La clef de la Dame d'argent

Traduction du quatrième chapitre : "http://paizo.com/store/byCompany/p/paizoPublishingLLC/pathfinder/tales/serial/v5748dyo5lbjb" de la nouvelle "Le secret de la Rose et du Gant" de Kevin Andrew Murphy. Illustration de KyuShik Shin.

La roue des mois était revenue au début et, avec le mois d'Abadius, Abadar, le Maître du Premier Coffre-fort, avait fait ce qu'il faisait toujours : il avait informé poliment mais fermement les esprits des morts que la Nuit du Pal était terminée.

Sur d'autres contrées et dans d'autres temps, le jour du Nouvel An était l'occasion de foires sur les marchés et de festivals mais, au Galt, quarante années après la Révolution, ce jour était plus souvent utilisé pour nettoyer et remettre les choses en ordre.

Norret Gantier respectait mieux la coutume aujourd'hui que jamais auparavant. Il avait bandé sa main blessée, avait fait décanter la substance lumineuse du feu follet dans des magnums de champagne datant d'avant la Révolution, avait préservé le corps spongieux pour pouvoir l'étudier plus tard, avait rédigé des notes au sujet de l'étrange comportement de l'éclair dans la cage de l'ascenseur et avait répété à de nombreuses reprises aux autres habitants de l'Hôtel de la Liberté qu'il avait été aussi surpris qu'eux par la restauration miraculeuse de la statue de la licorne et de la cockatrice dans l'étang, la soudaine apparition d'une sirène dans la fontaine aux dauphins, la réapparition de toutes les fresques de l'Hôtel de la Liberté et de la chose brillante qui se trouvait dans l'ascenseur.

Flauric avait organisé un rassemblement obligatoire de la maisonnée pour que tous les invités puissent parler de l'affaire. Plus précisément, il surprit tout le monde en l'annonçant alors qu'il servait le repas de Nouvel An, du chou de la liberté, du confit d'oie et de la choucroute qu'il avait laissé mijoter depuis la nuit précédente.

Naturellement, tous ceux qui étaient rassemblés dans la salle des banquets étaient déjà en train d'en parler. Au sommet de la liste des sujets abordés se trouvait la fresque qui décorait désormais cette salle, un mélange entre un festin de mariage royal et une ménagerie. On y voyait le duc, la duchesse, Crapaudine la grenouille géante habillée comme une vieille sorcière avec un décolleté orné de dentelles et un chapeau pointu décoré de rubans ; elle se tenait à côté de son horrible enfant, Coco la cockatrice. Plus loin, on voyait Patapouf la licorne qui se tenait sur ses pattes arrière et était habillée comme un courtisan ; elle flirtait avec une girafe habillée comme un houri du Katapesh. La salle représentait le procédé alchimique de dissolution, pas seulement parce que la réception du mariage ressemblait à un sympathique thé donné en l'honneur de la Mère des Monstres mais parce qu'à un bout de la table se trouvait assis le Dragon Vert et son protégé, le Lion Vert, occupé à dévorer une des assiettes du mariage faites d'or pur, l'allégorie pour l'eau royale dissolvant l'or. Norret n'en révéla bien sûr pas l'explication à ses convives.

L'état de la fresque du hall d'entrée avait suscité une consternation particulière, car l'image de la Liberté avait perdu son béret de la liberté et la bannière de la révolution mais elle n'avait pas subi d'autres modifications, ce qui la faisait ressembler fortement à la duchesse Dévore, tout spécialement depuis que son mari était apparu sur le mur d'en face. Selon l'avis privé de Norret, c'était parce que Tintinetto avait scellé son travail avec un enduit dérivé de copal et permettant aux objets de résister au passage du temps, alors que le patriote qui avait ajouté une couche sur sa peinture n'avait pas eu connaissance de cette astuce. Ainsi, quand le nuage contenant les dernières gouttes de solvant universel avait survolé l'endroit, il avait éliminé les additions mais avait laissé l'original intact.

C'était surtout évident dans la grande salle de bal, où trois étages et demi de blanchis avaient disparu en une nuit et avaient été remplacé par les chefs-d'œuvre de Tintinetto, une merveilleuse représentation murale de la Montagne des Alchimistes avec l'Arbre de la Connaissance au sommet.

