Traduction du quatrième chapitre : "The Stone" de la nouvelle "Certitudes" de Liane Merciel. Illustration de KyuShik Shin.

"Jélani, Adrun, suivez-moi, "dis-je. "Les autres, continuez tout droit." Quelle que fût la chose que l'éclaireur avait découvert, elle l'avait terrifié et je ne voulais pas que sa panique s'étende aux autres.

"J'ai trouvé des traces," dit l'éclaireur lorsque nous fûmes à l'écart des autres. "Je les ai suivies." Il fit un mouvement de la main — il tremblait — comme pour se débarrasser de ce souvenir.

J'allais lui demander comment il avait pu trouver des traces sur la toundra quand je les vis moi-même : une ligne d'empreintes de bottes ensanglantées profondément marquées dans le sol, comme s'il s'agissait d'un marais détrempé au cours de l'été au lieu d'un terrain dur comme de la pierre à la fin de l'automne. La terre était huileuse et décolorée autour des empreintes ; la poussière et la glace elles-mêmes semblaient avoir comme pourri au contact de la créature qui était passée ici.

"J'ai déjà vu ce genre de choses tout près de la Plaie du Monde," dit l'éclaireur. "Mais jamais de ce côté-ci."

Les empreintes de bottes formaient comme un tatouage sur le sol, une ligne sombre retournant vers la pierre de garde. Plus près de nous, elles continuaient par-dessus une faible élévation rocheuse et vers une faille peu profonde. Je les suivis, mal à l'aise. Adrun et Jélani se tenaient à mes côtés, toujours vigilants. L'éclaireur, terrifié, était un peu en retrait.

Dans la faille, nous trouvâmes l'homme qui avait laissé ces traces. Il avait connu une mort horrible. De profondes entailles déchiraient le dos de son manteau en peau de brebis. Un liquide verdâtre et foncé s'écoulait de ses plaies. La puanteur de la maladie envahissait toute la zone malgré le vent et le froid. Je pouvais apercevoir des os bruns en-dessous des pans déchirés du manteau de l'homme : sa peau et ses muscles s'étaient complètement désagrégés.

Il avait survécu à ses blessures empoisonnées assez longtemps pour parvenir ici cependant ; et je ne pensais pas que ce fût là la cause de sa mort. Des cloques recouvraient sa bouche, formant comme une écume rosâtre qui avait gelée. Sa gorge était affaissée, dévorée de l'intérieur et recouverte de longues traces rouges qui disparaissaient dans son sternum. La partie molle de sa mâchoire avait elle aussi disparu et une barbe hirsute de glace rouge recouvrait son torse.

Une outre à eau vide était posée près de sa main. Elle portait la même marque que celles que nous avions reçues à Kénabres.

"De l'eau bénite," dit Jélani, qui était arrivée aux mêmes conclusions que moi. "Il était déjà mort, ou plutôt mort-vivant. Il s'est tué en buvant de l'eau bénite."

"Peut-être pensait-il ainsi éliminer le poison infligé par ce qui l'a frappé dans le dos," dit Adrun. "Ça aurait même pu fonctionner, si le poison ne s'était pas répandu."

Je les laissai continuer à spéculer et examinai les possessions de l'homme. Il n'avait pas grand chose. Quelques couvertures, un peu d'huile à lampe, un chapeau en peau de brebis. La plupart de ces choses faisaient partie du kit standard que nous avions également reçu. L'homme avait été un soldat, ou il s'était servi sur un soldat, et comme de nombreux autres croisés, il possédait une belle collection d'amulettes de protection. Après une hésitation, je les pris. Elles ne tenaient pas beaucoup de place, et l'homme était peut-être attendu par un être cher ou un orphelin à Kénabres, qui les voudrait.

Nous rejoignîmes le reste du groupe en silence. Les autres nous regardèrent avec une certaine appréhension, bien conscients que quelque chose s'était mal passé sans savoir quoi exactement. Une humeur maussade tomba sur le camp et elle s'accentua encore lorsque l'autre éclaireur ne revint pas. Personne ne le dit ouvertement mais je savais qu'aucun d'entre nous ne s'attendait à le revoir à nouveau.

Cette nuit-là, alors que les autres parlaient ou dormaient, Jélani fit des entailles dans le sol gelé et les remplit avec le liquide d'une de nos outres d'eau bénite.

"Que fais-tu ?" demandai-je.

"Je fais des lances," dit-elle.

"En glace ? Elles se briseront."

