Traduction du quatrième chapitre : "Cost of Living" de la nouvelle "Crimes de sang" par J.C. Hay.

Rares sont les choses que je déteste plus que ceux qui me trahissent. Une de ces choses, malheureusement, est d'être suspendue par les poignets. J'observai les environs. Les pièces faisaient visiblement partie du même bâtiment délabré où je m'étais trouvée ou, du moins, d'un bâtiment décoré dans le même style. Mes épaules étaient douloureuses ; c'était elles qui supportaient tout mon poids. Ils avaient lié mes bras dans mon dos puis m'avaient soulevée jusqu'à ce que mes pieds ne touchent presque plus le sol. C'était une protection efficace contre les tentatives d'évasion : sans support sur lequel prendre appui avec les pieds, c'était bien trop douloureux de tenter de défaire les nœuds. Arduga et Élias pendaient dans des positions similaires de part et d'autre de moi. C'était du moins le cas d'Élias. Arduga, avec ses nerfs et ses jointures mortes, ne ressentait sans doute pas l'inconfort qui accaparait ceux d'entre nous qui n'étaient pas encore morts.

J'avais un goût de rouille dans la bouche et je me repris à me demander pourquoi les gens vous battaient toujours après que vous vous soyez rendue. Ceci dit, j'aurais fait exactement la même chose qu'eux à leur place. Je crachai. La morve ensanglantée toucha le tapis avec un bruit humide qui ne fit rien pour améliorer mon humeur mais, au moins, le mauvais goût avait disparu de ma bouche. J'allais dire quelque chose à Élias quand la porte s'ouvrit.

Corus Fen pénétra dans l'endroit comme un conquérant héroïque. Son corps était recouvert d'habits délicats et brodés qui auraient pu se trouver tout à fait à leur place sur un prince ou un roi. Deux gardes l'accompagnaient, au cas où nous nous échapperions supposai-je. Apparemment, il ne faisait pas une grande confiance aux compétences de ses hommes. Mais bon, après avoir rencontré Tylar, moi non plus, je ne leur aurais pas fait confiance à ces hommes.

Fen lança un journal recouvert de cuivre sur le sol devant Élias. Malgré la faible lumière, je reconnus le symbole ouvragé sur la couverture. J'avais vu le Glyphe de la Voie Ouverte une fois auparavant. Elle avait été dessinée pour moi par un Éclaireur à la beauté dangereuse (et malheureusement pas très fidèle) qui était passé en ville lorsque je n'étais qu'une simple servante de taverne apprenant l'art de l'escamotage. Je tournai la tête vers le faux zombi et ouvrit la bouche de surprise. Sur un mouvement de tête de Fen, un des gardes secoua Élias pour le réveiller. "Es-tu un Éclaireur ? C'est à toi ?"

Élias émit un gémissement digne d'un vrai zombi et hocha la tête. Fen fit un geste aux gardes. "Détachez-le, maintenant. Faites donc attention ! Je ne veux pas que ses bras soient blessés !"

Sans jeter un autre regard à Arduga ou à moi, ils soulevèrent Élias dans leurs bras et l'emportèrent hors de la salle. Avant de fermer la porte, Fen s'arrêta et se retourna vers nous. "Je déciderai quoi faire de vous deux plus tard," dit-il. "Désolé de vous laisser en suspens." Il rit grassement, amusé par son trait d'esprit, puis referma la porte derrière lui.

Mon esprit se mit à réfléchir à toute vitesse suite à la révélation. Élias, un Éclaireur ? Il ne correspondait certainement pas aux descriptions que j'avais entendues dans les récits d'aventuriers flamboyants et héroïques ou d'orateurs rusés. Je pris note que je devrais l'interroger à ce sujet plus tard. Mais, pour ce faire, je devais d'abord me libérer, puis le libérer avant que Fen ne puisse lui infliger l'horrible sort qu'il lui réservait.

Mais d'abord, je tuerais Tylar bien sûr. Une fille doit avoir des priorités après tout.

Je pris quelques respirations profondes pour tenter de me préparer à la douleur. Ça ne changea pas grand chose. Je renversai mon corps vers l'arrière et pivotai la tête en bas. Pendant un moment, tout mon poids reposait sur mes épaules, menaçant d'arracher mes bras de leur attache. Je glissai un pied dans les cordages et je tendis mon corps pour réduire légèrement la pression, puis je relâchai la corde nouée autour de mes poignets. Quelques mouvements de plus et je sentis ma main glisser hors de l'étreinte rugueuse de la corde, presque assez pour s'en libérer. Je repassai mon corps à travers la boucle formée par mes bras encore liés pour pouvoir tirer sur la corde avec les dents. Cette fois-ci, elle se défit facilement et je retombai sur le sol en poussant un soupir de soulagement.

Je frottai mes poignets douloureux pour tenter d'y regagner quelques sensations et j'examinai la situation. Ils m'avaient fouillée avec suffisamment de minutie pour trouver mes deux couteaux de réserve. Il ne me restait donc plus que mon esprit. Étant donné la facilité avec laquelle Tylar avait pu me rouler, ça ne me laissait pas beaucoup d'espoir.

