Le bûcher des traîtresses

Traduction du deuxième chapitre : "The Torching of the Traitoresses" de la nouvelle "Le secret de la Rose et du Gant" de Kevin Andrew Murphy. Illustration de KyuShik Shin.

Une demi-année s'était écoulée depuis le retour de Norret à Dabril. Le dragon de feu rougeâtre qui dominait l'été, les salamandres, les méphites de feu et les diablotins du silex avaient finalement épuisé leur colère et cédé la place à l'automne, la saison de la Dragone bleue, le lézard de terre qui incarnait l'humeur mélancolique et était de ce fait vénéré par la carbuncles, les gnomes, les joaillers et ceux qui collectaient les fruits de la terre. C'était également le cinquième jour du mois de Neth, le quarantième anniversaire de l'indépendance du Galt. À Dabril, cela signifiait également que c'était l'époque du Bûcher des Traîtresses.

Norret se souvenait de Maudine la Folle qui, quand il avait neuf ans, avait juré qu'elle avait découvert un repaire de nobles qui s'étaient noyés en secret pour échapper à la justice des Lames finales et qui avaient été ensuite réincarnés par un druide royaliste. Le Conseil de Dabril ne fut pas vraiment content de découvrir que les soi-disant nobles étaient désormais un vol d'oies sauvages, et ne s'amusa pas du fait que Maudine avait baptisé une oie spécialement jolie et amicale qu'elle avait apprivoisée du nom de "Dame Gémérel", tout spécialement parce que personne ne contestait l'idée que l'âme de cette tristement célèbre ingénue à la tête vide résidait encore dans Jaine la Sanglante.

Les oies furent décapitées à l'aide de lames normales puis rôties, et Maudine connut un destin assez similaire. Comme Dabril était trop petite pour posséder une guillotine permanente, plutôt que de la transporter vers Jaine en descendant le fleuve Sellen — ce qui aurait suscité des questions de la part des habitants d'Orée-du-bois au sujet de ce qui était considéré comme une trahison à Dabril ainsi que des blagues au sujet des provinciaux stupides, le Conseil de Dabril déclara que le crime de Maudine était un délit et que, donc, elle subirait le même sort que les commères, les colporteurs de rumeurs, les aubergistes qui allongeaient leur vin à l'aide d'eau et ceux qui s'acoquinaient avec des monstres ou donnaient naissance à des monstres. On la plaça dans un vertugadin tissé en osier et recouvert d'une robe de paille et on enferma sa tête dans un masque de mégère, un monstrueux objet de fer inspiré par Lamashtu et portant des oreilles d'âne stupide, le groin d'un cochon dénicheur de truffes et la voix d'une oie idiote. Cette dernière était obtenue en enfonçant un gazou aux bords tranchant dans la gorge de la condamnée, de sorte que le sang la force à produire des gargouillis et des sons bizarres lorsqu'elle suppliait pour qu'on abrège ses souffrances.

Bien sûr, on abrégeait ses souffrances. Une fois placée sur un radeau bourré de branches, quelques compagnes traîtresses, une torche allumée et une meule de foin, l'âme idiote de Maudine était libre de se rendre à l'Ossuaire et de connaître le destin que la Dame des Tombes allait décider pour elle.

Norret ne savait toujours pas quels crimes son père ou Céron avait commis pour mériter un rendez-vous avec une Lame finale, mais il savait qu'il valait mieux ne pas demander.

Heureusement, les traîtresses de Dabril, cette année-là, n'étaient faites que de pailles et d'osier, des effigies de la sorcière Traxyla et de ses sbires qui s'étaient autrefois faites passer pour le Conseil Révolutionnaire, le tout bourré de feux d'artifice pour que le feu soit plus élégant. Ceux qui voulaient se faire pardonner pour des transgressions mineures, qui voulaient se montrer patriotiques ou qui aimaient tout simplement faire exploser les choses pouvaient acheter un feu d'artifice approuvé par le Conseil et l'ajouter au bûcher. En tant qu'alchimiste et ancien apprenti du Maître des Poudres Davin, Norret avait trouvé un emploi qui rapportait.

