Traduction du troisième chapitre : "Justice" de la nouvelle "Certitudes" de Liane Merciel. Illustration de KyuShik Shin.

Le premier prisonnier du Brûleur était une femme enceinte ; vu son apparence, j'aurais pourtant cru qu'elle était bien au-delà de ses années fertiles. Elle avait au moins 50 ans, peut-être même dix ans de plus.

Les dernières années avaient eu de lourds effets sur elle et le pagne court et sale qu'elle portait ne faisait rien pour cacher ces effets. Elle avait les épaules lâches et tachées de brun. Ses jambes étaient gonflées et bosselées comme de la pâte à pain mal pétrie. Le poids des souffrances de toute une vie semblait avoir tiré sa bouche vers le bas. J'avais du mal à l'imaginer en jeune femme, et encore plus en jeune femme souriante.

Elle ne semblait pas présenter le moindre danger, mais cela ne fit qu'accroître ma vigilance. Les fiélons aiment s'en prendre à ceux qui sont vulnérables. Les enfants et les personnes âgées étaient faciles à tromper et les hommes forts hésitaient souvent à combattre des ennemis qui semblaient inoffensifs, une erreur fatale dans les combats contre ceux qui étaient possédés.

Cette femme ne semblait pas être possédée mais, sans la magie d'Iomédae, je ne pouvais pas en être certain. Le Brûleur la regardait comme si elle était possédée, ou pire encore. Son visage se contorsionna avec une expression de haine pure, ses lèvres se retroussèrent en une grimace de mépris involontaire.

"Il y a de cela deux semaines," dit-il, "cette femme s'est enfuie du village. Nous l'avons retrouvée couchée près de la pierre de garde, nue et couverte de sang. Il y avait un sanglier mort avec elle, un sanglier couvert de glyphes peints avec de la cendre. Elle avait copulé avec lui puis tranché sa gorge, le sacrifiant aux seigneurs-démons pour qu'ils puissent lui donner un enfant. Il y a de cela deux semaines, elle était une veuve infertile. Aujourd'hui, elle est grosse d'un rejeton de l'enfer. Pour notre salut à tous, vous devez la donner aux flammes."

"As-tu un nom ?" demandai-je.

Elle releva lentement la tête. L'expression vide avait quitté son visage et un semblant de vie y était retourné, mais c'était un semblant de vie hésitante et détruite. Je n'avais plus aucun doute sur le fait qu'elle avait croisé des démons ; la question était pourquoi.

"Ledsa," répondit-elle d'une voix croassante.

"Ledsa. Pourquoi étais-tu là-bas près de la pierre de garde ?"

"Avez-vous des enfants ?"

"Non."

"Alors, vous ne pouvez pas comprendre." La douleur rendait sa voix irrégulière. "Des démons ont pris mon Yulin. Il avait six ans. Ils ont pris mes maris aussi, un par un, au fil des années, mais c'est la mort de ma fille qui m'a causé le plus de mal. J'étais déjà vieille quand je l'ai eue, trop vieille pour porter un autre enfant quand elle est morte. Trop vieille pour faire quoi que ce soit si ce n'est pleurer."

"J'ai prié Iomédae qu'un croisé me la ramène. Quand ça a échoué, j'ai prié Pharasma pour qu'elle me montre que son âme était en paix. Les dieux ne m'ont pas répondu. Je savais qu'ils n'en avaient rien à faire. Je savais que ma fille n'était pas en paix."

"Je me suis rendue à la pierre de garde." Un éclair de défi traversa son visage, remontant jusqu'à ses cheveux gris en bataille. "Oui, j'y ai été. J'ai entendu les démons chanter. Ils ont chanté pour moi. Ils ont dit qu'ils avaient son âme… mais qu'ils pouvaient me la rendre. Je n'avais qu'à porter un enfant pour eux, ont-ils dit, et il s'agirait de ma fille dans une nouvelle forme. Yulin, vivante à nouveau."

"Elle admet sa culpabilité !" dit le Brûleur sur un ton triomphant. "Amenez-la au bûcher !"