Elle se contenta de sourire. À la lueur du feu de camp, ce sourire était comme un mystère. "J'ai vu des tempêtes qui ont permis à des brindilles de traverser des murs solides. Mes lances seront utiles."

Elle ne voulut rien me dire de plus que cela, et j'allais vers mon sac de couchage sans obtenir d'autres réponses.

L'aube n'améliora guère notre humeur. La toundra s'étendait tout autour, gelée et sans vie. La pierre de garde nous attendait, penchée en contre-jour contre un ciel de détresse. Peu de temps après que nous eûmes quitté le camp, le vent tourna, amenant vers nous une puanteur de charnier qui était pire encore que le froid.

"Ça ne vient pas de la Plaie du Monde," dit Jélani tout en enlevant des bâtonnets de glaces de ses sourcils. "Le vent souffle dans l'autre sens."

"Armes au clair," ordonnai-je tout en tirant ma propre épée. Je pouvais entendre des craquements d'os et des grincements de dents dans le vent. Cela aurait pu provenir de plusieurs kilomètres au loin ; je n'étais pas habitué à la manière dont la toundra jouait avec les bruits. Mais si ce n'était pas le cas, je voulais être prêt à combattre.

J'eus bien raison d'être prudent. Nous remontâmes une pente et vîmes nos ennemis.

Ils étaient occupés à dévorer notre éclaireur. Ils étaient huit, accroupis autour de son corps, sifflant et se disputant les uns les autres pour s'arracher un morceau de viande. Ils portaient des restes déchirés d'habits de soldats, mais ils n'étaient plus humains.

"Des goules," murmura Adrun.

"Pas tout à fait," dis-je. Ils étaient des goules — j'avais reconnu leurs mouvements rapides et saccadés, leurs reniflements aigus et sauvages et l'odeur de charogne émise par les viscères qui pourrissaient dans leurs ventres gonflés — mais ils portaient également une autre corruption. Leurs veines étaient gonflées de la même substance vert foncé qui maculait les blessures du soldat mort. Des plaies purulentes recouvraient leur langue et leur dos, d'où suintait le même pus verdâtre.

"Pas très éloigné quand même," dit le prêtre. "Je vais les empêcher de nous repérer tout de suite. Tu disposes de quelques minutes avant que notre sort ne cesse de faire effet."

"Laissez-moi faire," dit Jélani tout en touchant l'étui dans lequel elle avait rangé ses lances de glace.

Je ne perçus que calme et confiance sur son visage de bronze. Je hochai la tête et fis un pas de côté.

Même hors du désert, Jélani est un allié formidable.

Jélani posa ses lances de glace sur le sol, les tournant vers les goules. Elles ne levèrent pas la tête. Elle enleva ses gants et se mit à chanter, ses doigts dansant dans l'air et accomplissant les gestes de l'incantation.

Un souffle de vent tourbillonna autour de la femme, gagnant en intensité jusqu'à ce qu'il fasse sortir ses cheveux noirs de son foulard et qu'il contraigne Jélani à plisser les yeux pour se protéger du cyclone. Puis, tout à coup, le vent se lança en avant, projetant les lances de glace dans les goules avec une puissance rehaussée par la magie.

Les lances se brisèrent en plongeant dans les chairs mortes-vivantes mais les éclats propulsés par le vent étaient tout aussi dangereux. La glace écorcha les goules et colla leurs membres à leurs corps. La puanteur provenant de leurs entrailles qui se déversaient était oppressante ; deux de mes hommes se plièrent en deux et vomirent.

Certaines goules tombèrent. Les têtes des survivants se relevèrent. L'une d'elle avait perdu son œil gauche, qui avait été remplacé par un gros éclat de glace ; une autre avait une congère de plus de cinquante centimètres enfoncée dans le ventre. Mais l'attaque avait brisé le sort d'Adrun et les goules avaient vu Jélani. Elles hurlèrent et fondirent vers elle.

Elle ne bougea pas d'un pouce. Elle tendit ses mains en avant et fit appel à une autre invocation. Les rayons du soleil qui faisaient briller ses anneaux de bronze et d'or donnèrent naissance à des flammes dans le creux de ses mains. Elle les lança et celles-ci gonflèrent en une boule de feu au cours du vol. Des flammes translucides et bordées de bleu explosèrent sur les goules qui hurlèrent tout en brûlant, puis s'effondrèrent, en proie à des spasmes incontrôlables, lorsque les lances de glace se mirent à fondre sous l'effet de la boule de feu, répandant de l'eau bénite partout à travers leurs viscères.

