Traduction du deuxième chapitre : "http://paizo.com/store/byCompany/p/paizoPublishingLLC/pathfinder/tales/serial/v5748dyo5lbl6" de la nouvelle "Le Seigneur Pénitent" de Richard Lee Byers. Illustration de Colby Stevenson.

Contrairement à la plupart des futurs dieux, Domitian ne vivait pas sur l'Avenue des Espoirs, ni même tout près. Séfu et Olhas durent traverser une grande partie de la Cour de l'Ascension et passer devant des repères bien connus comme l'édifice en bois qui abritait la salle à bière consacrée à Cayden Cailéan et la statue de grès rouge appelée l'Iomaedienne avant d'atteindre la paisible rue annexe où, selon leurs informations, le culte possédait un manoir. C'est à ce moment-là qu'Olhas leva une main pour indiquer un arrêt.

"Quoi ?" grogna Séfu.

Olhas leva un sourcil. "Tu devrais peut-être me parler sur un autre ton. Si tu grognes déjà quand tu t'adresses à un ami, qu'est-ce que ça sera quand tu parleras à Domitian ?"

"Désolé," dit Séfu. "Je suis pressé."

"J'ai remarqué. Mais je voulais parler tant que nous étions seuls. Juste avant de rencontrer ce charlatan, je vais lancer un sort. Quelque chose qui devrait nous aider à comprendre pourquoi Leyli le tient en si haute estime. Ce serait bien si personne ne remarquait l'incantation."

Séfu opina de la tête. "Je créerai une distraction. C'était tout ce que tu avais à me dire ?"

"Je voulais aussi te recommander de prendre garde à ton tempérament. Tu es enragé, comme si tu étais sur le point de tuer quelqu'un."

"Parce que c'est le cas."

Olhas soupira mais se remit à marcher.

Le manoir de Domitian était une grande bâtisse à trois étages, construite autour d'une cour centrale, un lieu de résidence digne d'un marchand prospère ou d'un aristocrate. Peut-être s'agissait-il d'un don de la part d'un fidèle. Des guirlandes noires, décorées d'étranges symboles blancs, recouvraient la façade, gâchant la beauté du bâtiment.

"Apparemment, on peut bien vivre en tirant parti de la misère et de la culpabilité," murmura Olhas. "Tu as remarqué la vigie derrière la fenêtre sous le pignon ?"

"Oui." Le garde de faction était un demi-orque qui observait la rue.

"Peut-être n'es-tu pas le premier frère ou père à venir rendre visite avec des envies de meurtres en tête."

Mais même si Séfu n'était pas le premier, Domitian n'avait pas placé de garde armé près du portail en fer qui menait vers la cour. Non, cette tâche était dévolue à un autre fidèle en robe noire, un misérable individu squelettique et mal lavé qui perdait ses cheveux et dont les yeux faisaient penser à ceux d'un chien qui avait passé plusieurs jours attaché à un piquet et ignoré.

Comme dans le cas de Leily, cette apparence de lenteur d'esprit était en quelque sorte trompeuse. Le gardien du portail se montra tout à fait capable de juger rapidement et de prendre des actions décisives lorsqu'il examina les visiteurs et dit "Je suis désolé. Le Seigneur de la Pénitence ne reçoit aucun visiteur aujourd'hui."

Séfu fixa le gardien dans les yeux et ouvrit la bourse en peau de cochon qui pendait à sa ceinture. Il en sortit un objet en argent et leva la pièce pour que l'homme puisse la voir. "Je te conseille d'accepter cette offrande et de nous laisser entrer. Sinon, nous le ferons tout de même, et tu le regretteras."

Le sectaire déglutit. "Attendez ici." Il battit en retraite vers la maison.

Séfu attendit aussi longtemps qu'il put le supporter. Puis il dit "Qu'ils aillent au diable". Il empoigna le dessus du portail et leva son pied pour l'escalader, mais la porte de l'autre côté de la cour s'ouvrit à ce moment-là. Cela surprit légèrement Séfu : c'était le gardien du portail qui sortait, plutôt que les gardes du manoir.

L'homme les conduisit dans la cour, un jardin de roses rouges et jaunes à l'odeur douce avec une fontaine de marbre blanc qui gargouillait au centre. Des abeilles vrombissaient près des fleurs.

Séfu jeta un coup d'œil à Olhas, et l'aquatique lui répondit par un léger hochement de la tête. Séfu plaqua une main sur son cou et cria "Aïe !".

Étonné, le gardien se retourna. "Monsieur ?"

