Traduction du troisième chapitre : "Holding Ground" de la nouvelle "Un noble sacrifice" par Richard Ford.

Le sol de l'étroite piste de montagne était irrégulier ; c'était un chemin peu visible, guère plus qu'une piste tracée par les boucs. Malgré cela, Tibérion se déplaçait avec grande hâte sans sembler se préoccuper du danger. Kal avait du mal à suivre l'allure du guerrier colossal qui descendait quasiment la pente en courant. Cela faisait longtemps qu'ils avaient perdu de vue, l'armée de gobelinoïdes, mais ce n'était pas pour autant que leur mission était moins urgente. Si la garnison de Point-du-Loup n'était pas mise en garde, elle n'aurait aucune chance. Les gobelins tireraient profit des ténèbres pour attaquer et fondre sur la garnison au cœur de la nuit, se déplaçant en silence pour écraser les faibles défenses avant qu'ils n'aient eu l'occasion de donner l'alarme. C'était une tactique qu'ils avaient utilisée à travers tout l'Isger, et Kal était bien déterminé à ne pas laisser la même chose se reproduire à Point-du-Loup.

Alors que la pente du chemin commençait à s'adoucir et celui-ci prenait la forme d'un passage flanqué de parois abruptes, Tibérion ralentit. Kal s'arrêta derrière lui et regarda Tibérion qui fronçait les yeux et observait les hauteurs des promontoires rocheux qui les entouraient.

Le Chevalier infernal tendit la main vers son épée et quelque chose fila dans l'air, passant à quelques centimètres de sa tête.

Puis l'air se chargea de nombreuses flèches à penne noire.

Tibérion s'accroupit tout en avançant, Kal le talonnant de près. Ils pouvaient désormais entendre les cris aigus des attaquants gobelins qui se motivaient frénétiquement les uns et les autres. Kal retira une flèche de son carcan et l'encocha dans son arc mais le déluge de projectiles qui continuait de s'abattre sur eux était tel qu'il n'osait pas lever la tête pour viser.

Deux hobgobelins aux poils gris sautèrent depuis les rochers qui les surplombaient, tenant des épées longues dans leurs mains griffues ; dans leurs yeux vifs et larges, on pouvait lire la promesse de meurtres à venir. Alors que les gobelins vous coupent la gorge avec des débris affutés, les hogboelins, eux, c'était tout autre chose. Ils étaient les vrais soldats de la horde. Tibérion se tourna pour leur faire face, mais Kal posa fermement la main sur son dos.

"Nous n'avons pas le temps !" cria-t-il au-dessus du rugissement des voix ennemies.

"Alors pars," Tibérion poussa Kal vers le chemin qui sortait du passage et continuait à descendre.

Kal y réfléchit pendant une seconde, pensa à abandonner le chevalier infernal à son sort — maudit soit-il, s'il voulait rester ici et connaître une mort certaine, qu'il en soit ainsi ! Mais quelque chose à l'intérieur de lui n'était pas d'accord avec cela. Au lieu d'agir ainsi, il leva son arc et répliqua en tirant au sein de la nuée de flèches.

Tibérion attendait les hobgobelins. Il les laissa charger tout en adoptant calmement une posture défensive. Ces monstres ne hurlaient pas ; ils se déplaçaient plutôt calmement sans rien faire d'inutile, un peu comme le chevalier infernal. Leurs épées se levèrent à l'unisson, et puis Tibérion se mit en mouvement : il s'accroupit pour passer sous la lame de celui qui se trouvait à gauche et profita de ce mouvement pour positionner sa lame de sorte qu'elle s'enfonce, pointe la première, dans le torse de l'hobgobelin. Le sang gicla et le chevalier pivota sur ses talons, dégageant l'épée noire avec un bruit de frottement entre l'acier et l'os.

Le second hobgobelin abattit sa propre lame, mais Tibérion ne se trouvait plus dans sa trajectoire ; il s'était déplacé vers le flanc de la créature. Cette dernière eut à peine le temps de se rendre compte de son erreur avant que le chevalier infernal ne riposte en tranchant son bras armé au niveau de l'épaule. Le gobelinoïde vacilla en arrière en poussant un cri perçant et étranglé qui fut immédiatement interrompu par le coup en revers de Tibérion.

Kal lança une autre flèche, faisant de son mieux pour obliger les gobelins couards à rester à l'écart du bord. "Nous devons y aller", cria-t-il, "maintenant !"

Tibérion ne répliqua pas. Il ouvrit la voie à nouveau, s'élançant sur la piste rocailleuse.

Ils coururent, bondirent même, pour descendre le flanc de la montagne, mais les bruits de leurs poursuivants les collaient à chaque pas. Les gobelins criaient et sifflaient tout en les pourchassant et lançant leurs flèches dans tous les sens. Les projectiles s'écrasaient contre les rochers derrière eux et sur les côtés — les deux humains peinaient à rester hors de portée (de peu) des arcs grossiers des gobelins — mais, à chaque seconde qui passait, les gobelins semblaient viser de mieux en mieux.