Tous les invités du mariage étaient présents, portant les costumes des divers émissaires et ambassadeurs des éléments, allant de la Rhodel âgée de six ans avec son cheval en bois jusqu'au duc et à la duchesse représentant le Soleil et la Lune et portant sur leurs corps des symboles planétaires et pas grand chose d'autre. L'Arbre de la Connaissance était un grand frêne avec des branches argentées et des feuilles dorées. Il comportait tous les symboles, de l'inévitable taupe occupée à grignoter ses racines les plus profondes jusqu'aux oiseaux poétiques de l'alchimie katapéshite nichés dans des œufs philosophiques là où les brindilles les plus hautes formaient des boucles au sommet.

Parmi les habitants de l'Hôtel de la Liberté, il y avait deux écoles de pensée au sujet de tout cela. La majorité, dirigée par Joringel le jardinier, qui avait passé la nuit du Pal au Tabernacle de Shélyn avec la plupart des villageois, pensait que la soudaine apparition d'une si belle œuvre d'art comportant autant de roses ne pouvait être qu'un signe de la faveur divine de Shélyn, et que les choses bizarres n'étaient sans doute que des offrandes de la Rose Éternelle pour son frère perdu, Zon-Kuthon. Joringel expliquait sur un ton excité qu'en effet, il avait pleuré des larmes de joie en voyant une telle beauté et que, à ce moment-là, il s'était mis à prononcer des paroles insensées. Les habitants les plus âgés de l'Hôtel de la Liberté expliquaient que Joringel parlait dans une langue étrangère, et plus particulièrement dans la langue céleste des anges, tout en s'avançant vers la cage de l'ascenseur et en commençant à s'asperger de la substance brillante du feu follet et à faire signe aux autres de faire de même. Certains obéirent.

L'opinion de la minorité, dirigée par Flauric (et ils s'attendaient à ce que Norret soit d'accord avec eux étant donné qu'il prétendait avoir passé la nuit entière, saoul, au Coquelet transpercé et que personne ne l'avait encore contredit), était que, comme l'Hôtel de la Liberté sentait le vinaigre, cela ne pouvait être qu'un signe de mécontentement divin envoyé par Cayden Cailéan sans aucun rapporta avec le fait que Flauric avait peut-être trop cuit la choucroute ou peut-être l'oie confite (même si cela pouvait aussi expliquer l'odeur de graisse d'oie et d'ail dans la salle de bal). En plus de cela, sa choucroute n'avait jamais approché de la taverne où la statue de Coco la cockatrice avait pris vie et où tout le monde avait chassé le monstre dehors dans la neige, même Lutin, le sacré chat de la taverne, qui était revenu deux heures plus tard, hirsute et gelé. Mais, comme tout le monde pouvait le voir maintenant, le brave chat avait pourchassé le monstre jusqu'à l'Hôtel de la Liberté, où il avait regagné sa place sur la tête de la licorne parce que, comme tout le monde le sait, l'eau est la seule chose que même le chat le plus courageux ne touchera jamais.

Tantif la fauconnière, la seule fidèle d'Érastil de la maisonnée, restait généralement dans les écuries, mais elle avait passé la nuit du Pal près de l'autel isolé du Vieux Borgne, une folie en forme de cabane de chasseur au bord des jardins enneigés. Elle suggéra que les deux interprétations n'étaient pas mutuellement exclusive. Le Héros Par Hasard avait peut-être aidé le chat à chasser la cockatrice de métal vers la tête de la licorne, puis la Rose Éternelle avait décidé que, comme une œuvre d'art avait été restaurée, elle pourrait tout aussi bien restaurer les autres. Il était peut-être temps pour afficher à nouveau de l'art, car que pourrait bien représenter la grande décoration murale si ce n'est l'Arbre de la Liberté lui-même ? En effet, il portait même un béret de la liberté désormais !

Il y avait en effet un béret de la liberté au sommet de l'Arbre de la Liberté, ou, plutôt, le béret de Norret pendait au chandelier le plus proche de la peinture murale, là où il avait atterri après l'explosion de la grenade. Tantif envoya son faucon préféré et il revint un moment plus tard avec le béret en lui lançant un regard déçu, comme s'il s'était attendu à plutôt trouver un lapin mort. Elle le récompensa tout de même puis échangea un regard lourd de sens avec Norret.

Il tenta de se rappeler si on pouvait apercevoir l'étang depuis la folie du jardin, mais cela n'avait pas grande importance. On pouvait certainement voir la route, et un homme avec une béquille avait une silhouette facilement reconnaissable, et laissait des traces tout aussi reconnaissables.