"Finissez-les", hurlai-je en menant mes soldats au combat.

Même mourantes, les goules étaient des combattants vicieux. Elles s'agitaient sur le sol, le recouvrant avec leur propre corruption liquide, et attiraient vers elles les soldats qui avaient glissé sur la substance. Ceux qui tombaient étaient perdus. La Kellide perdit son équilibre lorsqu'elle frappa une goule à terre trop vigoureusement ; elle écrasa le crâne de sa victime mais mit un genou à terre au même moment. Instantanément, deux goules se jetèrent sur elle et, lorsque nous parvînmes à les éloigner, il ne restait d'elle que les griffes d'ours qu'elle portait en collier, éparpillées au sein de déchets rougeâtres de peau et d'os.

Une autre goule blessée se mordit le bras, remplissant sa gueule de poison, puis plongea ses dents dans le mollet d'Adrun au moment où il s'avançait dans la mêlée pour soigner un soldat blessé. Le prêtre hurla et la frappa avec son symbole sacré. Une lumière blanche apparut et consuma la créature. Son crâne s'effondra, sans vie, dans un tapis de cendres, mais le mal avait déjà été fait. Adrun s'éloigna en chancelant, tenant sa jambe où une décoloration maladive s'étendait le long de sa peau. Il fit deux pas avant de tomber.

Nous détruisîmes le reste des goules.

Je fis le compte des pertes alors que Jélani cautérisait les blessures des survivants avec du feu magique. La Kellide était morte, ainsi qu'un des Mendéviens. Adrun était grièvement blessé mais, si nous pouvions l'amener à un guérisseur avant que le poison des goule ne fasse effet, il pourrait survivre. Je n'étais pas optimiste mais j'étais bien décidé à tenter le coup. Si le pire devait arriver, je m'occuperais de lui personnellement.

Je touchai l'épaule de Jélani. "Ces goules portaient des atours de croisés. Je pense qu'il s'agissait de la dernière compagnie de soldats envoyée au Don de Valas. Si la pierre de garde est en si mauvais état, je ne veux pas faire courir de risque aux autres mais toi et moi devrions l'examiner."

Elle pâlit mais elle remit ses moufles. "Comme tu veux."

Je n'avais pas réalisé à quel point la pierre de garde était immense avant d'être tout près. Malgré sa position oblique infligée par le vent, elle s'élevait à 9 mètres au-dessus de nous et faisait 3 mètres à la base.

Il manquait plusieurs éclats de pierre recouverts de mousse, ce qui avait brisé les anneaux de rune de la pierre de garde et créé un trou suffisamment grand pour qu'un homme puisse traverser. En regardant dans la brèche, je m'aperçus que la pierre de garde était creuse. Elle était remplie, ou avait été remplie, de poussière argentée agglutinée. On avait extrait une partie de la poussière d'argent dans toute la partie accessible. Là où la pierre de garde avait été vidée, ses runes étaient noires et coulaient comme des entailles dans le tronc d'un pin. Le sol était spongieux, comme moisi, là où la substance s'était écoulée, exactement comme dans les empreintes de bottes du soldat mourant.

"Ils ont pris le nexavar," souffla Jélani tout en traçant du doigt les glyphes détruits. Elle faisait bien attention à ne pas toucher cette encre qui coulait. "C'est pour cela que la pierre de garde ne fonctionne plus, et pour cela aussi que ces soldats sont devenus des goules. Ils ont extrait le nexavar. Ils en ont pris de trop cependant. Ils ne devaient pas savoir ce que ces runes disaient ; s'ils l'avaient su, ils ne se seraient jamais attaqués à cette section. Ils ont brisé la protection et le contre-coup les a tués."

"Pourquoi voudraient-ils prendre le nexavar d'une pierre de garde ?" demandai-je.

Elle me jeta un regard dubitatif puis éclata de rire. "J'ai oublié. Tu ne perds pas ton temps avec des superstitions comme nous autres. Tu as vu ces amulettes de protection que les gens portent pour éloigner les démons."

"Oui."

"Celles qui fonctionnent utilisent du nexavar. C'est une magie de faible puissance, mais une magie réelle. Les gens qui habitent près de la Plaie du Monde sont prêts à donner beaucoup d'argent pour cela, même — et surtout —, les croisés eux-mêmes. Si tu estimes qu'il est plus important de remplir tes poches que de protéger la frontière, une pierre de garde t'es plus utile qu'une mine de diamants."