Tout à coup, quelque chose mordit Kal à la cuisse gauche et sa jambe se déroba sous lui. Il tomba lourdement et grogna de douleur lorsque ses avant-bras touchèrent le sol rocailleux, protégeant un peu son visage. Derrière lui, les cris des ennemis se muèrent en un crescendo victorieux.

Kal tenta de se remettre debout mais sa blessure le clouait au sol comme si la montagne elle-même pesait de tout son poids sur lui.

Des poings de fer le soulevèrent et le remirent sur pieds. Il serra la mâchoire pour combattre la douleur et mit sa main sur le gantelet qui tenait son épaule afin de se stabiliser, puis il se mit à avancer. Il allait montrer au chevalier infernal que les Faucons d'Acier n'avaient rien à envier aux annonciateurs des diables chélaxiens en matière de courage.

Kal boitilla sur plusieurs mètres le long du chemin, à moitié tiré par Tibérion, avant que le chevalier infernal ne le pose derrière un large rocher qui était tombé là. Derrière cet abri, Tibérion examina la blessure de Kal ; les deux hommes la jugèrent avec un œil d'expert. La flèche avait transpercé la cuisse, sa pointe ensanglantée dépassait de l'avant de la jambe. Tibérion ne dit rien ; il agrippa simplement la pointe d'acier et brisa la flèche.

Kal hurla de douleur et Tibérion plaqua une main gantée sur sa bouche avant d'attraper la penne de la flèche à l'arrière de sa jambe et de la retirer d'un coup sec. Kal cria à nouveau ; il avait l'impression qu'on était occupé à scier sa jambe tout entière. Tibérion découpa un morceau de tissu noir et le serra fortement autour de la blessure.

"Vous êtes prêt ?" demanda le chevalier infernal.

Kal voulait dire oui ; il voulait poursuivre leur chemin vers le pied de la montagne, mais il pouvait déjà sentir ses forces s'écouler à travers ce bandage qui s'emplissait de sang. La douleur le traversa vivement lorsqu'il tenta de plier le genou.

"Nous savons tous les deux que je ne pourrai pas courir avec cette jambe," répondit-il. "Mais je peux t'aider à gagner du temps."

Tibérion jeta un nouveau regard perçant vers l'horizon. Quand il ouvrit la bouche, sa voix était calme et posée. "Nous pouvons les battre."

"Nous n'avons pas le temps. Il faut prévenir Point-du-Loup."

Le chevalier infernal hocha la tête, mais il ne se leva toujours pas, conservant sa position accroupie. Kal se redressa du mieux qu'il pouvait en prenant appui sur la pierre. Il redressa les épaules comme pour parader.

"Sacrifice. C'est ce que tu disais, non ?" Il amena son arc sur ses genoux.

Tibérion ne dit rien, mais Kal crut apercevoir quelque chose briller dans ses yeux. Puis, toujours sans rien dire, Tibérion se tourna et descendit le chemin en courant jusqu'à disparaître.

Kal était seul. Il pouvait entendre l'ennemi se rapprocher, leurs hurlements incessants révélaient leur position un peu plus haut dans les rochers. Il vérifia son carcan et vit qu'il lui restait quatre flèches. Il allait falloir que chacune d'elle compte.

Les bruits de pas résonnaient dans l'étroit passage et Kal encocha sa première flèche. Il se pencha juste à temps pour voir un guerrier hogbobelin charger dans sa direction. Il envoya la flèche, qui toucha le guerrier au torse et le fit tomber, puis il se retrancha derrière le rocher alors que des flèches s'écrasaient sur la pierre à l'endroit qu'il venait de quitter.

Il attendit pendant deux respirations puis se pencha à nouveau et décocha une deuxième flèche, se retranchant avant d'avoir vu s'il avait fait mouche ou pas. Ce n'était pas comme si ça avait de l'importance, vu la situation.

Il lui en restait deux.

L'ennemi se taisait maintenant, sans doute s'était-il mis en position, se préparant pour un assaut final. Il encocha sa troisième flèche.

Kerschak des Langues rouges a une haute opinion de lui-même.

"Humain !" La voix profonde provenait d'un peu plus haut sur le chemin. Elle avait un fort accent et était gutturale. "Je sais que tu es seul. Ton ami peureux t'a abandonné à ta mort. Je vais faire mieux. Sors et affronte-moi et je te permettrai de mourir en guerrier plutôt que de tapir dans les ombres comme un ver."

Kal entendait les mots et il savait qu'il s'agissait à coup sur d'une sorte de piège. Kal ne savait pas pourquoi le hobgobelin n'envoyait pas simplement les gobelins vers lui jusqu'à ce qu'il soit à court de flèches, mais peut-être que le chef était à court de gobelins? Et Kal était quasiment à court de flèches. L'épée à la main, il aurait peut-être une chance de vaincre le chef de ce groupe.

Mais il était plus probable qu'il meure. Au moins, il pourrait donner un peu plus de temps à Tibérion. C'était désormais en minutes, pas en flèches, que la réussite de sa mission se comptait.