Le garçon enserrait une bourse remplie de pièces dans ses doigts rosis par l'air frais de l'automne. Il regardait le présentoir de Norret avec avidité. La formule des pierres à tonnerre, une fois découpée, donnait des sachets de cailloux explosifs. Le mélange à la base des bâtons lumineux pouvait être appliqué sur de fins fils plutôt qu'au bout de bâtons de fer afin de produire des étincelles. La recette qui permettait de fabriquer des bâtons fumigènes assez efficace pour recouvrir un champ de bataille de brouillard pouvait être diluée et altérée à l'aide de sels et d'huiles essentielles pour créer des bâtonnets d'encens qui libéraient des traces de fumée aux couleurs plaisantes ; les plus populaires de ceux-ci étaient les voyous patriotiques, que Norret avait trempé trois fois de sorte qu'ils libèrent tout d'abord de la fumée bleue au parfum d'héliotrope puis de la fumée blanche à l'odeur de jasmin et enfin de la fumée rouge sentant comme les roses de Dabril. De la même manière, la formule utilisée pour le feu grégeois et les pétards explosifs pouvait être utilisée pour créer ce que le Maître des Poudres Davin avait appelé "des feux de joie" : des crapauds bondissant, des fusées libellules, des diablotins, une jolie roue appelée la Rose de Shélyn, des colliers de gobelins, des fontaines aux sirènes et des bougies de sorcières.

"Pourquoi les appelle-t-on des bougies de sorcières ?" demanda l'enfant. "Elles jettent des maléfices ?"

"Ils brûlent tout bleu et hurlent quand on les allume."

"Ma grand-mère était une sorcière. Les bougies ne brûlent en bleu que quand elle ricane." Le garçon regarda les crapauds bondissant pour lesquels Norret avait utilisé des pastilles d'encens scintillant comme joyaux dans leur front plutôt que des pilules d'arséniure bouillonnant (qu'il aurait utilisées pour des grenouilles venimeuses). Il ajouta "Elle connaît aussi un maléfice qui peut faire sortir des grenouilles de ta bouche." Il s'arrêta. "Elle ne l'utilise que sur ceux que le Conseil désigne, note bien."

"Est-ce que ces grenouilles font du bruit quand elles sautent puis explosent en une nuée de lucioles ?"

"Non," admit le garçon en hésitant. "C'est quelle sorte de maléfice ça ?"

"Ce n'est pas un maléfice," corrigea Norret. "C'est de l'alchimie. De la magie naturelle, l'art des philosophes."

Le garçon était suffisamment impressionné. Il vida la bourse remplie de pièces de cuivre et même de quelques pièces d'argent usées et acheta un assortiment de crapauds bondissant, de fusées, de bâtonnets d'étincelles, de pétards et de petites fontaines. Norret ajouta une bougie de sorcière en cadeau et le garçon sourit en la prenant. "Je vais la mettre dans le sac à malices de ma grand-mère quand elle ne regardera pas…"

Norret était sourd d'une oreille et pouvait prétendre qu'il n'avait pas entendu la dernière phrase. "Merci pour votre patriotisme, citoyen." Il regarda le garçon descendre les escaliers vers les quais en courant et placer des fusées à l'intérieur des jupes des sorcières d'osier. "Joyeuse indépendance !"

Les jardins de l'Hôtel de la Liberté étaient remplis de fumée colorée, d'explosions, de sifflets et des flashs crépitant de ceux qui n'avaient pas pu attendre la tombée de la nuit. Le château lui-même pouvait bien être hanté, avec des lumières inexplicables dans les corridors, des murmures mystérieux provenant des murs, des mélodies fantomatiques dans la grande salle de bal et, parfois, des accidents mortels ou la disparition de ceux qui s'y enfonçaient trop profondément à la recherche de trésors cachés ; mais les grottes et le jardin, ainsi que le reste du domaine, échappaient heureusement à ces manifestations et étaient considérés comme un parc public.

Quelques intrépides qui n'étaient pas assez désespérés ou courageux pour vivre là s'étaient déjà faufilés via la terrasse du dauphin pour jeter un coup d'œil à travers les volets brisés de la salle de bal, émoustillés par leur audace car la musique ne ressemblait à aucun instrument terrestre sauf peut-être le maudit armonica de verre qui était à la mode chez les nobles avant la Révolution. Cet instrument créé par la grande inventrice andorienne Alysande Bénédict était composé de bols rotatifs ajustés sur base des fréquences de résonance des sphères célestes ; on disait qu'il pouvait imiter la voix des anges, les gémissements des damnés et les cris de tous les esprits entre les deux et que ses mélodies infernales pouvaient causer la folie ou même la mort. Malgré cela, certains disaient que les ménestrels invisibles étaient les fantômes des patriotes car la mélodie de l'armonica spectral ressemblait parfois à la Litraniase, le chant des Jardiniers gris.