Du tac au tac, Norret prétendit que, lorsqu'il se trouvait à la taverne, il avait lancé son béret à la cockatrice et qu'il s'était accroché à la corne qui sortait du poitrail de la créature. Il le reprit ensuite des mains de Tantif tout en montrant les trous que les serres du faucon avaient laissés. Il indiqua que, peut-être, l'odeur de vinaigre était un signe du mécontentement de Cayden envers Coco alors que le chat béni de ce dieu pourchassait la cockatrice autour de l'Hôtel de la Liberté.

Tout le monde sembla avaler cette explication sauf Tantif, mais elle conserva le silence. Norret remit son béret.

Les oiseaux au sommet de l'arbre se mirent à chanter :

Une fois le sommet de notre arbre atteint
Quel don de l'arbre choisir ?

Tout le monde leva les yeux vers les oiseaux peints, puis vers Norret, puis à nouveau vers les oiseaux alors que ces derniers continuaient :

Le phœnix : La jeunesse éternelle ?
Un pélican picorant du sang depuis la poitrine de la femme : Une santé à toute épreuve ?
Un corbeau dont l'intelligence était visible : Une intelligence infernale ?
Un halcyon flottant au-dessus d'une mer de mercure : Des richesses sans fin ?
Une cockatrice : La dangereuse piqûre du festin du poison ?
Enfin, un griffon : Ou la force combinée de tous les animaux ?

C'était l'énigme des alchimistes : que choisir une fois la Grande Œuvre achevée, car même s'il y avait six prix bien connus à la clef de cette quête, un individu ne pouvait en choisir qu'un. Ou deux, tout au plus, s'ils étaient unis dans un mariage alchimique.

L'alchimiste pouvait également mourir en chemin, comme Arjan, ou être distrait par des choses triviales comme une révolution, comme Anaïs. Ou bien…

Norret n'était pas certain que le "ou" était pour lui mais il se doutait que cela pouvait se terminer par une rencontre entre sa tête et une Lame Finale, comme pour son frère et son père, malgré le fait qu'il était actuellement légèrement mieux vu que la moyenne par le conseil du village, après que ses feux d'artifice aient bien rempli leurs coffres lors du dernier jour de Tous les Saints.

Quelqu'un fit alors remarquer comme tout cela était étrange car, plus tôt ce jour-là, ils avaient joué une partie dans la salle de billard et le grand requin qui était apparu sur le mur avait récité une rime également. D'autres révélèrent ensuite des expériences similaires, et on décida d'une expérience en demandant à Norret d'enlever son béret puis de le remettre. Il le fit et, une fois encore, les oiseaux chantèrent leur strophe.

La plupart étaient abasourdis mais quelques-uns d'entre eux suggérèrent qu'il s'agissait d'une sorte de magie profane ou de maléfices féeriques, comme les miroirs qui parlaient et les tabatières dans les histoires des bardes : de l'illusion plutôt que de la nécromancie.

Norret sortit son recueil de formules, l'ouvrit à une page entièrement blanche et écrivit les rimes puis demanda aux autres ce que les fresques des autres chambres avaient dit et ce que les bons citoyens de l'Hôtel de la Liberté avaient fait juste avant cela.

Cela permettait de tout expliquer, à l'exception de la raison pour laquelle la statue de Coco portait encore son propre béret de la liberté.

Tantif fit alors remarquer que, si une cockatrice de métal était suffisamment intelligente pour se souvenir que les chats détestaient l'eau, elle était probablement assez futée pour conserver son béret de la liberté vu l'opinion actuel au Galt au sujet des couronnes.

Tout le monde se mit à rire de bon cœur, sauf Norret, qui produisit un rire forcé.

Les citoyens se mirent ensuite d'accord, par vote unanime, sur le fait que, étant donné qu'il s'agissait de l'Hôtel de la Liberté, la peinture murale devait désormais être officiellement l'Arbre de la Liberté, car il aurait été séditieux de l'appeler par un autre nom, et toutes les autres œuvres d'art pourraient elles aussi être patriotiques avec juste un peu d'imagination. En effet, il y avait même un portrait des Jardiniers Gris dans la crypte, et l'armonica invisible jouait souvent la Litanaise. Si ce n'était pas patriotique, rien ne le serait !

Norret se mordit la langue. Après avoir lu Le mariage alchimique, il savait que la Litanaise n'était qu'une reprise à rythme plus lent de la chanson de la Vierge d'Argent, le menuet ingénu que ce satané armonica jouait de temps en temps.

Rhodel avait également raison. Darl Jubannich n'était qu'un écrivaillon. Dans le petit livre, sous le titre la chanson de la Vierge d'Argent, on pouvait lire une note : à chanter sur l'air des Sept Joyeuses Filles de Couronne-d'Ouest.