"Ne m'abandonne pas, Omaire. Tu ne peux pas m'abandonner." Arduga semblait plutôt désespéré ; il murmurait aussi faiblement qu'il le pouvait.

Je souris et fis un pas vers la porte, juste pour le voir se débattre dans ses cordes avant d'aller le délier. "Bien sûr, je ne vais pas t'abandonner. J'ai besoin de ton aide pour sortir d'ici." Je revins vers ma corde et je me suspendu pour qu'on puisse croire que j'étais encore attachée. Puis je criai.

Arduga me regarda, laissant transparaître sa confusion, sa colère et sa terreur. Je continuai à hurler. "La goule est libre ! Ne la laissez pas me dévorer ! À l'aide !" Il fit un pas vers moi et tendit les mains pour me couvrir la bouche.

La porte s'ouvrit et un des sbires de Fen regarda à l'intérieur. Il vit Arduga qui s'approchait de moi, dégaina une épée et courut à mon secours. Il ne put pas aller très loin. Je me laissai tomber sur le sol près de lui, tira la dague de son fourreau et l'enfonçai dans sa gorge.

Je souris à Arduga alors que le garde s'effondrait entre nous. "Merci pour ton aide."

"Je n'apprécie pas d'être mêlé à tes tromperies. J'ai une réputation à conserver !" Il fit un geste pour montrer ses vêtements en lambeaux puis se mit à rire. "Bien, attrape son arme et sortons d'ici."

Élias cache des secrets. De nombreux secrets.

"Nous ne pouvons pas abandonner Élias ici." J'extirpai l'épée courte de la main du garde qui tremblait encore. Une arme plus grande que ce que je préférais, mais je n'avais aucune envie de tenter de récupérer la dague.

"Pourquoi pas ? C'est sa faute, après tout. Selon moi, il n'a que ce qu'il mérite."

Je fronçai les yeux. En général, cela suffisait pour ramener la goule dans le droit chemin mais cette fois-ci, il resta sur ses positions. "Je ne risque pas ma vie pour lui," dit-il. "Si tu veux le faire, très bien, mais tu es seule. Tu sais où me trouver."

"Là où les corps sont frais et la puanteur, atroce ?"

Il afficha un large sourire. "Exactement. À la revoyure, Omaire." Il traversa la pièce et sortit de sa démarche chaloupée. Je le suivis jusqu'au hall, qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à celui où Tylar et moi avions pénétré : une fenêtre à une extrémité et des escaliers à l'autre. Arduga se dirigea vers la fenêtre, regarda, puis se faufila à l'extérieur sans un mot de plus.

Il me restait donc les escaliers. Je m'y glissai aussi silencieusement que possible. J'avais parcouru la moitié du chemin quand j'entendis une voix familière qui s'approchait de moi.

"Fen va être occupé tout le reste de la nuit avec l'Éclaireur. Je suppose que je devrais m'assurer que ses amis ne s'ennuient pas en son absence." La voix ricana et une autre offrit quelques mots d'encouragements que je ne fis pas l'effort d'écouter.

Tylar apparut au coin et se dirigea vers les escaliers. Il m'aperçut immédiatement, alors que je chargeai.

Je ne suis pas très épaisse mais, comme il était surpris et n'était pas en position très stable, et comme j'arrivais de plus haut que lui, je parvins à le faire dégringoler les escaliers jusqu'au palier. J'eus le temps de me rendre compte que nous nous trouvions dans une sorte de vestibule délabré avant que Tylar ne me repousse et se redresse.

"Ah, tu es là. Je n'aurai donc pas à monter à l'étage. Merci." Il gesticula et le sbire avec lequel il avait parlé s'avança vers moi.

Je me laissai tomber et roulai sur le côté, et le sbire me rata. S'attendant à plus de résistance, il fut emporté par son élan. Je me relevai sur son côté et enfonçai l'épée courte à l'arrière de son genou. Le sbire tomba tout en serrant sa jambe désormais inutile et je sautai par-dessus lui.

"Oh Tylar, tu ne pensais pas que ça allait réussir, n'est-ce pas ? Tu n'est pas suffisamment intelligent pour diriger, plutôt pour servir. Me servir, moi, ou Fen, ou toute personne qui peut te rapporter quelque chose selon toi. Par les enfers, tu n'as certainement pas les couilles de te débrouiller seul."

Il chargea, enragé. Je sautai mais ses bras m'attrapèrent et m'amenèrent vers lui. Il pencha son visage vers le mien, je sentis son souffle chaud sur ma peau ; il puait le vin. "Quoi, plus aucune insulte, gamine ? Tu n'as plus rien d'intelligent à dire ? Tu ne peux pas sauter au-dessus de moi comme tu l'as fait avec Ekhar, ici."

Je souris. "Je n'ai jamais voulu sauter au-dessus de toi. Je voulais seulement me retrouver tout près." Je lançai mon genou dans ses parties privées et son étreinte se relâcha alors qu'il poussait un hurlement de douleur. Il se plia en deux et j'attrapai le couteau qui pendait à sa ceinture et l'enfonçai à travers le bas de sa bouche. Tylar me lança un regard de surprise pendant une seconde, et je souris.