"Quelque chose m'a piqué !" grogna Séfu.

L'homme qui perdait ses cheveux regarda aux alentours et en vint à la conclusion évidente. "Il y a des abeilles. Peut-être que l'une d'elles…"

Séfu s'avança et l'agrippa par ses habits sales et informes. "Ou peut-être qu'un idiot de votre groupe me lance des pierres."

"Monsieur, je vous jure que personne ne ferait cela. Notre maître a accepté de vous rencontrer—".

Séfu l'interrompit en hurlant dans son visage et en rythmant chacune des syllabe en le secouant fortement. "Je ne vous crois pas !"

Cela attira toute l'attention du gardien du portail. Séfu espérait que cela avait également attiré l'attention de tous les autres observateurs, de sorte que personne n'avait remarqué Olhas qui récitait son incantation à toute allure.

Il continua à malmener l'homme pendant un moment, puis l'ensorceleur posa sa main sur son épaule. "Arrête," dit Olhas. "Je l'ai vue : c'était une abeille."

Séfu grogna comme si ça lui coûtait de laisser tomber le sujet. Ce n'était pas si loin de la vérité que celaa, même si son côté rationnel savait que le gardien du portail n'était pas responsable du sort de Leyli. Il poussa quand même l'homme sur le côté et dit "Emmène-nous à l'intérieur alors, et plus vite que ça."

La plupart des manoirs possédaient un grand hall, et c'était là que le gardien du portail semblait les conduire. En traversant le foyer, avec ses escaliers imposants et ses portes conduisant aux salles annexes, Olhas jeta un coup d'œil tout autour de lui. Cela ressemblait à un mouvement de tête ordinaire mais Séfu se doutait bien que son compagnon étudiait chacun des détails, en bon éclaireur qu'il était.

Séfu observa les alentours également mais il ne vit rien de particulièrement révélateur. L'endroit ressemblait au hall d'entrée de n'importe quelle demeure de riche. Mais il y avait une différence, d'un point de vue auditif. Quelque part à l'étage, quelqu'un pleurait et on entendait le bruit régulier d'une lamelle de cuir frappant quelque chose. Séfu se dit que Leyli devait encore être dehors, occupée à mendier, que ce n'était pas elle qui pleurait ni qui était battue.

Il y avait une odeur d'encens de santal dans le grand hall et des bougies votives y brûlaient. Deux brutes demi-orques flanquaient une chaise en bois, richement ornée, dotée d'un haut dossier et placée sur un piédestal et, sur ce trône, se tenait un homme particulièrement beau et musclé avec des cheveux blonds clairs tombant jusqu'aux épaules, des yeux bleus perçants et un gobelet d'argent dans sa main. Il ne portait qu'une robe de soie rouge attachée négligemment avec une ceinture faite de la même matière.

C'était à peu près ce à quoi Séfu s'était attendu. Mais les deux fidèles qui venaient apparemment de bénéficier de l'attention personnelle de leur divinité le surprirent, et pas de manière agréable.

Une belle femme d'âge moyen était assise, jambes croisées, sur les dalles du sol. Elle avait une tenaille en main et plusieurs dents se trouvaient sur le sol devant elle. Son menton était marré d'une coulée de bave sanglante.

De l'autre côté, un homme encore plus squelettique que la plupart des fidèles de Domitian et agité par des tremblements se tenait devant une petite table avec une coupe et une assiette couverte de pommes, de figues, de raisins et de poires. Il était évident qu'il désirait boire et manger, et qu'il en avait même vraiment besoin, mais il ne faisait ni l'un ni l'autre.

Ces actes d'auto-mortification firent remonter une insulte sur les lèvres de Séfu. Mais, lorsqu'il regarda Domitian dans les yeux, les obscénités qu'il avait voulu prononcer et l'élan de rage qui était à leur origine disparurent en silence.

Il avait déjà remarqué avant que Domitian avait le genre de beauté et de présence qui aidaient certainement les escrocs à duper les crédules. Mais maintenant, Séfu avait l'impression qu'il voyait vraiment l'homme pour la première fois, comme si ses yeux venaient seulement de s'habituer aux ombres qui régnaient ici après avoir quitté la lumière du soleil estival. Ce qu'il voyait était une sorte de perfection. Un visage sans défaut qui irradiait la compassion et la sagesse de manière si profonde qu'il aurait pu s'agir d'un fragment divin.