"Est-ce nécessaire ?" demanda Adrun. "Elle a admis avoir fait quelque chose de terrible, et ceux qui ont du sang démoniaque ont tendance à se diriger vers le Mal. Mais j'en ai connu certains qui se détachaient de la nature de leur héritage, et si cette femme a agi par amour… ne pourrait-elle pas être capable de guider son propre enfant vers le Bien ? Je suis certain que les promesses des démons étaient des mensonges ; s'ils possédaient le pouvoir de faire renaître une âme humaine, ce dont je doute, il s'agirait d'une chose corrompue et brisée. En fait… cela ne prouve qu'une chose : qu'elle a été aveuglée par l'amour. Ne pouvons-nous pas faire preuve de miséricorde ?"

Les paroles d'Adrun hérissèrent le Brûleur. "Vous êtes un traître envers votre Reine et votre cause."

"Prenez encore une fois la parole sans y être invité et je vous ferai fouetter," dis-je. Le Brûleur se calma et je me retournai vers Lesda. "Tu voulais un enfant, et tu étais trop vieille pour en porter un, cela, je le comprends. Mais pourquoi ne pas accueillir un orphelin ?" Kénabres avait peu d'enfants mais bon nombre d'entre eux avaient perdu leurs parents à cause de la guerre de la Plaie du Monde. Le Don de Valas possédait sans doute des orphelins également. Et même si ce n'était pas le cas, Kénabres n'était qu'à quelques jours de marche. Une femme suffisamment déterminée pour se sacrifier aux démons aurait certainement pu faire ce voyage pour un enfant."

Elle eut un mouvement de recul comme si je lui avais suggéré de mettre un serpent sur sa poitrine. "Pourquoi aurais-je voulu d'eux ?"

Un court silence s'installa. Puis Adrun soupira. "Pourquoi, en effet."

"Pendez-la," dis-je aux soldats. "Brûlez le corps."

"J'aurai du savoir que quelqu'un de prêt, à mettre tout le Mendev en danger, pour apaiser sa peine, ne pouvait pas être sauvé," murmura Adrun une fois les soldats partis. "Il n'y avait pas d'amour dans le cœur de cette femme. Seulement du poison. Je suis désolé pour mon intervention."

"Ne le sois pas," dis-je. "Si les dieux te donnent le luxe d'avoir le temps de t'assurer d'une chose, profites-en. Profites-en toujours. Le tombeau peut attendre."

Adrun me jeta un regard étrange mais, avant qu'il ne puisse dire ce qu'il avait en tête, les soldats revinrent avec le prisonnier suivant.

Il était fou. Chacun des prisonniers qui furent amenés par la suite était fou. Ledsa était la seule qui pouvait sembler encore avoir ses esprits. Les autres ricanaient, chantonnaient des paroles sans queue ni tête ou hurlaient face à des monstres qu'eux seuls pouvaient voir. Le chef du village, un vieil homme aux joues renfoncées et à l'humour absent, caressaient nos bottes et les appelaient en roucoulant comme s'il s'agissait de chatons. Son épouse s'arrachait les cheveux un par un puis les plaçait sur ses lèvres avant de les envoyer vers nous en soufflant et en ricanant de plaisir.

Ils étaient tous pacifiques, et même joyeux. Je trouvais cela surprenant, jusqu'à ce que le Brûleur m'expliquât que les prisonniers que nous vîmes n'étaient qu'une petite partie de ceux qui avaient été touchés. Il avait déjà brûlé les plus violents.

"Ils avaient succombé aux démons," dit-il. "Il fallait le faire."

Il n'existe pas de réponse facile. Je le sais mieux que la plupart des gens.

Je l'aurais brûlé lui aussi pour cela, mais je ne savais pas s'il avait raison ou tort. Aucun des individus affectés n'avait pu nous dire ce qui leur était arrivé. Adrun et Jélani les examinèrent et je fis de même, mais nous ne trouvâmes aucune réponse. Plusieurs d'entre eux avaient de la fièvre et certains tremblaient de manière incontrôlable mais les autres étaient calmes. Le seul point commun était que tous semblaient souffrir à cause de la lumière. À l'intérieur, ils fuyaient les torches fumantes ; à l'extérieur, la faible lueur du jour les incitaient à se recouvrir la tête et à pleurer de douleur.

