Traduction du deuxième chapitre : "Down on the Farm" de la nouvelle "Crimes de sang" par J.C. Hay.

"Pourquoi un zombie ?" demandai-je.

Il apparaissait que Terre grise était un nom qui convenait parfaitement à cet endroit et n'importe quoi, même une conversation avec un type habillé comme un zombie, permettrait d'égayer l'ennui monochrome de cet environnement.

Élias traînait une de ses jambes comme s'il ne pouvait plus la commander, malgré le fait que nous étions les deux seules personnes visibles. Il avait de la boue, grise et pâle, collée sur sa hanche et il semblait être la seule personne à ne pas être dérangée par les grosses mouches noires qui avaient l'air de faire partie de l'air ambiant autour de la ferme à cheptel. Elles ne le laissaient pas en paix pour autant : elles se posaient sur lui et marchaient tout autour de ses yeux et de sa bouche comme elles le faisaient pour Arduga et moi. Il ne semblait tout simplement pas dérangé par elles.

"Est-ce que tu m'as seulement remarqué ?" demanda-t-il. "Avant que je ne te vienne en aide, je veux dire."

J'étais forcé d'admettre que non, je ne l'avais pas remarqué.

"Tu as ta réponse alors. Personne ne voit vraiment les zombies, et ceux qui les remarquent ne s'attendent pas à ce qu'ils aient la moindre intelligence ou le moindre objectif. Les gens agissent différemment quand ils pensent qu'ils sont seuls et, à coup sûr, ils disent des choses qu'ils n'auraient jamais dites autrement."

"Ainsi donc, tu es un espion."

"Je préfère me dire que je suis un marchand d'informations." Il sourit, et je me demandai si les dents craquelées et tachées qu'il me montrait étaient réelles ou si elles faisaient partie de son maquillage.

Arduga n'avait pas dit grand chose depuis que nous avions quitté la ville. Ce n'était pas surprenant : une goule avait du mal à se sentir à l'aise au grand air. Il aimait les cachettes, et Méchitar en avait à revendre. Ici, à l'extérieur, il devait se sentir carrément nu.

Nous arrivâmes au sommet d'une petite colline, d'où nous pûmes contempler la véritable Terre Grise en contrebas. D'où nous nous tenions, nous pouvions voir une grande cour centrale entourée de quatre cours plus petites. Il y avait sans doute une dizaine de bâtiments en tout, des constructions solides réparties entre les cours. Dans plusieurs de ces cours, du cheptel-nourriture errait sans but apparent, sans se préoccuper ni des mouches ni du crachin et de la brume.

"On est censé chercher quoi, au fait ?" L'impatience avait finalement poussé Arduga à parler. "Et, à propos, quand pourrons-nous manger ?"

Je lui décochai un regard méchant, mais je ne pouvais pas vraiment le blâmer. Les goules avaient besoin de manger ; c'était leur nature. Ça ne devait pas forcément être de la chair, bien sûr : ils pouvaient se nourrir de n'importe quoi d'autre. Il regarda tristement l'enclos le plus proche. Un vieil homme avançait en claudiquant le long de la clôture, sans se préoccuper de ce qui l'entourait. Son propriétaire avait intérêt à s'en occuper rapidement, avant que la mort ne l'emporte.

J'aperçus la petite brute avant de pouvoir répondre à la goule. Il se tenait devant l'un des bâtiment dans une des petites cour, appuyé contre le mur à la manière d'une personne qui n'a rien à gagner à se trouver là. Je n'avais pas besoin d'une longue-vue pour savoir que le morceau de métal brillant sur son épaule, le marquait, comme étant un des hommes de Fen. Je tirai sur le bras d'Élias et montrai le type du doigt. Arduga ouvrit la bouche pour répéter sa question et je lui intimai le silence d'un regard.

Le faux zombie hocha la tête et commença à descendre vers la clôture. Je l'agrippai. "Tu es fou ? Dans la ville, tu passes inaperçu. Mais ici, tu es un zombie incontrôlé qui fonce vers un champ de cheptel humain. Je vais y aller, tu attends mon signal."

Le regard qu'il me lança, m'apprit qu'il n'avait pas réfléchi aux inconvénients de son déguisement. "Bonne remarque," dit-il. Je partis sans un bruit avant qu'il ne puisse imaginer d'autres excuses. Je n'avais aucun doute quant à ses capacités pour fonctionner en ville mais, ici, les règles étaient un peu différentes.

Le cheptel humain constitue une partie importante du régime alimentaire à Méchitar et il permet de protéger les gens normaux contre les instincts prédateurs.

