Traduction du troisième chapitre de la nouvelle "Les canons de l'Alkenastre" de Ed Greenwood. Illustration de Colby Stevenson.

On entendait les cris des gardes maintenant. Des cris qui se rapprochaient rapidement.

Kordroun écouta et hocha la tête, satisfait. Il pénétra dans la fumée, passant devant une rangée de fenêtres entre-ouvertes d'où celle-ci s'échappait.

Gelgur tenta de jeter un coup d'œil à travers les vitraux embrumés pour observer les salles bruyantes et remplies d'agitation en contrebas. Il aperçut dans les reflets déformés des chaudrons fumants au-dessus du feu, des cuisiniers pressés portant des tabliers et une forêt de casseroles, de louches et de longues fourchettes suspendues à des crochets placés en hauteur, comme du linge mis à sécher.

Le haut Maréchal-Bouclier s'arrêta soudainement et montra quelque chose du doigt.

Gelgur regarda puis il alla se placer dans le dos de Kordroun et tourna les yeux dans la direction indiquée par le bras de son compagnon pour être certain d'observer la chose désignée.

Il observait une servante des cuisines, une jeune femme au visage rouge, aussi grande et robuste qu'un homme costaud, avec un visage dur et un grand menton pour compléter le tableau. Vu l'ampleur de sa poitrine, il devait s'agir d'une femme. Mais, avec ce visage et ces grandes mains rouges…

Elle versait de l'eau de cuisson fumante hors d'une casserole remplie de pommes de terre à chair rouge qui venaient d'être cuites. Ça avait l'air de l'ennuyer et de lui déplaire d'avoir à faire cela.

"Elle ?" siffla Gelgur.

Kordroun hocha la tête puis posa un doigt sur les lèvres de Gelgur. Eh bien, il ne manquait plus que ça pour compléter le tableau… et Gelgur allait prononcer ses réflexions à haute voix quand le haut maréchal-bouclier attrapa sa toute nouvelle recrue par la gorge, souleva Bors du sol et l'entraîna prestement hors de l'allée enfumée et vers la rue.

C'est là que les coups de pieds furieux que Gelgur donnait le forcèrent à déposer le vieil homme. L'ivrogne lui déversa sa fureur en plein visage. "Une servante des cuisines des Forges ?"

Keldroun soupira. "Nous avons perdu beaucoup de chasseurs."

Gelgur soupira à son tour. "Et ça veut dire que c'est maintenant moi le suivant à entrer au tombeau ?" Il cracha de dégoût sur les pavés et se détourna tout en secouant la tête. "Une servante des cuisines…"

"Elle est plus que ça."

"Oh, bien sûr ! C'est une jeune fille idiote que tu envoies à l'abattoir alors que ses yeux brillent encore tellement elle est excitée à l'idée d'être une intrépide chasseuse qui connaît des secrets, se sent importante et va sauver tout l'Alkenastre ! Je pense que j'ai trouvé l'un de ces cruels meurtriers que nous recherchons… et il se tient juste là à côté de moi ! Depuis quand est-ce que les hauts maréchaux-protecteurs recrutent des gosses ? Des jeunes servantes ventripotentes, en plus ?"

Kordroun posa fermement une main sur l'épaule de Gelgur — sur celle qui avait mal guéri, bien sûr — et la douleur lui coupa le souffle, l'empêchant de prononcer tout autre mot.

Le maréchal-bouclier conserva sa prise et emmena sa recrue qui sifflait de douleur un peu plus loin dans la rue puis au-delà d'un coin.

"Reste calme, à moins que tu ne veuilles notre mort à tous." Kordroun se mit à marcher d'un pas vif dans une allée annexe et sombre sans toutefois relâcher son emprise le moins du monde. "Nous la reverrons bientôt, et tu pourras te faire plaisir à lui faire part de tes jugements à ce moment-là. D'ici là, ferme-la !"

"Lâche-moi, ou tu n'auras même plus de partenaire pour ta pauvre bonne femme-chasseur," Gelgur parvint-il à marmonner. "À moins qu'elle se contente d'un cadavre !"