"Ce n'est pas la bonne saison pour les empoisonnements accidentels," dit Adrun après avoir examiné le dernier prisonnier. "Au printemps, les gens cueillent parfois de l'herbe à diable ou des bourses de mites par erreur ; c'est facile de confondre ces plantes quand vous êtes jeunes. Mais jamais si tard dans l'année. Et puis, de toutes façons, si c'était le cas, je m'attendrais à voir tomber malades des gens qui auraient partagé un même repas, mais les victimes viennent d'un peu partout à travers le village. Certaines victimes viennent de maisons où d'autres individus ont été épargnés."

"Je ne dis pas qu'il ne s'agit pas de l'œuvre de démons," dit Jélani, "mais ce n'est pas un sort. Aucun de ces gens n'est victime d'un enchantement."

Le mystère ne serait pas résolu cette nuit-là. Je postai un garde pour m'assurer que les prisonniers ne se blessent pas entre eux puis je partis prendre le premier tour de garde. Je parcourus les murs du Don de Valas mais, à l'exception de Jélani qui partageait mon tour de garde, je ne vis personne.

Avec la fin de l'été, l'aurore avait quitté la Couronne du Monde mais le Mendev n'était pas tranquille pour autant. Au-delà des pierres de garde, le sol crépitait de rouge. Des éclairs jaillissaient de la Plaie du Monde vers les nuages, comme des poignards attaquant les cieux et nous, les mortels.

Cette image n'était peut-être pas très éloignée de la réalité. J'observai, tout en pensant à la fragilité et à la folie humaines, jusqu'à ce que la cloche de nuit signale la fin de mon tour de garde. Mes pensées ne m'apportèrent aucune réponse.

Au petit matin cependant, nous découvrîmes la cause.

"C'est l'avoine," nous dit Persil, les joues rougies par le froid. Il était parti à l'aube pour réquisitionner un peu d'avoine du village pour notre bouillie matinale, espérant conserver nos réserves pour plus tard. En examinant l'avoine pour le débarrasser des petits cailloux, il avait vu que plusieurs des grains étaient gonflés et brisés et renfermaient des champignons pourpres.

Il les montra sur sa paume tremblante. "Il est pourri. Ce sont les mêmes que ceux que j'ai utilisés par accident, ceux qui ont tué tous ces gens là où j'habitais. Je ne l'oublierai jamais."

"Ces victimes-là avaient-elles les mêmes symptômes ?" demanda Adrun.

Persil haussa les épaules avec une expression de malaise. "C'est possible. J'ai pensé qu'ils étaient juste complètement saouls. Puis ils ont commencé à mourir et j'ai été emmené vers le donjon. Je n'ai jamais vu ce qui était arrivé aux autres."

"Il ne devrait pas y avoir de maladie ici," dit Adrun en fronçant les sourcils. "Le Don de Valas devrait l'empêcher."

"Peut-être pas, si la pierre de garde a cessé de fonctionner," dis-je.

"Ce village porte cette bénédiction depuis la Seconde Croisade."

"Bénédiction ou pas, les réserves ont été affectés. Peux-tu purifier le grain ?"

"Une partie, oui," admit Adrun. "Ça me prendra deux semaines pour purifier tout. Mes prières sont limitées, et il y a beaucoup de grains."

"Nous ne pouvons pas nous passer de toi aussi longtemps." Et je ne pouvais pas non plus reporter la purification du grenier jusqu'à notre retour, car je ne savais même pas si nous reviendrions. Si nous mourrions tous à la Plaie du Monde, les villageois pourraient décider qu'il valait mieux devenir fous que de mourir de faim et se mettre à manger le grain pourri, ou le vendre à des voyageurs inconscients du danger et utiliser l'or pour se procurer de la nourriture saine. Les hommes, mêmes les hommes bons, pouvaient facilement en venir à de telles extrémités plutôt que de voir leur famille mourir de faim.