Je fis un large détour pour que le bâtiment se retrouve entre moi et la petite brute. Je devais profiter de tous les avantages possibles. Et ça aurait pu fonctionner d'ailleurs, avec un meilleur timing. J'avais quasiment atteint la clôture quand un bruit provenant du bâtiment retentit à travers toute la cour. Une porte s'ouvrit et un des membres du cheptel sortit en titubant et s'effondra dans la boue. Au lieu de l'aider à se relever, la brute la contourna et s'avança vers un jeune mâle dans un coin.

Le mâle déguerpit, les yeux remplis de terreur. La brute se tourna pour le suivre, et son regard vint se poser sur moi. D'un coup sec de poignet, j'envoyai une dague dans sa gorge. Il tituba en arrière tout en portant ses mains à sa gorge. Je ne donnai pas l'occasion de se remettre de sa surprise : je sautai au-dessus de la clôture et je fonçai vers lui. Une deuxième dague apparut dans ma main. Je l'enfonçai dans son flanc, sautai par-dessus lui et retirai la première dague.

Il tomba dans la boue, pas très loin de l'endroit où la femme gisait. Elle me sourit, pensant que j'étais venue la sauver. Elle se trompait, visiblement… je la fis déguerpir en faisant semblant de la charger. La porte était fermée ; avec un peu de chance, on l'avait refermé juste après que la femme soit tombée. Sans ça, je ne pourrais plus profiter de l'effet de surprise sur lequel je comptais.

Heureusement, la serrure ne valait guère mieux que le garde. Un coup rapide de ratelet et un tour de pince à torsion et elle était ouvert.

Une voix bourrue ricanait, "Par les enfers, Barius ! Ils te causent des problèmes ou quoi ? Dépêche-toi et amène le par ici pour que nous puissions faire l'injection !"

Sans dire un mot, je pris un moment pour regarder tout autour de moi. Pas très loin se trouvait un enclos assez grand pour deux ou trois humains avec un goulot d'étranglement d'un côté pour pouvoir en isoler un afin de le marquer ou de le laver. Derrière celui-ci se trouvait une large table avec un assortiment de bouteilles, de fioles et de livrets éparpillés sur sa surface. Plus loin encore se trouvait un autre sbire de Fen. Celui-là était habillé en vêtements fins qui juraient avec ceux de ses comparses. Il ressemblait plus à un scribe ou à un marchand exceptionnellement mince qu'à un malfrat professionnel.

Il me vit, moi et mon couteau taché de sang, cria puis s'enfuit. Je maudis ma malchance puis me faufilai sur le côté de l'enclos et par-delà la table. Il sortit en courant par la porte de derrière comme si les quatre chevaliers de l'apocalypse étaient à sa poursuite.

Plutôt que de passer au-dessus de la table, je plongeai sous elle puis roulai pour me remettre debout. Il continuait à courir dans la cour. Une forme grise bondit au-dessus de la clôture, et je reconnus Arduga, qui se déplaçait au galop.

Apparemment, l'homme qui hurlait était le signal.

"Ne le mange pas ! Nous avons besoin de lui vivant !" Peu importe que la goule m'entende ou pas, j'espérais que cela convaincrait le gangster de se rendre. Ce ne fut pas le cas, mais il changea de direction pour s'éloigner d'Arduga. Il fonça vers un trio d'humains-cheptel et s'effondra dans un amas de bras et de jambes. Avant qu'il ne puisse se relever, j'attrapai sa chemise. Il tenta de me donner un coup de poing mais il avait bien mal estimé ma taille. Je le traînai sur quelques mètres. "Écoute, si je te laisse partir, la goule là-bas va penser que tu es son diner. C'est ce que tu veux ?"

Arduga afficha un large sourire avec de longues dents acérées et le type adopta une couleur encore plus pâle que la boue, grise et pâle, qui recouvrait son visage. Il secoua la tête.

"Bien. Retournons à l'intérieur, d'accord ? Nous pourrons parler là-bas." Il ne se démena pas lorsque je le conduisis. D'une manière ou d'une autre, Élias était arrivé sur place avant nous, et le regard du type sauta plusieurs fois entre le faux zombie et moi. Il était encore plus effrayé qu'avant. Cela me donna une idée.

Je poussai le gangster dans l'enclos et je me tournai vers Élias. "Tu as été rapide pour arriver ici."

Il sourit. "Mes jambes fonctionnent bien quand je le veux."

Je hochai la tête puis je bondis vers l'intérieur de l'enclos, près du dandy. "Tu vois ? Je peux faire parler un satané zombie. Ce serait vraiment facile pour moi de te tuer, de ramener ton âme et d'extraire les réponses de ton cadavre. La seule raison pour laquelle je ne le fais pas, c'est que je ressens de la pitié. Alors, est-ce que tu vas récompenser ma pitié ?"

