cédaient leur place à des pentes montagneuses. A chaque pas, un voile d'ombre de plus en plus sombre les enveloppait graduellement, et Kal commença à penser qu'ils avaient peut-être perdu leur proie. Mais, au moment où la lune se levait, il aperçut une silhouette recroquevillée qui se déplaçait rapidement un peu plus loin. À une telle distance, il ne pouvait pas en apercevoir les détails, mais vu la démarche chaloupée, il ne pouvait s'agir que d'une seule chose.

"Un gobelin." Kal désigna leur proie du doigt alors qu'elle s'enfuyait vers un étroit ravin plusieurs centaines de mètres devant eux. "Si nous nous dépêchons, nous pourrons l'attraper avant qu'elle ne nous sème dans les montagnes."

Il éperonna à nouveau sa monture, la pressant à gravir la caillasse en direction de l'étroite ouverture. Leurs chevaux glissèrent et dévalèrent la pente, de sorte que, lorsqu'ils atteignirent le sommet, la petite silhouette avait disparu. Mais Kal ne se laissait pas vaincre si facilement. Il sauta sur le sol, détacha son arc de la selle et s'avança.

Un Faucon d'Acier vit selon ses principes.
Et meurt pour eux..

"Attendez !" s'écria Tibérion, mais Kal n'était pas d'humeur à obéir aux ordres de son compagnon à la mine sévère. Sa cible était proche, il pouvait la sentir. L'horrible vermine avait certainement mis le feu à des villages et massacré des innocents, et Kal était déterminé à ce qu'elle ne puisse pas échapper à la justice des Faucons d'Acier.

Il courut vers le ravin, se contorsionnant pour permettre à son corps de se glisser à travers l'étroite entrée. À l'intérieur, les grands murs de pierre formaient comme un passage étroit, qu'il suivit tout en pistant le gobelin. Il pouvait entendre Tibérion qui le suivait, son épée tintant dans son fourreau et son armure étrangement silencieuse alors qu'il se déplaçait avec grâce malgré sa carrure.

Kal suivit le passage qui serpentait, le pied sur, malgré la traitrise du sol rocailleux. Il encocha une flèche, tout en se déplaçant, forçant ses yeux à percer les ténèbres à la recherche d'un signe du gobelin.

Tout à coup, le passage s'ouvrit et il pénétra dans un ravin plus large dont les parois s'élevaient jusqu'à une vingtaine de mètres. Plusieurs passages s'en échappaient. Kal maudit sa mauvaise fortune, car le sol n'offrait que peu d'indices quant à la direction dans laquelle sa proie s'était échappée.

Tibérion pénétra dans l'ouverture à sa suite. En se retournant, Kal vit que le chevalier infernal était visiblement mécontent.

"Idiot !" lança Tibérion sur un ton sec. "Tentez-vous de nous faire tuer ?"

"Je tente de trouver la trace de notre proie. Nous avons des ordres…"

"Ces ordres sont d'observer et de rapporter, pas de pourchasser chacun des éclaireurs solitaires que nous rencontrons."

Kal se redressa en face du chevalier infernal, malgré la carrure imposante de ce dernier. "Et quoi ? Nous sommes supposés le laisser simplement partir ?"

"Oui," grogna Tibérion. "Parce que, maintenant, vous nous avez probablement mené tout droit dans un…"

Tibérion ne termina pas sa phrase, mais il poussa Kal d'un puissant coup à la poitrine. Le jeune éclaireur tomba à la renverse, une fureur intense le submergeant suite à l'attaque du chevalier infernal. Juste au moment où une flèche à penne noire passa juste devant son visage et vint se briser contre le sol rocailleux.

Kal atterrit lourdement sur son derrière et dirigea instinctivement son arc dans la direction d'où la flèche était venue, mais il n'y avait aucune trace de l'archer.

"Bougez !" hurla Tibérion tout en attrapant Kal par l'épaulette de sa veste et en le hissant sur ses pieds.

Alors qu'ils couraient vers le plus proche des passages qui sortaient du ravin, un déluge de flèches commença à tomber, sifflant à leurs oreilles et claquant contre la pierre des parois. Un des dangereux projectiles toucha Tibérion à l'épaule, mais l'épaulette de son effroyable armure en dévia la course.

Ils quittèrent le ravin au pas de course alors que les insultes stridentes des attaquants gobelins résonnaient dans leur sillage. Il faisait noir maintenant, et il était difficile de bien voir dans l'étroit corridor de pierre. Kal se concentra pour rester à proximité de Tibérion, dont la cape noire lui donnait l'apparence d'un spectre, dans la nuit.

Le passage tournait à gauche et à droite, serpentant à travers la montagne jusqu'à ce qu'il débouche heureusement dans un autre ravin. Tibérion se pencha, et ce fut là la seule mise en garde que Kal reçut : ils étaient tombés dans une embuscade tendue par un groupe de sombres assaillants.