Norret n'était pas certain qu'il pouvait causer la folie ou même la mort mais une chose était certaine : il pouvait causer l'ennui. Personnellement, il pensait que les joueurs invisibles d'armonica étaient des contre-révolutionnaires car, la moitié du temps, quand il avait entendu la marche révolutionnaire résonner dans les corridors, on l'avait jouée en accéléré, transformant ainsi la mélodie en un menuet moqueur. Il pouvait même entendre un léger écho du chant à ce moment-là, avec des rythmes joyeux qui ne collaient pas avec les paroles : Tyrans cruels, écoutez les pleurs des veuves ! Les mendiants hurlent comme des trolls affamés ! Les fils du Galt dorment dans l'Ossuaire, Mais la Lame de la Miséricorde s'emparera de vos âmes !

Malgré tout, c'était depuis la terrasse qu'on avait la meilleure vue de la rivière, et on y trouvait un banc confortable près de la fontaine où, grâce aux travaux de Norret, l'eau coulait de la bouche des dauphins sanguinaires en gargouillant pour la première fois depuis la Révolution.

Il ne l'avait pas fait exprès.

Comme de nombreux invités à l'Hôtel de la Liberté, Norret avait exploré et découvert des mansardes et des celliers à vin, des greniers et des cryptes, des boudoirs, des réserves, la cuisine et l'arrière-cuisine et même une pièce encore dominée par une fresque de Patapouf la licorne dans un champ de fleurs. C'était là que la duchesse et ses serviteurs avaient autrefois préparé les remèdes, les baumes, les médicaments, les savants et bien sûr les parfums dont un grand manoir avait besoin. C'est là aussi que Norret avait déroulé son sac de couchage et sur ces tables et dans les anciens mortiers de marbre qu'il avait préparé les feux d'artifice.

Ceci dit, même si la distillerie de la duchesse était l'endroit le plus coquet que Norret avait eu l'occasion d'utiliser, les alambics qu'il avait pu construire à partir de pots de confiture et de jarres de marmelade n'avaient pas grand chose à voir avec les grands laboratoires alchimiques qu'un duc et une duchesse obsédés par l'alchimie devaient posséder. Flauric, le cuistot gnome qui avait fait de la cuisine son domaine personnel, avait dit lors d'un rare moment de sobriété que l'odeur de souffre provenant de sous le château ne venait pas du fumier d'une grenouille qui avait donné naissance à une cockatrice mais d'un grand lac sulfureux dans lequel le duc et la duchesse pourrissaient encore à ce jour, car le laboratoire du duc se trouvait dans l'Enfer lui-même !

Norret, lui, en doutait. Pas du sort de l'âme d'Arjan Dévore mais plutôt de l'idée qu'Anaïs Dévore l'avait déjà rejoint et que les caves du château contenait un portail vers le monde souterrain. Cependant, le laboratoire devait bien se trouver quelque part, et quarante ans de propagande avaient pu créer la confusion entre un atelier alchimique secret et l'Enfer lui-même.

Ainsi, Norred avait préparé une des formules de Cédrine — un extrait végétal composé de fougère, l'herbe espiègle qui pouvait (même les sorcières illettrées le savaient) rendre invisible et donner la capacité de voir les choses cachées — et l'exploration des caves l'avait mené à la salle des pompes, un enchevêtrement de tuyaux brisés et de valves brisées, d'engrenages rouillés et de machinerie corrodée.

Heureusement, l'alchimie et l'art pouvaient réparer ce que l'homme et le temps pouvait défaire. Malheureusement, lorsqu'il parvint à tourner une série de valves qui — il en était certain — devait ouvrir un passage vers un laboratoire secret ou, au moins, le trésor ducal, Norret avait plutôt connecté une source d'eau chaude vers la fontaine aux dauphins dans laquelle on avait depuis longtemps planté des betteraves sucrées, ce qui avait causé une éruption de boue et de vase sur la terrasse arrière.

