Trop vieux pour aller courir dans les allées

Traduction du premier chapitre de la nouvelle "Les canons de l'Alkenastre" de Ed Greenwood. Illustration de Colby Stevenson.

"Je pensais que ça t'intéresserait plus que ça," dit Kordroun sur un ton froid. "Tu étais un très bon maréchal-bouclier autrefois. Tu étais l'un des meilleurs."

Bors Gelgur hocha la tête, prit une autre grande gorgée de vin glacé et tourna les yeux vers le mur fissuré et recouvert de suie. "Autrefois."

"Et donc, tu ne préoccupes plus de ce qui peut arriver à l'Alkenastre ?"

Le maréchal-bouclier à la retraite leva les yeux à contre-cœur. Il était saoul mais il n'avait pas encore atteint l'état d'ébriété dans lequel Kordoun l'avait souvent vu ces derniers jours.

"Et l'Alkenastre, elle se préoccupe de ce qui m'arrive à moi ?"

"Oui, en fait, oui" répliqua Kordroun en faisant impatiemment des allers-retours à travers la pièce sordide qui appartenait à l'ivrogne (et qui ne faisait pas plus de deux pas de large). "Nous avons besoin de toi."

"Je suis à la retraite."

Kordroun hocha la tête. "Une retraite passée à rester assis ici," observa-t-il sans ambages, "à attendre de mourir."

Gelgur haussa les épaules et but une autre gorgée. Il parut surpris de découvrir que cela avait vidé son verre ; il en observa le fond, comme s'il y cherchait un compartiment secret.

Kordroun attendit. Une nouvelle bouffée de la fumée omniprésente des Forges à canons se glissa à travers la fenêtre ouverte et s'enroula autour d'eux. On pouvait entendre les coups de marteau qui résonnaient depuis l'intérieur des forges mais, dans la petite salle, seul le silence régnait.

Gelgur n'allait pas se laisser avoir aussi facilement. Il fallait tenter une autre approche.

"Si les morts-vivants du Geb se répandaient à travers l'Alkenaster, il n'y aurait plus de ce vin que tu aimes tant."

"Et sans doute plus de Bors Gelgur pour le boire," grogna le vieil homme. "Et alors ? C'est pas en remettant mon badge que je pourrais arrêter une armée."

Kordroun marcha jusqu'à la fenêtre et tenta de la refermer. Le cadre métallique rouillé protesta en grinçant.

"Touche pas à ça," dit Gelgur.

Kordroun continua à pousser sur la fenêtre. La fenêtre protesta d'un long cri aigu mais elle se referma quand même. "Personne ne doit nous entendre."

Gelgur roula des yeux. "C'est vrai qu'il y a au moins la moitié des espions de tout Golarion qui écoutent à ma fenêtre ; après tout, on est au troisième étage !"

Le Haut Maréchal-Bouclier Ansel Kordroun s'avança vers le vieil homme comme un loup affamé, la tête baissée entre les épaules, et il grogna "Gelgur, cela ne restera pas ta fenêtre très longtemps si tu ne gagnes pas un peu d'argent ! Tu me dois déjà bien plus que ce que tu peux me rembourser ; personne n'acceptera de te prêter plus et il ne te reste plus que" — il désigna d'un geste l'étagère au-dessus du lit et le petit filet abandonné qui s'y trouvait pendu — "deux oignons et une demi-miche de pain. Et, comme toutes les bouteilles que je vois sous le lit sont vides, tu es probablement à court de ton précieux vin glacé également."

"Sors d'ici," dit Gelgur sur un ton las en regardant le mur le plus proche.

"Qu'est-ce que tu dirais de recevoir trois années de salaires de maréchal-bouclier ? En une fois, en pièces sonnantes et trébuchantes ?"

"Sors d'i— qui donc pourrait accepter de donner autant à qui que ce soit ?"

"Le Maître du Fer," souffla Kordroun dans l'oreille de Gelgur tout en secouant une lourde bourse dont le contenu tinta et en la plaçant sur l'épaule de l'ivrogne pour lui permettre d'en sentir le poids. "Si tu acceptes cette tâche pour l'Alkenastre. Plus une belle et lourde bourse, celle-ci, pour les dépenses au cours de ta mission."

Il laissa la bourse pendue sur l'épaule de Gelgur et repartit vers la porte puis s'adossa au mur, les bras croisés.

Le maréchal-bouclier à la retraite continua à regarder dans le vide alors que les chocs métalliques provenant des Forges à cannons continuaient au-delà de la fenêtre fermée, mais Kordroun vit que ses vieilles mains au dos couvert de poils, qui semblaient encore puissantes, se mirent à trembler.