Il hocha la tête si rapidement qu'on put entendre ses dents claquer. "Je veux simplement que vous sachiez que je n'ai jamais eu de problème avec Soleren. Ils m'ont toujours semblé être des types bien. Pour des vampires, je veux dire. Je fais seulement ce que Fen me dit de faire."

"Et qu'est-ce donc ?"

"Il voulait qu'on injecte quelque chose au cheptel de Soleren. Il a dit qu'il voulait avoir un noble dans sa poche. C'est un poison ou un truc du genre, et Fen est le seul à posséder le traitement. Il s'est dit qu'il pourrait l'utiliser pour faire chanter les vampires."

Je remarquai qu'il avait parlé de traitement, pas d'antidote. C'était logique. On ne gagnait rien à soigner un truc. Et du poison dans le cheptel ? Je jetai un coup d'œil à Arduga, qui se pourléchait les babines et faisait les cent pas près de la porte. Ce n'était pas étonnant que Corus Fen désire récupérer la fiole. Si elle contenait le remède, elle valait un beau paquet d'argent sur le marché. Après tout, si cela fonctionnait avec une maison noble, cela pouvait aussi fonctionner avec toutes les autres maisons qui utilisaient du cheptel pour nourrir ses nobles morts-vivants.

Entre des mains plus ambitieuses que celles de Fen, cela permettait d'asservir toute la noblesse de Méchitar. Je ne suis pas altruiste mais le système me convient tel qu'il est. La pensée qu'un petit baronnet du crime veuille le renverser ne me plaisait pas.

Élias s'éloigna de la fenêtre. "Tout le cheptel dans cette cour est marqué pour Soleren. Cette partie-là au moins est vraie." Il tourna les pages d'un des livres posés sur le bureau puis le glissa dans sa chemise. "Je pense que c'est un compte-rendu de leurs expériences. Jaros va vouloir y jeter un coup d'œil."

Le gangster eut l'air inquiet. "Attendez, vous n'êtes pas avec la maison Soleren ?"

Je ricanai. "Je n'ai jamais dit que c'était le cas. Mais tu nous as donné plein de choses à leur dire, pour sûr." Je pouvais voir à quel point ce commerce d'informations dont Élias avait parlé pouvait se révéler lucratif. Peut-être que couper des bourses n'était pas la carrière qui me convenait le mieux après tout. "Ou, si ce n'est pas eux, je suis certains que les Seigneurs du Sang adoreront entendre parler de ça."

À la mention de la ligue de nécromanciens qui faisait office de conseil dirigeant pour Méchitar et pour tout le Geb, l'homme frissonna de nouveau. "Si vous voulez éliminer Fen", dit-il, "je peux vous aider."

Je renâclai. Les gens disent n'importe quoi quand ils sont terrifiés. "Pourquoi le ferais-tu ?"

"La nature déteste le vide. Une fois Fen éliminé, quelqu'un devra prendre sa place. Si c'est moi, je vous devrai quelque chose. Ça vaut la peine d'y réfléchir."

"Oui, mais pourquoi serait-ce toi ?"

"Fen me fait confiance, suffisamment pour me charger de ses projets les plus importants. Ça ne pourrait être que moi ou un de ses autres lieutenants. Avec votre aide, je peux faire pencher la balance en ma faveur."

Il a dû avoir l'impression que je le croyais, parce qu'il a continué son offre. "Je peux vous faire entrer dans son manoir discrètement. Une fois que vous vous êtes occupés de lui, ce sera le chaos partout. Ça ne serait pas étonnant si certains des objets coûteux qui se trouvent là-bas disparaissaient dans la confusion." Il afficha un sourire de conspirateur.

Par les enfers, je devais vraiment avoir l'air trop prévisible. "Il y a un moyen de soigner le cheptel ?" Il me regarda l'air confus ; il ne comprenait visiblement pas pourquoi je me préoccupais de vivants qui ne valaient guère plus que des zombies. "S'il est possible de les protéger contre la toxine, Fen perd son avantage." Et c'est le cas aussi de tous ceux qui tenteraient de suivre son exemple — je supposai qu'il était assez vif d'esprit pour s'en rendre compte.

"S'il existe une solution, elle se trouve dans le manoir. Nous, nous étions juste des expérimentateurs." dit-il en ricanant.

"Comment t'appelles-tu ?" Son nom ne m'intéressait pas vraiment mais j'avais besoin de quelque chose d'autre pour l'appeler que simplement "hé, toi". S'il avait l'esprit vif, il me donnerait un faux nom. Les noms ont trop de pouvoir pour être donnés librement.

"Tylar." Il me regarda nerveusement.

"Très bien, monsieur Tylar." Je fis un geste complexe et j'ouvris la porte de l'enclos. "Après vous."