Quoi qu'il en soit, tout le monde remercia Tantif pour avoir partagé la sagesse d'Érastil, certains plus que d'autres.

La coutume locale voulait que, lors de la célébration du Nouvel An, on fouille le bric-à-brac accumulé au fil des vies et qu'on donne ce dont on n'avait plus l'usage. Norret offrit à Tantif tous les anciens habits de Rhodel (il pensait qu'elle pourrait en avoir l'utilité) et, parmi le paquetage se trouvait la bourse avec les économies de Rhodel (dont elle pourrait certainement avoir besoin).

Tantif sourit et le remercia.

Au cours des quelques jours qui suivirent, Norret se donna pour tâche de rassembler les autres rimes et actions déclenchantes, à consigner les divers modèles mathématiques des lumières dansantes et à grappiller de nouveaux ingrédients pour fabriquer plus de solvant universel afin de pouvoir nettoyer proprement la demoiselle à atourer.

En règle générale, les alchimistes ne faisaient pas vraiment confiance à la magie. Pas parce qu'elle n'était pas efficace mais plutôt parce qu'elle n'était pas suffisamment efficace. Si on voulait mettre un objet à l'abri des divinations par exemple, un magicien pouvait lancer diverses abjurations et illusions qui n'étaient ni permanentes ni sûres à cent pour cent. Et, même si on les rendait permanentes, elles pouvaient encore être supprimées ou dissipées. Un alchimiste, devant accomplir la même tâche, utiliserait de la magie naturelle, plus précisément le fait que le plomb était le symbole métallique d'Éox, la planète morte, et que, de ce fait, il annulait la magie de divination. Ainsi, tout ce qui était nécessaire était une fine feuille de métal et une couche encore plus fine de colle universelle.

Norret avait fabriqué son solvant à partir de diverses huiles de citrus utilisées dans les parfums de Dabril, surtout de la bergamote et du néroli récolté récemment dans l'orangeraie. Lorsqu'il l'appliqua, la couche de plomb se détachait comme la peau d'une orange amère.

Bientôt, la demoiselle à atourer de madame Dévore se tenait là, dans toute sa splendeur. Là où autrefois se trouvait du plomb banal avec un peu d'argent, il y avait désormais un chef-d'œuvre de gravure occulte sur le plus pur des mithrils, le symbole métallique étonnamment léger de la planète Liavara, la Rêveuse. Le dos du miroir était découpé en quadrants formant un diamant comme un horoscope, le plateau en un cercle horaire, la table était une carte des constellations, et même la tête de la jeune femme n'était plus seulement un support pour chapeau ou perruque mais une tête phrénologique marquée avec les signes de la physionomie astrologique : sur le menton, le Marteau ; sur le côté droit de la bouche, la Clef ; à gauche du nez, l'Étoile de la Sagesse avec ses huit branches ; sur la joue droite, le Bouclier ; près de l'œil gauche, le Livre ; et sur le front, la marque de la constellation que la Révolution avait rebaptisée le Béret de la Liberté, mais dont le nom correct était la Couronne.

Norret était à court de graines de fougères. Il mélangea donc un autre extrait pour lequel la Citoyenne Cédrine était connue, une substance colorée à base de mouron pour éclaircir les yeux, et deux goutes d'euphraise pour les rendre plus perceptifs. Il appliqua l'enduit sur son bon œil et cligna deux fois, mais il ne vit le tiroir secret que lorsqu'il regarda sous la table. Le pied central semblait fixé à un nœud mais son acuité surnaturelle lui indiqua le contraire. Autour de celui-ci se trouvait trois bandes marquées des symboles du soleil, de la lune et des constellations. Norret s'aperçut ensuite que les bras de la damoiselle à atourer étaient désormais libres. En déplaçant le miroir, on faisait pivoter le bouton de la lune. En déplaçant le plateau, celui du soleil. Les constellations, elles, étaient fixées dans des emplacements déterminés par le zodiaque.

Norret essaya plusieurs combinaisons, sans succès. Il murmura une prière à Abadar, le Maître des Clefs, puis regarda le mur de sa chambre et aperçut les marques lunaires et solaires sur les visages d'Anais et d'Arjan Dévore, puis il revint à la carte physionomique dessinée sur le visage de la damoiselle de mithril.

Norret déplaça la lune et le soleil vers une position puis une autre, les horoscopes d'Anaïs et d'Arjan. Rien ne se produisit. Puis son bon œil se tourna vers le Mariage alchimique. Norret ouvrit le livre et, après un petit calcul, ajouta une troisième date.