Je grognai. Si Jélani avait raison, l'homme mort avait payé pour son égoïsme, mais leurs morts ne mettaient pas un terme à la menace. "Peux-tu la réparer ?"

Jélani fit quelques pas autour de la pierre de garde, examinant ses runes brisées et son cœur évidé. Finalement, elle recula et secoua la tête. "J'aurais besoin de suffisamment de nexavar pour remplacer ce qui a été pris. Sans ça, mes sorts cesseraient de faire effet d'ici quelques heures au mieux, si j'ai assez de force pour les maintenir aussi longtemps."

Mon cœur s'effondra. Cela pourrait prendre des mois pour obtenir suffisamment de nexavar et le ramener à la pierre de garde… peut-être plus encore, car l'hiver était déjà bien là. J'avais entendu que le commerce du nexavar se faisait par bateau. Si c'était vrai, et si les réserves étaient coincées sur des barges gelées, nous pourrions même devoir attendre le printemps. Et, pendant tout ce temps, le poison de la Plaie du Monde se répandrait à travers les fissures dans les protections. Je ne m'étais pas senti si désespéré depuis le jour où Iomédae s'était détournée de moi.

Et, cependant, cet autre désespoir renfermait peut-être la réponse à celui-ci.

Je m'agenouillai devant la pierre de garde, juste assez loin pour éviter le sol corrompu. J'étais venu au Mendev en espérant une guerre claire entre des hommes bons et des démons maléfiques. J'avais trouvé de l'égoïsme, de l'avarice, du fanatisme et des regrets amers. Ainsi que de la grâce, parfois, aussi fragile et fugace fût-elle.

Mais aucune certitudes, aucune jusqu'à ce moment-là. C'était seulement à cet instant, alors que je tenais mon épée entre mes deux mains afin de la soulever pour imiter le symbole d'Iomédae, que je sus au plus profond de mon âme et avec une clarté absolue que j'œuvrais pour le Bien. Soigner la pierre de garde était un bien absolu. Les habitants du Mendev n'étaient pas des saints, pas plus que les exilés qui avaient rejoint involontairement leur guerre. Mais ils avaient le potentiel d'être vertueux malgré leurs défauts, et protéger ce potentiel était un bien pur. Valas avait vu la même chose avant moi, et son don était la preuve que les dieux étaient d'accord.

Iomédae, priai-je, entends-moi. Accorde cette faveur à ton serviteur indigne. Fait perdurer la magie de la pierre de garde un peu plus longtemps. Protège le peuple du Mendev contre la Plaie du Monde. Je te le demande non pas pour moi mais pour eux. Je donnerai ma vie pour cette cause, si tu le demandes. Je donnerai mon âme. Mais protège-les, je t'en supplie.

Je restai agenouillé et attendit un signe. De la lumière, une musique, de l'agonie. N'importe quoi.

Rien ne vint. Le vent continua à gémir. Mes genoux étaient douloureux. J'entendis Jélani faire les cents pas derrière moi, tentant de se tenir chaud pendant qu'elle attendait.

Finalement, désespéré, j'ouvris mes yeux.

Le sol devant moi était recouvert de givre. Du givre clair et propre, sans aucun signe de la moisissure qui s'y trouvait avant. La faille dans le flanc de la pierre de garde était encore là mais une trame brillante remplissait le trou, comme une toile tissée en lumière d'étoiles sur un fond de nuit noire. Les runes à la base avait cessé de couler ; la substance empoisonnée aurait tout aussi bien pu être un sale rêve.

"Tu as réussi," dit Jélani émerveillée. "Je ne sais pas ce que tu as fait, mais tu as réussi."

"Combien de temps durera la magie ?" demandai-je.

"Je ne sais pas. Ce n'est… ce n'est pas de la magie. C'est une œuvre sainte." Elle souleva les sourcils. "Je pensais que tu n'étais pas paladin ?"

"Je ne le suis pas." J'avais eu si peu de foi que je n'avais pas cru qu'Iomédae m'entendait avant d'avoir un signe.

"Mais alors, qu'est-ce…"

"Nous avons un sursis. Une chance pour faire le bien. Mais seulement une chance."

"Ah." Elle sourit d'un air las. "Eh bien, une chance, c'est bien plus que ce que nous avions avant."

"En effet," répondis-je, bien d'accord avec elle. Et nous nous remîmes en route pour continuer notre guerre.