"Je suis… mes jambes, mes vieilles blessures… ma fichue épaule… Roun, je suis trop vieux pour aller courir dans les allées et grimper aux murs en poursuivant de jeunes meurtriers, ou même des goules du Geb, d'ailleurs !"

"Tu n'auras pas à le faire. Tu travailleras avec un chasseur jeune, rapide et fort. Il a besoin de ton savoir-faire et de ton expérience, et il t'obéira."

Gelgur gratifia Kordroun d'un long regard dénué d'expression.

Kordoun savait que le vieil homme n'avait jamais aimé les chasseurs — la plupart des maréchaux-protecteurs ne les aimaient pas — mais, de son propre aveu, il les avaient trouvés utiles à plus d'une reprise.

"Allons voir ce chasseur," dit Gelgur sur un ton neutre.

Kordroun leva la main pour l'interrompre. "Une fois que je t'aurai tout dit."

Le vieil homme poussa un long soupir, fit un geste de la main puis grimaça immédiatement et se massa l'épaule en grognant "Un contrebandier qui fait sortir de nombreux fusils et de la poudre à canon hors du pays et vers le Geb, c'est ça ?"

Kordroun l'observa, bouche bée, pendant quelques instants avant de froncer les sourcils. "Tu le savais ?"

"Je suis un vieil ivrogne radoteur, Roun," répliqua Gelgur avec une certaine irritation, "pas un idiot."

Il envoya balader le flasque vide dans la direction de son lit et la regarda rebondir contre le mur. "Qu'est-ce que ça pourrait être d'autre ? L'Alkenastre n'a rien d'autre à offrir que Golarion pourrait vouloir. Des mercenaires transportent les armes vers le Nex ou le Geb, et c'est du Geb que tu as parlé alors…"

Kordroun gratifia son interlocuteur d'un regard dur et resta silencieux pendant quelques secondes mais Gelgur se contenta de gratter son menton grisonnant en lui rendant son regard, pas du tout intimidé. Puis il laissa s'afficher un sourire amer.

Finalement, Kordroun soupira et s'éloigna du mur pour traverser la pièce à nouveau. "Tu as raison. Quelqu'un a sorti des fusils et de la poudre en contrebande vers le Geb et cela dure depuis un bon moment. Beaucoup de fusils et de poudre."

"Et c'est pour cela que tu es venu vers moi. Le vieux hibou aux ailes cassées, Gelgur, sans ami et inamical, occupé à se saouler jusqu'à la mort."

Le vieil homme se leva de son tabouret pour regarder Kordroun. "Tu ne fais pas confiance à tes amis les maréchaux-protecteurs ni aux meilleurs chasseurs du Maître du Fer ? Ou est-ce qu'ils ne sont plus assez nombreux pour s'en occuper ?"

Kordoun hocha la tête légèrement. "Ça fait longtemps que je ne fais plus confiance à qui que ce soit. Eh oui, les chasseurs sont de plus en plus rares."

~ ~ ~ ~ ~


Un chasseur était un agent investigateur de l'Alkenastre — un espion à la solde du Maître du Fer, le Sénéchal de la Sécurité du Grand Duché — qu'on envoyait généralement dans le monde pour y être les oreilles et les yeux de l'Alkenastre. En de rares occasions, ils travaillaient au sein du Duché. Mais les maréchaux-protecteurs qui l'apprenaient avaient tendance à être gagnés par la colère et la peur car cela ne pouvait signifier qu'une seule chose : que l'un des leurs était suspecté.

Les maréchaux-protecteurs étaient les officiers des maréchaux. Ils constituaient la police du Duché et étaient chargés de la discipline au sein des maréchaux qu'ils commandaient. Ils étaient généralement stricts, rusés et capables. Les chasseurs partageaient généralement ces qualités, en plus d'être courageux, impitoyables, et d'avoir plusieurs coups d'avance sur leurs adversaires.

Kordroun n'avait pas eu à dire à Gelgur que quelqu'un de haut placé et de puissant en Alkenastre devait se trouver derrière la contrebande. Si les chasseurs se faisaient assassiner et que la nouvelle ne s'était pas encore répandue à travers tout l'Alkenastre (ce n'était pas le cas : s'il y avait une chose que les vieux ivrognes sans travail avaient plus que le temps de faire, c'était de se rendre dans les cours extérieures des Forges à canons pour y bénéficier de l'amusement gratuit que constituaient les rumeurs circulant chaque jour dans les rues ; la plupart de celles-ci naissaient au sein de murmures prononcés dans les allées de la ville d'Alkenastre et semblaient remonter le fleuve bien plus rapidement que les plus agiles des oiseaux messagers), alors les tueurs devaient être bons. Très bons.