"Je me suis peut-être trompé. Tu as des couilles, après tout."

Alors qu'il tombait sur le sol, un son familier tinta dans sa bourse. Je vérifiai son contenu et pris les fioles d'antidote pour Jaros. Il y avait également deux petites gemmes dans sa bourse, mais elles se sentiraient mieux dans la mienne. Je récupérai et nettoyai la dague de Tylar, une dague longue à la lame fine plus pratique pour poignarder que pour couper. Un bel objet, un vrai gâchis sur Tylar, même de son vivant.

Je me glissai aussi silencieusement que possible en-dehors du vestibule, m'attendant à tout moment à ce que quelqu'un découvre les corps ou même qu'Ehkar ne donne l'alarme, mais rien ne se produisit. J'entendis la voix épaisse de Fen, qui semblait amusé. La voix provenait de devant, d'au-delà d'une épaisse porte de bois. "Tu ne te lasses pas de toutes ces questions, hein, l'Éclaireur ?"

Il était en train de le torturer. Mon estomac se noua. Sans attendre, j'attrapai le bouton de la porte et je l'ouvris violemment. Je fonçai en avant, lame à la main.

Fen était assis à une longue table recouverte de nourriture, occupé à dévorer tout ce qui était à portée de ses mains. Élias était assis vers le milieu de la table. La saucisse qu'il tenait ne ressemblait pas vraiment à de la torture, à moins qu'il n'ait un problème avec la graisse. quelques gardes qui semblaient s'ennuyer se tenaient dans les coins de la salle, observant avec envie les mets exposés. Je fis les gros yeux.

Fen se tourna vers moi et se mit à rire, sans laisser paraître le moindre signe de surprise. "Tu es libre. Excellent. Je me demandais si tu serais suffisamment intelligente."

"Plus intelligente que Tylar. Mais ça, c'est à la portée d'un caillou." Je m'avançai d'un pas et fit un geste avec la dague dérobée sur le voleur mort. "Qu'est-ce qu'il se passe ici ?"

Élias se racla la gorge. "Il semble que Maître Fen ait été très heureux d'apprendre que j'étais un Éclaireur. Il a insisté pour que je descende ici et que je lui pose quelques questions, de sorte que, quand il deviendra le plus grand baron du crime de Méchitar, son histoire soit suffisamment documentée. C'est une occasion unique de connaître son point de vue."

Je secouai la tête. "Assure-toi de bien y inclure le passage où un de ces lieutenants a comploté pour le tuer et où une simple voleuse a résolu le problème." Je lançai la dague de Tylar sur la table.

Fen se mit à rire. "Et en plus, tu as du caractère, gamine. Ça t'intéresse de prendre sa place ?"

"Quoi ?"

"Je te parle de travailler pour moi. Tu recevras un pourcentage sur tout ce que les hommes sous tes ordres rapporteront." Il fit un geste en direction de la table. "Et la nourriture est bonne."

Je me grattai la tête ; la manière donc cela évoluait me laissait perplexe. "Et je ne pourrai dormir que d'un œil en craignant un coup de poignard sorti des ténèbres. Non merci."

Fen hocha la tête. "Quel dommage. Tu as tué quelques-uns de mes hommes et tu as causé des problèmes dans mes affaires, gamine. Mais tu as également dévoilé un traître. Je dirais que nous sommes quittes." Ses yeux se glacèrent tout à coup et son masque d'hospitalité disparut. "Ne te retrouve plus sur mon chemin, cependant. Je n'aimerais pas avoir à penser que je viens de faire une erreur. Parce que je devrais alors la corriger." Il enfonça la pointe d'un couteau dans une saucisse et un jet de graisse s'en libéra. Lorsqu'il la plaça dans sa bouche, le masque était de nouveau là. "Prends soin de toi."

Je savais reconnaître quand il était temps de partir. À peine avais-je fait un pas dans la rue qu'Élias me rattrapa. Je lui décochai un regard froid. "Éclaireur."

Il hocha la tête. "Tu pourrais en être un, toi aussi, si cela t'intéressait. Jaros est toujours à la recherche de nouvelles recrues. Et tu as suffisamment de persévérance." Il sourit, une expression plutôt déconcertante sur son masque pourrissant.

Ce n'était pas une mauvaise idée. Ça pourrait même me permettre de quitter la ville pour quelque temps. Et, plus important encore, ça m'éloignerait de Fen. Les Éclaireurs pouvaient apparemment opérer avec une certaine liberté s'ils acceptaient un excentrique comme Élias. Je me frottai le menton. "Je vais y penser. Je sais où te trouver."

Je partis en le laissant là. Je repensai à la bourse qui se trouvait dans la pièce encombrée de livres de Jaros et à la fiole d'antidote dans ma poche et je souris. Qu'avait-il dit déjà ? Un marchand en information. Peut-être qu'un changement de carrière ne serait pas si mal après tout.