Le tiroir s'ouvrit.

Norret utilisa les pinces pour récupérer un cylindre de plomb, une dernière protection contre les divinations. Il le plaça sur la table puis revêtit le masque qu'il portait lorsqu'il travaillait avec des vapeurs toxiques. Il n'y en avait aucune et, lorsqu'il ouvrit le cylindre, le cuir couleur d'ivoire qu'il contenait donna un résultat négatif lors de son test de détection des poisons de contact.

Il le déroula, révélant un gant en fin cuir de jeune veau. Puis il se rendit compte qu'il s'agissait de quelque chose de bien plus précieux : de la peau de licorne, car le poignet portait une frange de barbe soyeuse en-dessous de la paume et une houppette couleur de neige à l'arrière, et le dos du gant était incrusté de nul autre que le Carbuncle lui-même, un cabochon de rubis découpé en forme de rose héraldique ou encore de base d'une corne de licorne. Après avoir retiré son masque, révélant son expression d'émerveillement, il remarqua que le tout était légèrement parfumé : de la duchesse Dévore, la rose du mystère. C'était le gant que le vieux Arjan portait ici, parfumé avec l'odeur caractéristique de son épouse.

Norret déroula le bandage qui enserrait sa main gauche. Ses cicatrices étaient désormais plus nombreuses, mais les blessures avaient pratiquement complètement guéri. Il passa le gant du vieux duc sur sa main. Le duc avait été un homme assez petit, mais le gant se mit à sa taille. C'était de la magie, et pas seulement de la magie naturelle, celle de l'alchimie, mais le travail d'un magicien ou d'un ensorceleur. Le Carbuncle brillait sur le dos de sa main, avec une lueur interne qui devenait de plus en plus brillante et qui se mit à battre au rythme des pulsations de son cœur.

Il se rappela une histoire que Melzec lui avait autrefois conté après une bataille, celle d'un assassin ganté qui n'avait qu'à claquer des doigts pour qu'une flasque de poison apparaisse. Norret avait trouvé cela particulièrement idiot, et il l'avait dit, car on pouvait cacher du poison n'importe où, dans des anneaux ou des caches placées sur des éventails sans avoir besoin de magie. Et malgré tout cela…

Norret claqua des doigts. Un livre apparut dans sa main, et vu les taches et les brûlures, Norret savait exactement ce qu'il tenait : le recueil de formules d'Anais ou d'Arjan Dévore.

Il l'ouvrit et commença à le feuilleter. C'était celui d'Arjan, mais il comportait de nombreuses notes et annotations dans une écriture de femme. C'était la copie de secours qu'Anais avait laissée quand elle avait fui la Révolution.

C'était un trésor pour un alchimiste, mais c'était encore plus pour Norret. Il y avait des formules pour des poudres et des teintures, des onguents, des bombes alchimiques et des méthodes rusées pour réduire des potions afin de pouvoir les utiliser sous la forme de patchs ou de mouches (NdT : les marques de beauté sur le visage). Mais, plus important encore, il y avait des formules pour des extraits, ces mélanges que les alchimistes créaient pour tirer parti de leur propre magie naturelle, bien moins chers que des potions et qui pouvaient être préparés dans le feu de l'action. Comme on pouvait s'y attendre de la part d'un homme âgé, le recueil de formules d'Aran Dévore comprenait des baumes curatifs de puissances diverses et de buts divers, des enduits pour réparer une oreille sourde, des gouttes pour éclaircir un œil mal voyant…

Comme il disposait déjà de préparations à base de mouron et d'euphraise, Norret commença par son œil. Il faillit se débarrasser de son cache-œil en riant mais, après y avoir réfléchi, il le souleva simplement et le laissa attaché.

Son oreille vint ensuite, avec un bref bruit d'éclatement, le volume de la musique provenant du corridor avait doublé. C'était ce satané armonica qui jouait encore la Litanaise mais, pour une fois, Norret était loin d'être mécontent d'entendre cette mélodie.

Le baume curatif vint en dernier. Norret l'avait créé sous la forme d'un enduit qu'il répandit sur son côté gauche, là où la bombe avait explosé il y avait de cela plus ou moins un an. L'enduit pénétra dans la peau et l'adoucit puis, tout à coup, cela se mit à le démanger terriblement. Norret se gratta, puis regarda, émerveillé, les lambeaux de peau morte tomber d'eux-même, laissant apparaître une nouvelle peau rose et lui rendant son sens du toucher à nouveau.

