Traduction du deuxième chapitre : "Notions of Peace" de la nouvelle "Un noble sacrifice" par Richard Ford. Illustration de KyuShik Shin.

"Pour l'Andoran et pour la liberté !" avait crié Kal alors qu'au-dessus d'eux, une douzaine de silhouettes se mettaient en mouvement, près à décocher leur flèche en même temps.

Kal se prépara au déluge inévitable qui allait percer sa chair et le transformer en morceau de viande sanguinolent… mais celui-ci ne se produisit pas.

Des cris de douleur gutturaux provinrent des hauteurs du mur de roche et des cris de colère s'y mêlèrent, mais pas dans l'horrible langue des gobelins : il s'agissait de voix humaines.

Les premiers berserkers hobgobelins sortirent du passage et Tibérion fit un pas en avant, s'apprêtant à découper en morceaux tous ceux qui chargeaient. Mais, avant qu'il n'en ait eu l'occasion, une pluie de projectiles s'abattit tout à coup, perçant les corps des gobelinoïdes. Celui de tête s'écroula avec trois flèches dans le poitrail alors même que les autres subissaient la volée, tombant et hurlant. Kal ajouta sa flèche aux autres, touchant un des hobgobelins à la gorge. Le tout fut suffisant pour que les autres cessent d'avancer et, lorsque les vibrations des cordes d'arcs annoncèrent une deuxième volée, les derniers hobgobelins visibles se retournèrent et fuirent en repartant d'où ils étaient venus.

Le silence envahit la ravin sombre et Kal tourna frénétiquement la tête de tous les côtés pour tenter de repérer ceux qui leur étaient venus en aide, mais il ne pouvait pas voir grand chose, dans la luminosité décroissante. Avant qu'il ne puisse interpeller ses sauveurs, une corde descendit soudainement depuis les hauteurs.

"Vous feriez mieux de vous dépêcher, "dit une voix désincarnée. "Ils reviendront assez vite."

Kal n'avait pas besoin d'encouragement supplémentaire. Il mit son arc sur son épaule, agrippa la corde et grimpa le long de la paroi rocheuse. Tibérion le suivit rapidement, escaladant facilement le mur abrupte malgré sa lourde armure.

Lorsqu'il atteignit le sommet, Kal fut aidé par des mains puissantes. Il aperçut plusieurs silhouettes débraillées accroupies dans le noir, armées d'arcs et prêts à combattre tout nouveau danger. Plusieurs archers gobelins étaient étendus sur le sol, leurs corps sales et tordus criblés de flèches.

"Merci," dit Kal à l'homme barbu qui l'avait aidé. "Pendant un moment, j'ai cru que nous allions finir avec nos entrailles éparpillées aux quatre vents."

"Vous aurez le temps de me remercier plus tard," lui répondit-on. "Et sans doute de vous reposer également. Mais, maintenant, nous devons partir."

"Et les chevaux ?" Kal regarda par-dessus le ravin, mais il ne pouvait plus voir l'endroit où ils avaient mis pied à terre.

"Mangés !"

Sur ce, l'homme sombre et ses compagnons à l'hygiène douteuse commencèrent à se glisser dans les ténèbres. Kal et Tibérion les suivirent à travers les pentes rocheuses, ne quittant pas d'une semelle leurs guides que le sol irrégulier ne semblait pas déranger. Comment ces hommes parvenaient-ils à ne pas glisser dans le noir ? Kal n'en avait aucune idée mais il faillit perdre équilibre et tomber à genoux plusieurs fois — chaque fois, un de leurs sauveteurs l'avait rattrapé et remis sur pied. Ils progressèrent en silence pendant plus d'une heure, remontant vers les sommets des montagnes. Le vent nocturne se mit à souffler vigoureusement dans les ravins, menaçant de les envoyer à la mort à tout instant. Avec un grand soulagement, Kal finit par apercevoir un feu de camp au lointain. Alors qu'ils s'en rapprochaient, l'odeur accueillante de la nourriture qui cuit atteignit ses narines.

C'était un petit camp, situé dans un ravin étroit. Un groupe hétéroclite d'hommes, de femmes et d'enfants s'y agglutinait, cherchant la chaleur et la protection contre les éléments. Les hommes qui les avaient guidés jusqu'ici furent accueillis avec de chaudes embrassades et de chaleureuses paroles de bienvenue mais, lorsque Tibérion s'avança dans la lumière du feu, le camp fut soudainement silencieux.

La conception que les chevaliers infernaux ont de la liberté est plutôt étrange.

Kal ressentit une profonde gêne mais, en tant que compagnon de Tibérion, il se sentit obligé de faire les présentations (même s'il n'était qu'un compagnon involontaire).