Kal posa son arc et son carcan contre le rocher et dégaina sa rapière. Il prit appui sur sa main libre pour se relever et sortit prudemment de derrière le rocher. Il fit de son mieux pour ne pas boitiller.

Le chevalier de l'Aigle s'attendait un peu à être accueilli par une salve de flèches, mais celle-ci ne vint pas. Au lieu de cela, un peu plus haut sur le chemin, se tenait un hobgobelin au physique puissant, le visage décoré d'un sourire bestial dévoilant de nombreuses dents jaunes et pointues.

"Je suis Kerschak", dit le hobgobelin. "Chef des Langues rouges. Et tu vas avoir l'honneur de mourir par ma lame."

Trop faible pour produire une réponse digne de ce nom, Kal se contenta de lui faire un geste insultant du genre de ceux que certains des conscrits appréciaient. Ce n'était pas élégant mais ça avait le mérite d'être clair.

Avec un rire proche de l'aboiement, Kerschak s'élança en avant, sa lame levée. Kal tenta de l'éviter et se projetant vers l'avant, mais il n'avait plus aucune force dans sa jambe et ne parvint qu'à produire une attaque faiblarde que le hobgobelin repoussa facilement. Lorsque Kershak passa à l'attaque, Kal fut contraint de reculer et de s'éloigner du rocher sur lequel il prenait appui. Claudiquant fortement, il parvenait à peine à utiliser sa rapière pour bloquer les coups de son adversaire. Le chef hobgobelin ne faiblissait pas, et il appréciait visiblement ce qu'il faisait. Son épée s'abattait, encore et encore et, alors qu'en temps normal, Kal aurait pu facilement contrer puis empaler son ennemi, sa jambe blessée lui permettait à peine de parer ces attaques féroces.

Finalement, d'un puissant coup de sa lame, Kerschak arracha la rapière de Kal et envoya son poing vers le visage de l'humain qui s'écroula sur le sol.

Kal était couché sur le dos, le hobgobelin se tenant au-dessus de lui, victorieux. Il le reluquait avec un regard méchant et, alors que jusque là, il n'avait pu que l'imaginer, Kal comprit tout à coup ce que les fermiers isgériens avaient dû ressentir pendant leurs dernières minutes. Mais, en pensant à eux, il sentit tout à coup une douce chaleur l'envahir. Il n'était pas prêt à mourir, pas vraiment, mais un chevalier de l'Aigle ne mourrait pas dans son lit. Le seul espoir de Kal, lorsque le hobgobelin leva sa lame, était que le délai qu'il avait accordé à Tibérion fût suffisant pour atteindre Point-du-Loup avant le reste de la horde.

"C'en est assez !"

Le hobgobelin se retourna pour faire face à celui qui venait de parler, et Kal regarda derrière lui pour voir Tibérion qui se tenait un peu plus haut sur le chemin, l'épée au clair et l'expression sérieuse.

Kerschak fit de gros yeux et regarda tout autour de lui tout en criant dans la langue des gobelinoïdes.

Rien ne se passa.

"Il ne te reste plus aucun archer, Kerschak des Langues rouges." Tibérion fit tourner sa lame pour que le hobgobelin puisse voir les filets de sang frais qui s'en écoulaient pour former une flaque sur le sol de pierre.

Kershak regarda à nouveau dans la direction de la falaise puis il sembla enfin réaliser ce que le chevalier infernal venait de lui dire. Avec un rugissement, il s'élança sur le chemin en direction du chevalier infernal, ses jambes puissantes remuant le sol qui les séparait.

Tibérion le regarda s'approcher et ne fit aucun mouvement avant la toute dernière seconde. Quand sa lame traversa l'air et découpa la tête du chef de guerre, c'était quasiment avec une précision chirurgicale ; ses pieds n'avaient pas bougé dans la poussière. Le corps du hobgobelin bascula en avant et tomba en une forme d'amas alors que sa tête descendit la pente en roulant avec un bruit humide.

Kal se redressa et prit appui contre la paroi rocheuse alors que Tibérion approchait. Le chevalier infernal essuya le sang de sa lame à l'aide d'un coin de sa cape noire.

"Et le sacrifice dans tout ça ?" demanda Kal. Même si ses paroles se voulaient être un reproche, le ton de sa voix trahissait sa gratitude.

"J'ai considéré que vous seriez plus utile en tant que diversion," répondit Tibérion. "Venez. Nous avons perdu suffisamment de temps." Il fit un geste en direction du chemin de montagne.

"Au cas où tu l'aurais oublié, il y a encore ça." Kal toucha délicatement sa mauvaise jambe. "Je nous ralentirai."

D'un mouvement fluide, Tibérion attrapa Kal par la taille et le lança sur son épaule armurée. Même si sa jambe le faissait souffrir, Kal fut étonné par la facilité avec laquelle l'homme l'avait soulevé.

"Dans ce cas, Kal Berne, vous avez de la chance que je sois suffisamment fort pour nous deux."

Et, une fois de plus, ils continuèrent leur chemin vers le pied de la montagne et vers Point-du-Loup.