Norret referma le recueil de formules ; il l'aurait presque embrassé, sauf que c'était une chose qu'il ne ferait jamais, pas même avec son propre recueil, étant donné le nombre de poudres et de préparations qu'il avait absorbées au fil des années. Au lieu de cela, il enleva le gant de peau de licorne et appliqua le reste du baume curatif sur sa main blessée. La formule fonctionna comme prévu, faisant tomber la peau meurtrie. Il remit le gant et décida de s'intéresser au reste du recueil de formules.

Il y avait bien une dizaine de formules qu'il voulait essayer, et une autre dizaine qu'il savait qu'il essayerait tôt ou tard mais, bien vite, il découvrit l'information qu'il avait suspectée et recherchée : le gant était la clef dont il avait besoin, mais seulement la moitié de celle-ci. L'autre moitié était encore tapie sous les neiges de Dabril.

Norret releva le regard et bénit la vieille Rhodel. Elle avait peut-être été une souillon et une prostituée, mais elle était une vraie enfant de Dabril. Rhodel avait cueilli les fleurs des jardins de l'Hôtel de la Liberté et les avaient séchées elle-même, mélangeant ses propres sachets et pots pourris et, comme l'aurait fait n'importe quel enfant de Dabril, elle avait gardé les diverses variétés séparément en prévision du moment où elle choisirait de faire d'autres mélanges.

Norret en choisit quelques unes dans la jarre, jusqu'à ce qu'il trouve une fleur encore intacte mais séchée, puis il dit le mot écrit dans le recueil de formule : "Anaïs".

La rose de la duchesse se réduisit jusqu'à disparaître mais Norret savait qu'elle était encore là.

Il rassembla les recueils de formules et les plaça dans son sac avec Le mariage alchimique. Il ajouta les bouteilles brillantes contenant la substance provenant du feu-follet, envoya d'un coup de pied les déchets de plomb sous son lit puis passa quelques minutes à découvrir comment ouvrir les attaches pour désassembler la damoiselle à atourer. C'était un mécanisme merveilleux, qui se décomposa facilement et qui pouvait se remonter pour former n'importe quoi, de l'astrolabe à la mule-jenny (NdT. Une machine à filer) en suivant les instructions décrites dans le recueil de formules, voire même un armonica en utilisant une série de bols de cristal empilés stockés à l'intérieur du crâne. Mais ce qui intéressait le plus Norret était la configuration en laboratoire alchimique portable. Toutes les composantes pouvaient passer inaperçues, à l'exception du plateau de la table, qu'il enveloppa dans sa couverture de grenadier pour lui donner l'apparence d'un bouclier rond.

Norret rabattit ensuite son cache-œil désormais inutile et agrippa sa béquille, elle aussi désormais inutile. Mais inutile ne signifiait pas que ces choses n'allaient plus servir. Même le bandage jauni allait servir, pour cacher le gant du duc et le Carbuncle.

Norret se rendit à la salle des pompes. Il se dépêcha même à la fin car ses deux bonnes oreilles entendaient les dernières notes de l'œuvre de Jubannich et, pour faire fonctionner le mécanisme à eau, il était nécessaire de commencer au début.

Au cours de ce qu'il avait considéré autrefois comme le silence béni qui séparait deux morceaux, Norret réinitialisa tous les bains et les fontaines et même les conduits chauffants des divers étages, faisant monter la pression dans les mécanismes jusqu'à ce qu'il perçoive les premières notes jouées par l'armonica, celles du prélude.

C'était plus fatigant que difficile : cette valve devait tourner ainsi, ce tuyau devait conduire là-bas, une baignoire se vidait, une fontaine se remplissait, puis patience. Il entendit le bruit du château qui se déplaçait, la sirène qui descendait et remontait, le geyser qui jaillissait dans l'étang, une dizaine de petites chorégraphies que les invités auraient pu observer tout en se promenant dans le domaine pendant que l'inventeur (peut-être Alysande Bénédict elle-même) restait ici en coulisse avec ce qui était sans doute sa plus grande invention, le mécanisme à vapeur de la résidence des Dévore.

Quand ce fut enfin terminé, Norret se rendit à la salle de bal.

Il n'avait pas plus l'avoir à lui tout seul depuis un bon moment car Joringel s'était attribué la mission divine (donnée par Shélyn) de réparer les belles choses qui avaient été brisées et, pour ce faire, il recrutait des gens pour l'aider à rependre le chandelier tombé, réparer le sol, et peut-être utiliser les tonneaux et les bouteilles brisés des celliers à vin comme matériaux pour réparer les portes défoncées. Norret était exactement l'homme à qui il avait voulu parler, tout spécialement depuis que l'alchimiste avait fait un si beau travail en réparant les fontaines. Personne n'avait jamais vu le geyser auparavant !