Norret puait le souffre comme un méphite de la vapeur à moitié cuit lorsqu'on l'avait amené devant le Conseil de Dabril. Les choses n'avaient pas été facilitées par les rumeurs qui circulaient et indiquaient qu'il était l'héritier oublié de la duchesse Dévore revenu ici pour s'emparer de l'héritage de sa mère.

On avait déjà envoyé des hommes aux Lames finales pour moins que ça. Cependant, Norret faisait pitié à voir et il plaida son cas : Sa vraie mère l'avait renié, le reste de sa famille était mort à l'exception d'une sœur et, malgré les crimes contre l'État commis par son père et son frère, il était un enfant de Dabril et un patriote de Galt, un vétéran décoré qui avait été renvoyé avec les honneurs. De plus, comme les bains de boue chaude étaient thérapeutiques disait-on, il avait simplement tenté d'ouvrir un tuyau vers une des baignoires de l'Hôtel de la Liberté pour apaiser les douleurs de ses blessures de guerre. Quant au souffre, il ne savait pas l'utiliser pour conjurer des fiélons, mais il savait comment le transformer en feux d'artifice.

Les vérités étaient vraies et les mensonges étaient plutôt maigres, de sorte que, outre devoir fabriquer des feux d'artifice que le Conseil pourrait vendre pour la Journée de tous les Rois, Norret fut chargé de nettoyer la fontaine puis d'utiliser ses talents alchimiques pour tinter les eaux en rouge car c'était l'anniversaire de rubis de la Révolution Rouge et le Conseil pensait que cela ferait plus festif.

Norret accomplit sa tâche en installant un goutte-à-goutte de mercure dans la salle aux pompes. Combiné avec le souffre déjà présent dans l'eau et modifié pour ne pas produire de la métacinabre (une forme rare de sulfite de mercure noir), cela formait une précipitation d'un beau rouge, du vermillon, que les peintres appelaient parfois du rouge tianais.

Selon Norret, l'eau ressemblait à un bon clairet ; il était assez fier de lui, jusqu'à ce qu'un des citoyens les plus anciens de Dabril vienne acheter des feux d'artifice et prenne un moment pour le féliciter pour la ressemblance en disant que la fontaine était exactement comme à l'époque où Jaine la Sanglante avait été placée sur le banc où Norret était assis.

Le vieil homme avait partagé avec lui ses souvenirs de ce grand jour. Il avait conté comment le bassin de pierre avait recueilli le sang qui giclait et comment les gueules des dauphins sanguinaires garnies de crocs fantastiques l'avait recraché au moment où la tête tombait dans le panier. Imaginez la scène : la ligne des condamnés s'étendaient jusqu'aux larges escaliers de marbres qui menaient vers le hangar à bateaux, là où avaient été autrefois abritées les embarcations en forme de cygnes de la duchesse vaniteuse mais qui était désormais occupé par le Conseil de Dabril, occupé actuellement à rendre son jugement dans le concours de tricot de la nouvelle capuche de la liberté de Coco la cockatrice.

Norret fit soigneusement l'addition des achats du vieil homme et sourit du mieux qu'il le pouvait en recevant l'argent pour le Conseil en même temps que les félicitations de l'homme au sujet de son patriotisme prouvé par la manière dont il avait restauré un si parfait souvenir du passé glorieux de Dabril.

Norret resta assis là pendant un long moment à écouter le gargouillis de la fontaine et l'armonica fantomatique qui provenait de la salle de bal jusqu'à ce qu'ils furent tout deux écrasés par une autre mélodie, une voix de femme chantant "Il y avait une auberge, oh c'était il y a longtemps. Son coquelet chantait et chantait sans cesse. C'est alors qu'arriva ce que vous devriez tous connaître" — la chanteuse allongea la note de manière experte, un puissant contre-alto dramatique, avant de terminer le couplet — "l'histoire du coquelet…"

S'en suivit ensuite un bruit de toux et de crachat puis un bruit d'aspiration sonore. "Pah ! Ch'est de l'eau d'rose," prononça la même voix en mangeant la moitié des mots. Elle venait de juste à côté de lui et avait arrêté de chanter. Norret se tourna.