Kordoun libéra soudainement Bors et s'arrêta en pleine course pour attendre pendant que Gelgur tombait à genoux, gémissait, puis roulait sur le côté en se massant l'épaule pour tenter de maîtriser sa douleur.

"Comme je le disais," poursuivit le haut maréchal-bouclier sur le ton normal de la conversation à l'adresse du vieil homme gémissant et plié en deux, "elle n'est pas une simple servante de cuisine. Elle est la dernière des Morkantul."

Gelgur leva ses yeux bouffis. "Quoi ? Par toutes les pétoires, Roun, tu as encore d'autres surprises que tu me caches, sale chien ? Elle ne serait pas par hasard la fiancée secrète d'un archiseigneur du Nex, non ? Ou un linnorm polymorphé qui se serait installé ici parce qu'il apprécie l'odeur de la poudre à canon ?"

Les Morkantuls avaient été une des anciennes familles du Duché dans le lointain passé, quand les grandes familles étaient nombreuses et se faisaient la guerre. Trois grands-ducs avaient eu des Morkantul comme hauts ministres et, aujourd'hui, tout l'Alkenastre savait qu'un certain Felnadar Morkantul avait commandité la construction de la Grande Gueule de Rovagug et que c'est grâce à lui qu'elle avait été forgée et terminée malgré l'opposition féroce des ministres qui ne voulait pas consacrer autant de métal pour une seule arme. Même si elle était encore importante, la famille avait peu à peu disparu au fil du temps, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'une seule héritière apparemment.

"Ne te préoccupe pas de son lignage pour le moment," répliqua Kordroun. "Elle était la seule que j'ai pu trouver qui n'était pas… suspecte."

"Suspecte d'être mêlée aux contrebandiers," Gelgur dit-il dans un murmure désespéré avant de secouer la tête à nouveau. "C'est une gosse, Roun."

Kordroun haussa les épaules. "Je… une approche nouvelle était nécessaire. Nous avions envoyé nos meilleurs, nos vétérans, et ils ont échoué. Nos plus brillants, les uns après les autres, ils sont tombés dans une série de pièges et de meurtres rusés. Tout cela indique que l'assassin, ou la main qui le dirige, sans doute le chef des contrebandiers, est quelqu'un de haut placé et de puissant au Duché."

"Et donc tu t'es tourné vers ta recrue la plus jeune," grogna Gelgur en roulant les yeux. "J'espère que je serais vachement impressionné quand je la rencontrerai."

Kordroun soupira et détourna le regard.

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Ralice Morkantul était encore moins séduisante de près. La jeune femme renfrognée avait l'insulte facile et elle pensait visiblement que toute personne possédant ne fût-ce qu'un cheveu blanc ou gris était un vieillard sans cervelles. Après avoir échangé quelques paroles, elle et Gelgur, qui se tenaient de part et d'autre de la lanterne à bougie de Kordroun, se firent face en échangeant des regards de dégoût.

Certaines personnes compensent une apparence banale par une personnalité intéressante. Ce n'est pas le cas de Ralice

Ils se trouvaient dans une petite salle poussiéreuse quelque part au-dessus des Forges, à un étage abritant des dortoirs déserts utilisés seulement par temps de guerre, quand des combattants supplémentaires étaient engagés et que les vétérans avaient pour ordre de travailler et de dormir sur place à tour de rôle. Kordroun avait utilisé sept clefs sur autant de portes pour atteindre l'endroit et il avait verrouillé chacune des serrures après être passé, lui, son chasseur et sa nouvelle et très âgée recrue.

Intérieurement, le vieil homme aux cheveux blancs se sentait désespéré.

Ralice savait qu'elle était une orpheline et, même si elle avait l'air d'être douée pour son travail (après un entraînement en tant qu'herboriste, elle avait servi en tant qu'assaissonneuse de nourriture et fabricante de "remèdes" aux cuisines des Forges), elle admettait facilement qu'elle s'y ennuyait.

Un ennui qui, comme Gelgur le savait après avoir passé tant d'années dans la police, était sur le point de se transformer en une haine vengeresse et malicieuse contre l'autorité et tous ceux qui avaient mieux réussi et étaient plus riches.