Norret parla du chandelier sur un ton plaisant, tout en tentant d'imaginer comment le rependre sans trop perdre de temps, car la fenêtre d'opportunité n'était pas éternelle. Mais Flauric vint ensuite annoncer que son fameux cassoulet qui avait mijoté depuis une éternité était enfin prêt !

Norret remercia silencieusement Flauric. Son cassoulet était encore plus efficace que la nuit du Pal pour vider la salle de bal. Norret dit à Joringel d'aller lui réserver une place et qu'il le suivrait dans un instant.

Norret entra dans la cage de l'ascenseur, où les éclaboussures du feu-follet avaient séché et s'étaient réduits à un scintillement iridescent. Il referma la porte puis observa les alentours jusqu'à ce qu'il trouve les flammes dorées au mercure en forme de main. Au milieu se trouvait une forme en relief semblable à une rose. Norret enleva le bandage et plaça le gant au-dessus de la main de feu puis, de sa main libre, il poussa le levier de contrôle vers le bas.

Le mécanisme s'engagea et l'ascenseur commença à descendre, d'abord dans des ténèbres éclairées seulement par la lueur chaude du Carbuncle puis dans un endroit fortement illuminé.

Les laboratoires alchimiques que Norret avaient utilisés étaient des endroits crasseux ; au mieux, des arrières-salles d'anciennes échoppes d'apothicaires avec des toiles d'araignées et des débris crasseux pendant au plafond. Celui-ci, par contre, était aussi lumineux que le jour, avec du marbre blanc et propre et la lumière froide de centaines de flambeaux magiques placés dans des porte-torches d'argent pur que la Révolution n'avait jamais pillés.

Il y avait des armoires d'apothicaire sur les murs, des tiroirs portant des étiquettes propres et claires, des cabinets remplis de réactifs et de préparations, des bouteilles d'acide et des jarres de sels minéraux, ainsi que des spécimens préservés dans de l'huile, du vin ou des fluides provenant de l'alchimie osirionnaise. Au milieu de tout ceci se trouvait une grande table portant une véritable montagne d'outils alchimiques en verre : des alambics, des cornues, des tubes, des récipients étanches, et même un œuf philosophique au centre.

Lorsqu'elle avait fuit, la duchesse avait laissé une grande expérience en plan mais, aujourd'hui, les brûleurs situés sous les creusets s'étaient éteints, les fluides des conteneurs s'étaient voilés ou avaient formé des dépôts et, dans l'œuf philosophique, tout ce qui restait était un morceau calciné qui ressemblait à un caillou noir, bien loin du blanc neigeux de l'albification ou de le bel aspect irisé de l'étape de la Grande Œuvre connue sous le nom de queue du paon.

Norret continua à observer.

Dans toutes les illustrations, la pierre philosophale avait l'apparence d'une pépite d'or brillant dont l'éclat trahissait la radiance et la puissance et tous ceux qui l'apercevaient étaient impressionnés par sa majesté ou dansaient de joie. C'était en tout cas la manière dont le grand final de l'œuvre de Darl Jubannich, le mariage alchymique, se terminait.

La réalité était à la fois un peu moins et beaucoup plus que tout cela. L'argent se ternissait avec le temps, la pierre aussi.

Chaque alchimiste doit décider pour quoi il se bat, quel est son but. Quant à moi, j'ai trouvé le mien.

Norret sortit le marteau à minerais de son sac et frappa délicatement l'œuf philosophique jusqu'à ce que la pierre noire et calcinée tombe par un trou percé dans son fondement.

Il commença ensuite à frapper gentiment la pierre jusqu'à ce qu'un morceau se détache. C'était comme une géode mais, au lieu d'être rempli de joyaux ou de cristaux minéraux, tout ce qu'on pouvait voir dans le creux était du mercure scintillant. Le mercure des philosophes.

Norret retint son souffle. C'était un trésor sans pareil. Pas parce qu'il pouvait être utilisé pour purifier le plomb commun en or, ou même le fer en argent d'ailleurs, mais parce qu'il avait une utilité plus grande, une utilité que Norret n'avais jamais même pensé à espérer. Mais la chose était encore incomplète.