La femme était habillée d'une robe qui aurait été beaucoup plus attirante si elle avait subi les assauts des mites 50 années de moins mais qui laissait quand même apparaître une belle silhouette. La femme était sortie du château dans cette tenue récupérée et était désormais penchée au-dessus de l'eau rouge sang, une coupe dans la main.

Le Conseil lui avait également demandé de faire quelque chose pour l'odeur de la fontaine mais n'avait pas exprimé de préférence. Le parfum de roses était commun à Dabril, une des rares odeurs assez fortes pour masquer celle du souffre, et Norret avait simplement pensé que ce serait un bon choix. "Tu espérais un autre goût ?" demanda-t-il sur un ton grincheux.

"J'espérais un truc alcoolisé pour ma goutte," avoua la femme. "Cha ressemble à du vin…" D'après l'arôme d'anis et d'alcool qui émanait d'elle, Norret supposa qu'elle avait déjà eu quelques "trucs alcoolisés", peut-être de l'anisette, un breuvage puissant mais une pâle imitation de l'absinthe elfe.

Les élixirs de soins n'étaient pas le point fort de Norret non plus malheureusement, mais il savait grâce à la doctrine des signatures que la forme d'une plante indiquait la maladie qu'elle traitait. "Le bulbe d'un crocus d'automne ressemble au doigt de pied d'une personne atteint de goutte," cita Norret, se rabattant sur un ton pédant. "Si tu peux en trouver un, je pourrais tenter d'en faire un tonique bien plus puissant que… de l'eau minérale."

Rhodel n'est peut-être pas la prostituée la plus belle de la ville, mais c'est de loin la plus courageuse.

"Ce n'est pas la goutte", admit la femme en chancelant. Puis elle se tourna et s'affala sur le bord de la fontaine. Norret se rendit compte, avec une certaine horreur, que la propriétaire de la silhouette attractive, de l'impressionnante voix chantante, et de la robe datant d'avant la Révolution était la plus vieille prostituée de Dabril, Rhodel, dont la poitrine était rehaussée par un haut corset. "T'as rien pour la vérole des guenaudes ?"

Elle utilisait le terme vulgaire plutôt que l'appellation séditieuse "vérole galtienne" ou le terme fleuri elfe, "la syphilis", qui ressemblait plus à un berger qui s'ébat dans la campagne qu'à une maladie qui ressemblait à la malédiction d'une guenaude, était capable de prendre une centaine de formes maléfiques allant de blessures à des difformités en passant par la folie et qui, de ce fait, défiait la doctrine des signatures.

Heureusement, cette doctrine n'était qu'une partie de la loi de la sympathie et les noms avaient encore un peu de pouvoir. "Des pensées sauvages", déclara Norret. "Les halfelins les appellent paix du cœur et les elfes, amour-dans-l'inactivité."

'Cha fonctionne ?"

"La citoyenne Cédrine ne jure que par elles, mais elle n'a partagé que sa formule pour les transformer en un philtre d'amour." Norret haussa les épaules. "Je ne connais aucun remède sûr à l'exception du vinaigre des voleurs, mais c'est juste une protection, pas une panacée."

Rhodel lui lança un regard libidineux, observant son corps handicapé affalé sur un banc avec un plateau de feux d'artifice sur ses genoux et sa canne à ses côtés, jusqu'à ce qu'un sourire se dessine sur ses lèvres encroutées. "Et si t'en avais, t'en aurais déjà pris…"

Norret hocha la tête. "Je ne peux même pas fabriquer un mithridate décent. Le Maître des Poudres Davin a souligné les propriétés curatives du mercure pur mais il en a pris avec un mithridate pour ralentir le poison. Le mieux que je puisse fabriquer, c'est une antitoxine."

"Crottes…" jura Rhodel. "T'es vraiment un sacré alchimiste !" Elle enfouit une main dans son ample décolté et en ressorti une flasque tirée des profondeurs de son corset. "C'est sûr qu't'es pas la duchesse !"

"Que veux-tu dire ?"