Les chasseurs avaient dû être envoyés à l'extérieur pour dénicher et remonter la piste des armes volées dans le Duché alors que Kordroun et tous les autres maréchaux-protecteurs assignés à cette tâche menaient leur enquête au cœur de la ville d'Alkenastre, dans les allées et les taudis mêlés aux entrepôts et aux champs de tir qui entouraient les Forges à canon, où les vieux ouvriers des forges brisés et les maréchaux-protecteurs à la retraite comme Gelgur venaient passer leurs derniers jours…

"Qu'es-tu parvenu à trouver ?"

Le maréchal-bouclier Kordroun haussa les épaules. "Rien. Nos enquêteurs ont tous disparu avant de pouvoir reporter quoi que ce soit."

"Je vois." Gelgur décrocha l'épaisse bourse de son épaule et la soupesa. "C'est agréable de savoir que ma vie vaut encore tout ça." Son sarcasme était aussi évident qu'il était lourd mais Kordroun ne prit pas la peine de faire la grimace.

"Trois années de salaire !"

Gelgur l'interrompit. "Si je survis pour l'obtenir, ce qui ne semble pas très probable."

Le vieil homme laissa tomber la bourse dans la poche avant de son tablier sans se préoccuper de la bosse évidente qu'elle formait juste au-dessus de sa ceinture. Il alla chercher des bottes usées placées sous son lit et y enfonça ses pieds. "Alors, où est-ce qu'ils sont ? Mon tout nouveau badge étincelant, l'épée et la cape ?"

"Je peux te trouver une vieille lame et une cape d'ouvrier des forges pour te protéger des intempéries, mais pas d'équipement de maréchal-bouclier. Pas de badge, Bors. Ton travail n'est pas… officiel."

Gelgur regarda Kordroun sans aucune expression, suffisamment longtemps pour pouvoir bien gratter tout autour de son épaule mal guérie, puis il hocha la tête.

Le badge de gardien-protecteur peut ouvrir bien des portes en Alkenastre… parfois de manière explosive.

"Pas officiel, hein ? Le Maître du Fer sait que tu es ici ?"

"Le Maître du Fer m'a envoyé," répondit rapidement le maréchal-bouclier.

"Qui d'autre le sait ?"

Kordroun haussa les épaules. "Ton recrutement avait été évoqué mais je doute que beaucoup de mes collègues maréchaux-protecteurs pensent que le Maître du Fer serait d'accord. Personne n'était là pour l'entendre me donner ses ordres."

"Tu crois qu'on te surveille ?"

"Je n'ai rien remarqué, et j'ai fait attention… mais…" Kordroun haussa les épaules une nouvelle fois.

Gelgur hocha la tête. Dans les rues bondées d'Alkenastre ainsi qu'ici dans le labyrinthe de pierre inondé de fumée que forment les allées autour des Forges à canon, avec des balcons et de hauts ponts partout en hauteur et le bruit omniprésent des forges et des bottes frappant le pavé, des yeux indiscrets pouvaient se cacher n'importe où et même le maréchal-bouclier le plus prudent aurait pu ne pas les repérer.

Et sous chacun de ces yeux pouvait se trouver un fusil chargé, prêt à tirer.

Bien sûr, Kordroun était surveillé.

Ce qui signifiait…

"Sors. Maintenant. Je te suis." Gelgur tapota son visiteur et incita l'homme plus jeune et plus grand à se retourner et à marcher vers la porte. Il faillit même l'étouffer dans un tourbillon d'accolades et de coups amicaux. "Retrouve-moi sur le toit de la Vieille Pompe lorsque la lune se lèvera. Amène l'épée et la cape et suffisamment de souffle pour me raconter tout ce que tu sais. Et tiens-toi prêt à m'amener voir ce chasseur."

"Je… elle…"

"Tu pourras me donner les consignes secrètes du Maître du Fer à ce moment-là," grogna Gelgur tout en poussant le maréchal-bouclier vers la porte. Autant laisser l'homme avec l'armure de service en bon état prendre la première balle. "Avance !"

"Mais pourquoi cette hâte soudaine—"

"Ça me prend par à-coups et je me sens à l'étroit. Je ne peux plus respirer, tu vois. Je dois marcher, me défouler, je dois ..."