"Je suis Kal Berne des Faucons d'Acier," dit-il — son estomac se noua lorsque tous les regards se tournèrent vers lui. "Et voici Tibérion. Nous faisons partie d'un contingent allié envoyé pour débusquer les derniers envahisseurs qui se trouvent encore sur ces terres."

"Nous savons ce que vous êtes," dit l'homme barbu qui semblait être le chef. "Je suis Ursul et ceci," — il indiqua le camp d'un large geste de son bras, "est tout ce qu'il reste des villages d'Isger à dix lieues à la ronde."

Ils étaient terriblement peu nombreux pour une telle région, mais Kal crut ce que l'homme avait dit. "Comment êtes-vous arrivés ici ?" demanda-t-il.

"C'était le seul endroit où il était possible de fuir lorsque les hordes sont arrivées. Les gobelins ont déferlé sur nos terres, tribu après tribu, ne laissant dans leur sillage que des cendres et des cadavres. Certains ont fui vers le nord, mais ils n'ont pas été assez rapides pour éviter le carnage. Nous sommes partis vers le sud et nous nous sommes cachés ici. Une chance pour vous." Ursul prit place à côté du feu et une des femmes lui tendit un bol puis y versa quelques louches du bouillon épais qui bouillonnait dans une marmite. "Vous devriez vous asseoir, à moins que nous ne soyons pas assez bien pour les gens comme vous ?"

"Bien sûr que non," répondit Kal en s'assoyant. Il accepta chaleureusement un bol de bouillon, dont l'odeur fit gargouiller son estomac d'impatience.

Tibérion resta dans les ombres, apparemment aux aguets contre tout signe d'attaque. Kal était content de le laisser à l'écart si c'était ce qu'il voulait.

Le groupe bigarré des réfugiés était avide de nouvelles en provenance du monde au-delà des sommets montagneux, et Kal prit plaisir à leur décrire la progression des forces alliées, comment elles avaient repoussé les tribus de gobelin jusqu'au bois des Murmures d'Oiseaux et de leur optimisme au sujet de ce conflit qui se terminerait avant l'hiver. Ursul et son groupe accueillirent la nouvelle avec un soulagement, et Kal supposa qu'ils doutaient de leur survie aux moments des neiges hivernales, sur les flancs inhospitaliers, des montagnes Aspodèles.

Au fil de la nuit, Kal finit par se sentir à l'aise parmi ces réfugiés, et à ressentir de plus en plus de sympathie pour les épreuves qu'ils enduraient. Cela avait dû être ardu de survivre si longtemps dans des conditions si difficiles, mais ils semblaient garder le moral. Il était tellement pris par les réjouissances qu'il en avait quasiment oublié sa mission. C'est lorsqu'il jeta un coup d'œil vers l'arrière et aperçut la silhouette stricte de Tibérion occupé à scruter l'horizon qu'il prit conscience de la gravité de sa situation.

Il se leva et marcha jusqu'à l'endroit où Tibérion était perché, occupé à observer au-delà du voile des ténèbres.

"Rien à signaler ?" demanda-t-il.

Tibérion jeta un coup d'œil dans la direction de Kal sans faire l'effort de lui rendre son sourire. "Quelque part au-delà de ces pics se trouve la citadelle Dinyar, la forteresse de l'Ordre de la Divine Griffe."

"C'est de là que vous venez," demanda Kal, dont l'inhabituelle propension à la conversation démontrée par Tibérion avait piqué l'intérêt.

"Non. J'ai été élevé dans la citadelle Vraid, près de Korvosa."

C'était plus de 750 kilomètres au nord-ouest. "Vous êtes bien loin de chez vous."

'L'Ordre du Clou va là où on a besoin de lui."

"Mais pas forcément là où on a envie de lui." C'était un commentaire irréfléchi, et Kal le regretta immédiatement, mais Tibérion ne sembla pas s'en offenser.

"Le monde est un endroit dangereux. Les chevaliers infernaux instaurent l'ordre et la loi, et ils ramènent vers le droit chemin les hommes qui s'en sont écartés. Même si ces hommes n'ont aucune envie d'y revenir."

"Certains pourraient voir cela comme de la tyrannie." Kal se sentit rougir à cause de l'arrogance dont faisait preuve le chevalier infernal. C'était un aspect bien connu de la doctrine des chevaliers infernaux, l'idée qu'ils devaient imposer leur volonté au monde, même si cela impliquait qu'il fallait réduire en esclavage les nations qui s'opposaient à leur idéologie.

"Êtes-vous si différent que ça en Andoran ? Ne punissez-vous pas les mauvais et ne protégez-vous pas les innocents ?"

"Bien sûr que nous faisons cela. Mais notre pays possède son indépendance. Notre peuple est libre."

"À quoi sert la liberté, s'il n'y a pas la paix ? Si les mauvais sont libres de prendre les innocents pour proies ?" Tibérion secoua la tête. "Non, seule une application stricte de la loi peut amener la véritable paix. Vos libertés ne sont qu'un obstacle à cela."