"À l'époque, quand la duchesse organisait un bal, elle organisait vraiment un bal ! Elle lançait une bombe aussi grosse qu'une pomme d'ambre dans chette fontaine et tout à coup l'eau s'mettait à bouillonner et à mousser." Rhodel déboucha la flasque et en avala une gorgée ; l'air s'emplit d'une odeur d'anisette ayant mal vieilli. "Quand ça disparaissait, elle était remplie de champagne aussi frais qu'un matin d'hiver et meilleur que tout ce que t'as jamais bu dans ta vie — et ça pouvait soigner tous les maux, même ma cheville tordue !"

"Une bombe ?" demanda Norret. "Qu'est-ce que c'est que ça ? Une grenade à concussion ?"

"Non, j'ai dit une bombe," corrigea Rhodel. "Comme celle qu'elle utilisait pour prendre un bain." Elle montra la fontaine du doigt. "Elle en avait une rose qui faisait du champagne qui guérissait et une blanche qui faisait un bain de beauté et du lait d'ânesse." Elle avala une autre gorgée et regarda la bouteille puis Norret. "Tu sais, c'était quand j'étais une esclave au boudoir ici et que la satanée duchesse ne me battait pas avec sa cravache tout en donnant des coups de pied aux chiens qui faisaient tourner la rôtisserie avec ses belles bottes. Parce que, tu sais, ch'est ce qu'elle faisait."

"Bien sûr," dit Norret.

Rhodel se retourna. "Eh, je connais les hommes et je sais qu'tu sais que le dernier là était un vieux geignard." Elle prit une autre gorgée d'anisette. "T'as envie d'une gâterie ?"

Norret regarda ses lèvres pourries. "Non, merci."

Rhodel prit une nouvelle gorgée de courage liquide, rangea la flasque dans son décolleté et sembla avoir pris une décision. "Laisse-moi t'aider avec ça," souffla-t-elle, puant l'anis, l'alcool et la pourriture telle Urgathoa après une cuite. Norret recula de dégoût alors que la prostituée se penchait au-dessus de lui et détacha de manière experte le plateau de feux d'artifice de sa ceinture puis elle le prit et le mit sur elle.

"J'en ai déjà trop dit, j'pourrais donc en dire un peu plus," déclara-t-elle. Elle se leva. "Suis-me, jeune Norret."

Norret se redressa et attrapa sa canne, mais c'était un triste testament de son état de voir qu'une prostituée âge et saoule rendue folle par la vérole pouvait se déplacer plus vite que lui. Elle chancela en descendant les escaliers tout en continuant sa chanson tout en passant quelques-uns des vers : "En bas dans le fumier vivait une sorcière ! Une grenouille verruqueuse avec une pierre précieuse ! Sur son front brillait un diamant !"

Rhodel s'arrêta et maintint une note ; elle avait trouvé l'endroit de la terrasse où le belvédère du château derrière elle et les collines du Kyonin devant elle se combinaient pour amplifier son organe déjà bien impressionnant. Norret l'avait presque rattrapée lorsqu'elle termina le verset : "la Coiffe de Crapaudine !". Cela attira des applaudissements et convainquit les fêtards qui étaient sur les escaliers de s'écarter pour la laisser passer alors qu'elle descendait avec toute la joie de vivre d'une jeune fille décidée.

Quand Norret arriva en bas sur les quais, Rhodel avait déjà grimpé sur le dais et allumé une guirlande de gobelins. Il y eut de bruyantes explosions : du bleu, du blanc et du rouge volèrent dans les airs, les couleurs du Galt, puis du vert, de l'or et du rose, les couleurs de Dabril. "Maintenant que j'ai vot' attention," déclara Rhodel, "je voudrais m'adresser à vous tous et au Conseil de Dabril !"

Des murmures se répandirent dans la foule et on entendit des mots comme "folle" et "saoule".

"Ch'est vrai," acquiesça Rhodel. "Je chuis peut-être folle, je chuis peut-être chaoûle, mais je chuis celle qui a les bombes, donc pour une fois, c'est vous qui d'vez m'écouter !" Elle tint les restes fumants de la guirlande de gobelins au-dessus du plateau. Certains des plus sages et des plus rapides s'enfuirent, terrifiés, mais les autres, sous-estimant les capacités des explosifs, pensant stupidement que les feux de joie ne pouvaient être utilisés que pour l'amusement ou tout simplement incapables de fuir comme Norret à cause de sa canne et de la pression de la foule, restèrent simplement sur place, comme pétrifiés par le contact d'une cockatrice.