Tout à coup, Séfu se demanda quel droit lui, un simple guerrier, avait de pénétrer dans un endroit sacré avec de mauvaises intentions dans le cœur et de juger cette noble personne et ses enseignements. Peut-être Domitian réussirait-il le test de la Pierre-Étoile un jour. Peut-être la voie qu'il offrait, aussi rigoureuse qu'elle puisse paraître, était vraiment celle qui menait vers la paix et la compréhension pour certains. Peut-être Leyli…

Mais la pensée que sa sœur suivait cette voie, qu'elle était devenue sale et affamée, qu'elle se prostituait, qu'elle se laissait battre et acceptait peut-être des choses pires encore, lui éclaircit la tête. Guidé seulement par son instinct, il traversa la confusion qui l'avait saisi pour atteindre la colère qui bouillait encore en-dessous et il chercha à la ressentir totalement. Après coup, il réalisa qu'il respirait profondément, comme s'il s'était battu avec les demi-orques. Mais ses pensées étaient claires et il avait retrouvé sa détermination.

Domitian affichait un sourire sardonique, comme celui d'un bretteur lorsqu'un adversaire inférieur mais chanceux parvenait à éviter une attaque qui, normalement, aurait dû toucher au but. Ou peut-être pas. Cette expression sur son visage, si elle avait jamais existé, apparut et disparut en un instant, puis son visage devint sérieux et sympathique.

"Séfu et Olhas," dit-il.

"Quelqu'un est rentré rapidement à la maison et t'a dit de t'attendre à notre visite," dit Séfu.

"Non," répondit le dirigeant du culte. "Personne n'a dû le faire. Je ne suis qu'un ombre de ce que je deviendrai un jour, mais déjà, je suis plus qu'un homme. Je ne le dis pas pour paraître arrogant, mais c'est un fait. Je peux savoir ce que d'autres ne savent pas. Même toi, l'ensorceleur, qui tente de m'étudier à l'aide de ta magie. Te dit-elle quelque chose que tu puisses comprendre ?"

Olhas sourit. "Je suppose que, malgré nos efforts de diversion, quelqu'un m'a vu lancer un sort dans le jardin."

"Non, mais je ne t'en veux pas de supposer cela. Les ténèbres offrent un faux sentiment de réconfort mais, jusqu'à ce que nous soyons prêts à faire face à la lumière, c'est le seul type de réconfort accessible."

"Nous ne sommes pas venus ici pour écouter tes sornettes," dit Séfu.

"Non," dit Domitian. "Vous êtes venus ici pour éloigner Leyli de la seule source de réconfort qu'elle a trouvée depuis que sa vie est devenu peine et désespoir."

Une fois encore, il y avait quelque chose dans le regard de Domitian, dans le ton riche et profond de sa voix, qui sapait les certitudes de Séfu comme des vagues qui s'éloignent en emportant du sable. Et si…

Non, que diable ! Non, non, non ! Il ferma les yeux pendant un moment, bloquant la vue du visage autoritaire de Domitian avec son front large et son long nez étroit, et cela facilita ses réflexions.

"Sa famille peut la réconforter," dit-il.

"Apparemment pas," dit Domitian, "ou elle n'aurait jamais cherché à me rejoindre. Et, si par un moyen ou un autre tu avais réussi à la reprendre, elle serait revenue à la première occasion. Vu la situation, il vaut certainement mieux la laisser vivre la vie qu'elle a choisie librement. De cette manière, tu n'empoisonneras pas l'amour qu'elle ressent à ton égard."

Cela avait un sens, d'un certaine manière, une manière plutôt détestable. Séfu n'avait pas envie de l'admettre, mais cela avait bien du sens. Il aurait même pu le dire tout haut si, à ce moment-là, l'homme assis à la table ne l'avait renversée dans un spasme soudain. La coupe heurta bruyamment le sol et l'eau qu'elle contenait se déversa. Les fruits roulèrent sur le sol. Le sectaire enfouit son visage dans ses mains et pleura.

Domitian se tourna vers un des demi-orques. "Je pense que Ioseph a suffisamment testé sa volonté pour aujourd'hui. Ramène-le dans sa chambre et donne-lui son souper comme d'habitude lorsque le soleil se couchera." Il se retourna vers Séfu et Olhas. "Où en étions-nous ?"

L'interruption avait permis à Séfu d'évacuer une partie de son défaitisme hors de sa tête. Il respira et exhala profondément. "Tu disais que, si j'emmène Leyli, elle reviendra. Mais elle ne le pourrait pas si tu refuses de la reprendre."

"Pourquoi ferais-je cela ?" demanda Domitian.