Tout cela ressemblait à un radotage insensé même aux oreilles du vieil homme qui le déversait mais cela convainquit Kordroun de franchir la porte et de sortir dans l'allée pouilleuse en trébuchant presque et cela donna à Gelgur le temps de pousser le maréchal-bouclier dans le dos pour l'envoyer dans une direction pendant que lui s'enfonçait dans une étroite ruelle enfumée.

Il entendit sa fenêtre se briser avant même d'avoir fait sept pas en pantelant. Il était à bout de souffle après s'être hâté d'enjamber de vieilles planches de barriques pourries et des squelettes de métal abandonnés depuis longtemps.

En entendant ce bruit, il arrêta de se hâter et se plaqua contre le mur irrégulier et huileux de l'allée.

L'explosion se produisit un court moment plus tard, frappant ses oreilles comme l'auraient fait de lourds poings.

Le cri du métal qui se déchirait ressemblait au hurlement d'une femme torturée. Il devait s'agir de sa robuste porte de métal se transformant en une nuée de plaques et d'éclats métalliques capables de déchirer la chair et filant en trombe dans l'allée où il avait envoyé Kordroun.

Gelgur se sentit propulsé contre le mur… ou peut-être était-ce le mur qui venait le frapper. Ses dents grincèrent et il ressentit une légère douleur lorsque les pavés sous ses bottes se soulevèrent avant de s'enfoncer à nouveau. Le souffle fit bourdonner ses oreilles puis fut remplacé par une sorte d'engourdissement heureux qui étouffa — Sarenrae en soit remerciée — les cris et les hurlements qui s'élevaient tout autour de lui. Mais en se collant rapidement contre la pierre, il avait évité le pire. Quel puissant héros il était…

Il se sentait nauséeux — il n'était jamais sage de courir rapidement lorsqu'on avait trop de vin à bord. Gelgur se retourna pour regarder derrière lui, mais en vain.

Il ne pouvait voir que de la fumée. Les éclats de pierre (ainsi que les restes de son lit, de son tabouret et de ses très rares possessions certainement) commençaient à retomber en une pluie irrégulière ressemblant au dernier souffle d'une tempête hivernale.

Ce qui se passait dans sa ruelle n'était qu'un souffle de côté. Il espérait que le maréchal-bouclier avait eu assez de sens pour s'éloigner de la pièce de Gelgur et qu'il avait été assez sage pour se plaquer contre le sol ou un mur plutôt que de se retourner pour regarder.

Il en doutait mais, malgré tout, l'homme avait eu assez de jugeote pour venir chercher Bors Gelgur lorsque l'Alkenastre avait des problèmes internes à résoudre.

Ou peut-être que non… le Maître du Fer, elle, avait été assez sage pour faire appel à lui. Kordroun était venu à contrecœur en suivant des ordres. Ses ordres à elle.

Cela signifiait que la bombe qui devait le tuer lui et Kordroun provenait de quelqu'un qui avait entendu ces ordres. Un maréchal-bouclier ou un chasseur ou quelqu'un d'autre d'un rang assez élevé pour pouvoir se trouver dans la citadelle du Maître du Fer sous la cité d'Alkenastre, dans ces quelques salles cachées que les citoyens appelaient les Portes de fer ou, de manière plus formelle, la Salle des Secrets, où les chasseurs s'entraînaient, habitaient et recevaient leurs ordres.

Ceux à qui il devait s'opposer faisaient partie des autorités de l'Alkenastre, donc.

Gelgur couvrit son nez et sa bouche avec sa main pour empêcher la poussière de l'explosion d'y pénétrer. Il s'adossa au mur à la stabilité réconfortante et respira profondément.

Il se pouvait que ce soit le dernier moment de repos dont il pourrait profiter avant un bon moment.

Avec son autre main, il tâta l'avant de son tablier à la recherche de la petite chose utile qu'il avait prélevée sur Kordroun juste avant l'explosion.

Il la trouva et la glissa au toucher dans la petite bourse de soie qui se trouvait à l'intérieur de sa ceinture. Il n'était pas suffisamment stupide pour la sortir où on pouvait la voir, même ici dans la poussière et la fumée.

L'objet était mince, légèrement incurvé et — il glissa son pouce sur eux et les ressentit clairement — gravé d'un bouclier divisé garni de fusils croisés.

Un badge de maréchal-bouclier.

L'autorité de l'Alkenastre, qui lui donnait le droit de pénétrer et de fouiller, de donner des ordres, d'arrêter et de mettre en détention.

Kordroun était-il encore suffisamment vivant pour que le badge lui manque ?

C'est à peu près à ce moment-là que le premier tir se produisit. Il venait de la fumée et était dirigé dans sa direction.