Une hache aux crochets acérés fila dans les airs là où la tête de Tibérion se trouvait encore une seconde plus tôt. Le chevalier infernal se retourna et fit un moulinet avec son épée à deux mains, découpant l'abdomen de son assaillant. Kal eut à peine le temps de prendre note de son hurlement de douleur et du jet de viscères qui vola dans les airs avant qu'une des créatures ne s'abatte sur lui. Son visage à la peau grise était contorsionné dans un masque de fureur, ses mâchoires aux dents crochues se tordaient avec malice…Il avait devant lui, les traits sauvage d'un hobgobelin !

Kal releva son arc, tira la corde et envoya une flèche avant d'avoir eu le temps de penser. Le projectile perça l'œil de son attaquant et pénétra dans le cerveau du hobgobelin. Ce dernier se tint immobile pendant une seconde, l'empennage de la flèche vibrant, sous le choc… puis il s'écroula en arrière, mort.

Au cours des secondes qui suivirent, Kal resta comme paralysé, observant le chevalier infernal qui se démenait. Tibérion était vraiment un champion dans son domaine, et tout le mépris que Kal avait ressenti pour lui avait été rapidement balayé par un émerveillement étourdissant. Le chevalier infernal était assailli par une dizaine de monstruosités hurlantes et gueulantes, mais il parait leurs coups avec une grande précision et contre-attaquait avec sa lame au dangereux tranchant. Il économisait ses mouvements : il ne gaspillait pas un souffle , pas un de ses déplacements était superflus, alors qu'il éviscérait ses adversaires les uns après les autres.

Avant que Kal ne parvienne à se reprendre et à encocher une autre flèche, Tibérion était entouré de cadavres. Sa posture indiquait qu'il était prêt à accueillir le prochain ennemi. Sa respiration était calme et régulière.

Un puissant mugissement provint du passage dans lequel ils avaient fui. Une flèche siffla près de l'oreille de Kal et il releva le regard pour apercevoir d'autres petites silhouettes qui grognaient, sur les hauteurs. Il remonta son arc et, en un mouvement fluide, décocha une flèche qu'il fit partir en ligne bien droite. Un sombre sentiment de satisfaction lui réchauffa le cœur lorsqu'il entendit le gargouillis du gobelin qui tombait sans vie. Avant qu'il ne puisse s'en féliciter, Tibérion agrippa son bras et l'entraîna.

"Nous allons nous faire tirer comme des lapins, si nous restons ici," dit-il.

Kal ne pouvait qu'être d'accord. Il le suivit tout en percevant des bruits de pas provenant du passage derrière eux.

Ils s'enfoncèrent en avant une fois de plus, la lune éclairant leur chemin. Une clameur de hurlements explosa tout autour d'eux : leurs ennemis gobelinoïdes faisaient monter en eux une frénésie, déclenchée par la pensée de la mort proche des chevaliers. Kal sentit la peur gonfler au plus profond de lui. Il avait vu ce que ces animaux faisaient de leurs prisonniers dans une dizaine de communautés à travers l'Isger. La torture et les mutilations étaient fréquentes, et les plus chanceux mourraient rapidement. Kal devinait que deux chevaliers constitueraient une prise trop belle pour être gâchée, par une mort rapide.

Eh bien, Kal Berne ne serait pas pris vivant, juste pour mourir plus tard empalé sur un tranche-chien gobelin. Il tomberait au combat, le sang de ses ennemis recouvrant ses mains et sa lame.

Tibérion ralentit et s'arrêta, et Kal l'entendit jurer en crachant des mots dans une langue gutturale qu'il ne connaissait pas. Devant eux se dressait un rideau de pierre.

"Comme des lapins" dit Kal.

Tibérion se retourna pour faire face à la direction d'où ils avaient fui et il leva son épée dans une posture défensive. Kal enficha une autre flèche et visa vers le haut, attendant qu'une autre silhouette difforme d'archer gobelin apparaisse au-dessus du parapet de pierre.

Les hurlements devinrent plus fort et, au-dessus d'eux, provint le bruit de corps qui prenaient position à tâtons. Il faisait désormais trop noir pour les voir, mais Kal savait qu'ils étaient là. Le bruit de la horde qui approchait résonna dans le passage.

Kal jeta un coup d'œil à Tibérion. "Vous savez qu'ils nous tueront lentement, n'est-ce pas ?"

Tibérion hocha la tête sans détourner son regard du corridor, continuant à tenir son épée figée dans les airs, aussi robuste que la prison de pierre où ils se tenaient.

Puis vint les rugissements, et l'ennemi chargea depuis les ténèbres.

"Pour l'Andoran et pour la liberté !" hurla Kal, au moment où, au-dessus d'eux, des dizaines de silhouettes bougèrent, décochant leurs flèches toutes au même moment.