"Ch'est notre indépendanche !" déclara Rhodel. "Indépendanche par rapport à quoi ? À la vérité ? Au bon sens ? À la peur ? Eh bien, je suis en train d'mourir, donc je n'ai plus rien à faire de la peur, donc je vais vous dire quelques petites choses que les vieux ne veulent pas admettre et que les jeunes ne font que suspecter. Notre duchesse ? C'était une bonne duchesse ! Et elle se cassait le cul à travailler plus dur que ce que j'ai fait sur ces rues ! Vous pensez tous que les parfums et les gants se vendent tous seuls ? Elle les mettait en avant à la cour, et c'est comme ça qu'nos guildes sont devenues riches. Et si elle en a pris un peu pour elle-même, eh bien quoi ? Elle l'a bien mérité ! Et son époux, le vieil Arjan, le 'mauvais' duc ? C'était un vieil homme effrayé trop occupé à sniffer du mercure et à tenter de faire de l'élixir de jeunesse pour avoir le temps de fouetter les paysans ! Ouais, il demandait des taxes et il a trop dépensé pour son mariage. Boohoo ! Nous avons encore des taxes aujourd'hui ! Et des morts aussi, et un grand nombre encore ! Et en parlant de morts, peut-être que la duchesse a empoisonné le vieil Arjan et qu'elle a payé les prêtres pour qu'ils disent qu'il ne voulait pas revenir, ou peut-être qu'il était juste trop vieux comme elle l'a dit. Ca change rien… c'est ça, la vérité !"

Rhodel ne faisait que de s'échauffer. "Vous voulez un autre morceau de la vérité ? La moitié d'entre vous, z'êtes des contrebandiers qui vendez des parfums et du brandy aux elfes pour que ne puissions avoir de la nourriture et l'autre moitié sont des espions pour les Jardiniers gris, et c'est ça le plus marrant parce que vous connaissez la Litranaise ? Votre "Marche de la Révolution" ? Darl Jubannich était un escroc ! Il a juste recyclé des trucs tirés de ses opéras ! Ca a commencé par la chanson des vierges d'argent qu'il a écrit pour le bal masqué lors du mariage de notre duchesse, et je le sais parce que je n'avais que six ans mais j'ai pu jouer le cheval ! Puis Jubannich l'a réutilisé pour ses 'Contes de — Oh merde…" Rhodel laissa sa phrase en suspens et elle regarda le plateau où une étincelle détachée de la guirlande de gobelins avait allumé plusieurs fusées. "J'allais en dire pluche…"

Quel que soit ce qu'elle allait ajouter fut noyé par les chandelles de sorcières qui commencèrent à hurler et par les fontaines aux sirènes qui chantaient comme des sopranos au plus haut de leur tessiture. Leurs flammes bleues et leurs torrents d'étincelles mirent le feu aux lambeaux de la robe déchirée de Rhodel.

Le corset, cependant, formait une sorte d'armure. Avec une dignité glaciale, la vieille prostituée marcha en avant. Des crapauds bondissant sautaient de son plateau et scintillaient alors qu'elle s'avançait vers le radeau attaché au bout du quai. Elle enserra les effigies de Traxyla et de ses sbires comme des sœurs, mettant le feu aux roses de Shélyn qui se trouvaient sur leur poitrine et qui se mirent à tourner comme des moulins rouges alors qu'elle s'éloignait, le radeau glissant lentement sur le Sellen emportant le bûcher qui s'embrasait avec intensité.

Puis une voix s'éleva, lançant comme un défi, revenant en échos depuis les montagnes du Kyonin. "Mais là-haut dans l'air volait le roi Coco ! La corne de la licorne, où pouvait-elle aller ? Puis Patapouf trouva un trou plus bas…" Rhodel maintint la note, formant une harmonie avec les fontaines aux sirènes jusqu'à ce qu'elle termine de façon théâtrale "La queue de la cockatrice !"

Sur ce, les fusées libellules que Norret avait attachées au balais de Traxyla s'envolèrent les unes après les autres comme il l'avait espéré, emmenant l'effigie de la sorcière dans l'air au-dessus du fleuve avant d'exploser en une gerbe brillante et bleue de feu et de souffre.

Norret n'avait jamais pensé que l'effigie aurait un passager de plus.