"Et vous ?" demandai-je au Brûleur.

Il baissa les yeux, visiblement mal à l'aise. "Je n'ai pas le privilège de… de posséder de la magie."

Je grognai, sans véritablement être surpris. Il y avait eu un vrai prêtre au Don de Valas, mais les autres villageois m'avaient dit qu'elle avait figuré parmi les premières victimes envoyées sur le bûcher du Brûleur. Ils étaient tous d'accord pour dire que le grain empoisonné l'avait rendue folle et violente mais je me demandais si le Brûleur n'avait pas également voulu, dans un coin de son esprit, se débarrasser de la seule voix qui aurait pu s'opposer à son fanatisme. Les actions des hommes étaient souvent contaminées par de telles pensées.

Cela n'arrangeait pas le problème du grain cependant. Si ni Adrun ni le Brûleur ne pouvait le purifier, je ne voyais qu'une seule solution.

"Brûlez-le," dis-je. "Adrun, purifie ce que tu peux. Nous jetterons le reste aux flammes quand nous partions."

"Mon seigneur, êtes-vous certain ?"

"Oui!" mentis-je.

C'était un choix détestable. Le Don de Valas nourrissait Kénabres et d'autres communautés qui avaient besoin de sa fertilité pour compenser leurs propres manques. Sans cela, toutes ces villes dépendraient uniquement de ce que la reine Galfrey pourrait leur envoyer et, après une centaine d'années de guerre sans victoire en vue, ce n'était pas beaucoup.

Brûler le grain forcerait également les habitants du Don de Valas à passer l'hiver en tant que pauvres à Kénabres, où on leur reprocherait sans doute la famine contre laquelle ils n'auraient rien pu faire. Mais je ne voyais pas de meilleur choix. Les villageois passeraient un hiver très difficile mais la vie près de la Plaie du Monde était toujours difficile. Ils survivraient et, au printemps, les champs et la fontaine bénie seraient encore là lors de leur retour.

C'est du moins ce que j'espérais. Mais je n'étais qu'un humain, un humain faillible. Mes doutes ne m'avaient pas encore quitté quand nous quittâmes le village, laissant derrière nous une colonne de fumée.

Nous voyagions sans guide. Au-delà de la forêt, le Mendev du nord était une terre vaste et sans repère, vide et trompeuse, où un homme pouvait facilement s'écarter d'une centaine de kilomètres de sa destination sans s'en rendre compte avant de mourir dans la toundra à plusieurs jours de marche de la communauté la plus proche.

Mais la pierre de garde du Don de Valas nous permit de nous guider. Dès que nous eûmes quitté la taïga, nous pûmes la voir clairement à l'horizon. Elle était légèrement penchée. Malgré les enchantements qui la maintenaient en place et son poids considérable, le vent qui soufflait constamment sur la toundra l'avait inclinée. Dans une autre centaine d'années, si la guerre de la Plaie du Monde n'était pas finie, la pierre de garde pourrait se retrouver couchée sur le flanc.

À une quinzaine de kilomètre de la pierre de garde, j'envoyai des éclaireurs. Ce qui avait endommagé la pierre de garde avait peut-être laissé certains indices et je voulais les découvrir avant que nous nous jetions dans la gueule du loup. Jélani lança sur les éclaireurs un enchantement pour les aider à résister au froid ; elle riait sous son écharpe tout en incantant.

"J'ai appris ce sort pour le désert," dit-elle. "Je n'aurais jamais pensé l'utiliser dans le froid."

"Je pense qu'aucun de nous n'aurait jamais cru se retrouver ici," répondit l'un des éclaireurs. Il prit un sac plus léger sur son épaule, abandonnant le gros de son paquetage, puis partit vers l'ouest. Un moment plus tard, l'autre se dirigea vers l'est. Le reste de notre groupe continua vers la pierre de garde.

Nous n'avions pas parcouru trois kilomètres que le premier éclaireur était déjà de retour. Au-dessus de son écharpe, on pouvait lire la terreur dans ses yeux.

"Venez," dit-il. "J'ai trouvé quelque chose."