"Au moins, nous ne sommes pas des esclaves."

"Vous êtes tous des esclaves. Vous n'en êtes simplement pas conscients."

Kal serra la mâchoire pour éviter de laisser échapper une réplique cinglante. "Ainsi donc, l'Ordre du Clou ne veut que la paix, c'est cela ? Et puis quoi ensuite ? Quand vous aurez établi votre paix, détruit les derniers vestiges du chaos ou de la liberté, où est-ce que cela vous mènera ?"

Tibérion scruta Kal du regard, comme s'il était à la recherche de quelque chose. Pris dans cet échange de regards, Kal se sentit tout à coup tout nu et vulnérable.

"Si je vis jusqu'à ce jour," dit Tibérion sur un ton solennel, "Je serai heureux de déposer mes armes et de vivre la vie d'un homme paisible."

"Et jusqu'à ce jour, vous continuerez à tuer. Pour la paix."

"Oui."

"Même si pour cela vous devez donner votre propre vie ?" Kal connaissait déjà la réponse.

"La mienne, la vôtre, et celles de chacun de ces gens, si nécessaire." Les commissures des lèvres de Tibérion se levèrent presque imperceptiblement. "C'est un petit prix à payer."

Kal en avait assez entendu. Il secoua la tête puis abandonna le chevalier infernal à ses réflexions et regagna la chaleur du feu de camp.

Avant que le sommeil ne s'empare de lui, il passa la reste de la nuit au sein des réfugiés, préférant de loin leur optimisme entêté aux manières tranchantes et à l'absence de compromis de Tibérion. Malgré tout, il ne pouvait se sortir leur conversation de la tête. Il savait que ça ne servait à rien d'argumenter contre une telle croyance mais, malgré lui, une partie de lui admirait la détermination et la conviction dont le chevalier infernal faisait preuve.

Alors que la lumière du soleil apparaissait lentement au-dessus des pics montagneux des alentours, Kal fut réveillé par un soudain éclat de voix dans le camp. Ursul était debout et parlait à voix basse à un des membres les plus jeunes de son contingent. Lorsque le jeune eut terminé son rapport, Ursul s'approcha de Kal tout en faisant signe à Tibérion d'avancer lui aussi.

"Il y a quelque chose que vous devriez voir," dit-il avant de les emmener vers l'une des pistes de montagnes qui s'éloignaient du campement et grimpaient vers les pics. Ils atteignirent finalement un plateau élevé et Kal put voir qu'il donnait une vue sur des lieues aux alentours, y compris sur le bois des Murmures d'oiseau et sur le serpent bleu et blanc que dessinait la rivière Keld.

"Là." Ursul indiqua du doigt un endroit plus bas, en direction du pied des Aspodèles.

Kal se pencha en avant et ne vit rien dans un premier temps. Puis, lorsqu'il plissa les yeux, il parvint à les distinguer dans la faible lumière du matin ; ils étaient des centaines et se déplaçaient comme une armée d'insectes au loin, quittant le bois des Murmures d'oiseaux et se dirigeant vers le nord-est.

Le regard grave de Tibérion se dirigea vers l'armée de gobelinoïde. "La horde se déplace."

"Et elle va en ligne droite vers la garnison de réserve du Point du loup," dit Kal. "Ca fait un mois que ce fort n'est plus en première ligne ; ils ne s'attendent certainement pas à ce que les ennemis s'abattent sur eux depuis ce côté. Ils seront pris complètement par surprise !"

"Sauf si nous les avertissons," répondit Tibérion. Le chevalier infernal repartait déjà vers le camp.

Kal le suivit rapidement, talonné de près par Ursul. Ils rassemblèrent prestement leur équipement, partagèrent un regard solennel en réalisant l'importance de la tâche à accomplir. Point du loup se trouvait à plusieurs kilomètres, et il n'avaient plus de chevaux.

"Prenez la piste du nord," dit Ursul en indiquant le chemin qui s'éloignait du camp. "Elle est étroite, mais elle vous emmènera directement aux pieds des montagnes, et elle est plus courte que le chemin des gobelins. La garnison n'est qu'à un bon kilomètre plus loin. Que le Vieux Borgne hâte vos pas."

Kal le remercia d'un hochement de tête et Tibérion ouvrit la marche. Après quelques minutes, ils s'étaient éloignés du camp et ils suivaient la piste irrégulière qui descendait. La course pour Point du loup avait commencé.

Kal murmura une prière silencieuse. Il avait déjà vu des gobelins se déplacer auparavant, et il savait que c'était également le cas de Tibérion. Même si leur route était plus courte, selon Ursul, la course serait serrée. Et s'ils ne parvenaient pas à battre la horde, il n'y aurait plus personne à mettre en garde au Point du loup…