Norret bénit une troisième personne ce jour-là, Anaïs Dévore, la duchesse de Dabril, car elle avait laissé son laboratoire secret si bien ordonné et organisé, comme seule une femme pouvait le faire. Même la citoyenne Cédrine aurait été d'accord. Dans le premier tiroir de l'armoire d'apothicaire, par ordre alphabétique, on trouvait A comme alicorne.

À l'intérieur, on ne trouvait pas une corne entière mais seulement un grattoir en argent, du genre de ceux qu'une noble pourrait utiliser pour épicer sa nourriture ou porté sur sa châtelaine comme elle le faisait sur son portrait. À l'intérieur, on trouvait des fragments de corne réduits en petits morceaux d'ivoire. L'alicorne n'avait pas son pareil pour guérir, et Norret en aurait bien besoin.

Ceci dit, il lui fallut quand même plusieurs heures pour préparer la potion et le mercure philosophique, une fois exposé à l'air, se gâtait au bout d'un certain temps. Finalement, le travail fut terminé et les deux furent mélangés. Une huile dorée se forma dans la fiole ; elle brillait doucement.

Norret la boucha et rassembla ses possessions puis il repartit vers l'ascenseur et remonta. Comme c'était la nuit, personne ne le dérangea lorsqu'il quitta le château et, même si le responsable du cimetière avait peut-être aperçu la lueur du feu-follet provenant des bouteilles de Norret ou la lumière rosée du Carbuncle, il avait bien trop peur pour se préoccuper de ces lumières ou savait qu'il valait mieux qu'il ne le fasse pas.

Personne n'avait touché à la tombe d'Orin, du moins pour le moment. Norret enleva son gant et le plaça dans sa poche puis il mélangea la préparation de tulipe et de lupin, créant un tonique mutagénique qui lui donna la force et les griffes d'un loup. Le sol était gelé mais, au bout d'un moment, ses ongles grattèrent du bois pourri.

On avait écrit beaucoup de chose au sujet de l'étape alchimique de la putréfaction mais, même le froid de l'hiver et les parfums de Dabril ne pouvaient pas la masquer totalement. Une fois le corps sorti du cercueil et posé sur la neige, Norret se débarrassa du mutagène lupin et posa le gant parfumé sur son nez lorsqu'il découpa le linceul.

Il n'avait pas envie de voir ce spectacle, la putréfaction, les vers, mais il regarda quand même. Puis il déboucha la flasque et versa le liquide sur le squelette en commençant par la carcasse vide et dévorée par les vers qui avait autrefois contenu le cœur de son frère.

La roue de l'année se mit à tourner à l'envers, mais seulement en cet endroit. Le cœur guérit, la peau se tissa au-dessus des os, les moisissures fondirent comme le gel sur les fenêtres, pour céder la place, au bout d'un moment, au corps d'un enfant. Une lueur dorée s'étendit depuis le cœur guéri d'Orlin et il ouvrit lentement les yeux et s'assit avant de regarder tout autour de lui. Puis il leva les yeux.

"Norret ?" demanda-t-il. "Tu… tu es vieux…"

"Juste vingt étés." sourit Norret. "Ce n'est rien. Mais je suis de retour, et toi aussi."

"J'ai froid."

"C'est l'hiver, rien de grave." Norret enleva son manteau et le mit autour de l'enfant. Il l'aida à se lever puis coupa un morceau du linceul, en enveloppa les pieds d'Orlin et le fixa sur place en le nouant. Il lança le reste dans le tombeau, avec son cache-œil. Puis il prit sa béquille tant détestée et l'utilisa pour pousser la terre vers la tombe avant de la lancer elle aussi et de ramener le reste de la terre avec ses bottes.

Orlin le regardait, émerveillé et étonné.

"Voilà," dit Norret. "Je vais te montrer un tour. Parfois, le maître des poudres Davin nous apprenait à cacher nos traces." Il sortit une boîte à priser de sa bandoulière et lança une pincée de poudre sur la tombe.

Le sol s'aplanit puis la neige réapparut. Finalement, la pancarte marquant la tombe tomba et se mit à pourrir. La tombe n'existait que depuis un certain temps mais elle semblait avoir été négligée pendant au moins dix ans de plus que ça.

"C'est de la magie…" souffla Orlin.

"Non," le corrigea Norret. "De l'alchimie." Il afficha un large sourire. "Que dirais-tu d'aller visiter Isarn ? J'ai des amis là-bas."

Orlin sembla confus mais il hocha de la tête.

Norret serra son frère dans ses bras. Ils ne pouvaient pas rester à Dabril, mais cela n'avait pas d'importance. Il avait déjà trouvé le plus grand des trésors.