"Parce que je vais te payer. J'ai des économies, et ma mère en a aussi. Ce ne sera pas une fortune, mais ce sera bien plus que ce que Leyli t'amène en mendiant et en… faisant ce qu'elle fait dans les rues."

Une fois de plus, si Domitian afficha un sourire moqueur, ce n'était que dans un fragment d'expression bien trop éphémère pour que Séfu en soit certain. "Mais je ne préoccupe pas de l'argent."

"Alors pourquoi envoyer tes fidèles en récolter ?"

"Ils doivent aider la foi, cela fait partie de leur purification."

Domitian peut se prendre pour un dieu, mais personne ne peut se mettre un Chevaucheur des Vagues à dos et s'en sortir indemne.

"Je ne te crois pas. Tu ne veux pas te séparer de Leyli parce que ça pourrait semer le doute chez tes autres victimes. Ou parce que ça t'apporte une sorte de plaisir pervers de la maltraiter."

"Je dirais plutôt, mon ami, que c'est toi qui trouve de la joie en faisant mal aux autres. D'abord tes adversaires dans l'Iorirum, puis les pirates que tu as pourchassés à travers la mer Intérieure. J'espère que tu comprends que ce n'est parce que cette dernière tâche était nécessaire que tes motivations pour l'accomplir sont pures."

Les certitudes de Séfu chancelèrent mais seulement pendant un instant cette fois-ci. "Peut-être as-tu raison. Parce que j'ai vraiment envie de t'arracher ta langue de vipère et—"

"Cela suffit !" dit Olhas.

Séfu cligna des yeux, surpris. "Quoi ?"

"Cette conversation est inutile," dit l'aquatique. "Cet homme est une ordure, mais les Capes grises ont apparemment décidé qu'il ne contrevenait à aucune loi et toi, visiblement, tu ne peux pas le payer pour faire sortir Leyli. Elle devra donc décider par elle-même si elle veut revenir à la maison."

"Tout à fait," dit Domitian, "et je vous promets qu'elle le fera, lorsque le moment sera venu."

Séfu lui jeta un regard noir. "Toi, —"

"Nous devrions y aller," dit Olhas. Même s'il n'avait pas haussé le ton, il y avait une insistance dans sa voix qui incita Séfu à lui obéir et à continuer de marcher même lorsqu'il eut l'impression d'entendre Domitian ricaner derrière son dos.

"Qu'est-ce que c'était que ça ?" demanda-il une fois qu'ils eurent quitté le manoir. "Tu avais peur que je l'attaque et que je nous mette à dos tous les vauriens et les sectaires ?"

"Un peu," répondit Olhas. "Mais, avant tout, je voulais te faire sortir de là à cause de ce que tu aurais compris tôt ou tard."

Séfu pencha la tête. "Que veux-tu dire ?"

"Domitian m'a demandé si ma magie me disait quelque chose et, en fait, j'ai bien perçu des puissances magiques autour de lui. Mais je savais déjà que quelque chose de surnaturel se passait parce que je pouvais sentir qu'il tentait de jouer avec mon esprit. Toi pas ?"

"Je… je pense que oui. Il y avait des moments où je ne pouvais m'empêcher d'être impressionné et de me sentir à moitié persuadé, même avec ces deux pauvres êtres en souffrance juste devant moi, qui prouvaient que l'homme à qui j'avais affaire était un sale bâtard."

"Heureusement, ta colère t'a protégé, et la puissance d'esprit de l'ensorceleur que je suis m'a protégé. Mais Domitian ne tentait pas seulement de nous manipuler. Il lisait nos pensées. C'est la seule manière dont il a pu apprendre mon nom. Il n'a jamais été prononcé lors de l'altercation sur l'avenue, et Leyli n'a jamais entendu parler de moi, n'est-ce pas ?"

"Non." Séfu adorait sa famille mais il n'avait jamais été du genre à beaucoup écrire.

"Et voilà l'explication. Je devais te faire sortir de là avant que tu ne te fasses à l'idée qui, j'en étais certain, allait surgir dans ton esprit. Ta colère a peut-être empêché Domitian de la voir dans ta tête, mais nous ne pouvions pas courir le risque."

"Cette idée que j'allais avoir, selon toi." Séfu secoua la tête. "C'est que, si Domitian utilise de la magie pour contrôler ses fidèles, alors Leyli n'est pas vraiment là de son plein gré ! Et si nous l'emmenons, tu pourras utiliser tes pouvoirs pour lui rendre ses esprits !"

L'aquatique hocha la tête. "Ça vaut au moins la peine d'essayer."