Pour l'instance, elle était encore excitée à l'idée de sa nouvelle importance en tant que chasseur et elle avait envie que tout l'Alkenastre le sache. Mais si cela venait à se savoir, cela signerait son arrêt de mort, même si elle ne semblait pas vouloir l'admettre.

Et, à moins qu'elle ne lui ait caché un grand talent, elle était exactement ce qu'il avait craint qu'elle soit : une jeune idiote pas assez belle pour que quelqu'un la désire ou la moleste et pas assez intelligente pour arriver à quoi que ce soit.

Sans motionner qu'elle était la dernière des Morkantul, ce qui signifiait qu'elle avait été acceptée en tant que chasseur de la ville parce que quelqu'un d'autre voulait la voir morte de manière à pouvoir mettre la main sur les richesses et les propriétés de sa famille qui, bien que fortement réduites, étaient encore substantielles. Et tout était à elle, chaque maison, chaque fusil et chaque pièce d'or. Le tout était sous tutelle jusqu'à ce qu'elle atteigne l'âge requis naturellement mais cela n'avait aucune importance pour la personne plus âgée qui manigançait pour tout empocher.

Ainsi donc, était-ce Kordroun qui l'avait choisie ? Ou le Maître du Fer ? Ou quelqu'un de plus important ?

Gelgur était quasiment certain que c'était Kordroun qui avait décidé de faire appel à Bors Gelgur pour protéger la jeune fille ; lui et Roun ne s'étaient jamais beaucoup appréciés. Eh bien, il avait bien l'intention d'en remontrer à cet idiot de haut maréchal-bouclier — Kordroun le haut maréchal-bouclier ? Même cela annonçait clairement comment l'Alkenastre était tombé bien bas — en gardant Ralice Morkantul vivante.

"S'il devient nécessaire que vous suiviez la piste des contrebandiers jusque dans les Terres Désolées," marmonna Kordroun, ses sourcils froncés éclairés par la lueur de la lanterne, "vous prétendrez que les Morkantul avaient une dette envers Bors Gelgur, maréchal-bouclier à la retraite, et qu'il a accepté comme paiement un médicament pour le guérir d'une étrange maladie qui l'a sous sa coupe… un médicament que toi, Ralice, sait comment fabriquer mais qui nécessite des herbes qui doivent être fraîches et qu'on ne trouve pas dans le Duché. C'est pour cela que les maîtres cuisiniers des Forges t'ont autorisée à abandonner tes tâches aux cuisines pour voyager et accomplir ta tâche, en échange de quoi tu dois leur procurer des graines récupérées lors de ton voyage, des graines qui ne peuvent être obtenues qu'ici en Alkenastre, et tu dois établir des contrats marchands permettant au Duché de garantir son approvisionnement en divers types d'herbes et d'aliments."

Gelgur roula les yeux. "Tu crois que quelqu'un va croire à cela ?"

"Ils le croiront si vous prenez soin de le faire." répondit Kordroun abruptement.

Après le dernier mot de cette réplique, Ralice s'empressa de cracher son venin à Gelgur : "Avez-vous vraiment été un maréchal-bouclier ? Est-ce que vous avez payé quelqu'un pour obtenir le poste ?"

Gelgur l'ignora. "Je suppose que notre chasseur va nous faire part de son rapport," suggéra-t-il à Kordroun sur un ton neutre. "Au sujet de ce qu'elle a fait jusqu'ici, je veux dire."

"J'ai déjà donné mon rapport au haut maréchal-bouclier," répliqua la jeune femme de l'autre côté de la table, le regard enragé. "Et, jusqu'ici, vous serez certainement heureux d'apprendre que je n'ai quasiment rien appris. Cependant, mes investigations m'ont amenée à être poursuivie et prise pour cible par des tirs plus d'une fois, et je suis parvenues à remonter la piste de ceux qui m'ont poursuivie jusqu'à un homme, Aldegund Toablarr, trésorier du Parlement. Le haut maréchal-bouclier Kordroun et moi-même avons débattu de la manière de procéder, étant donné son… son poste important."

Bors hocha la tête tout en se remémorant les quelques occasions qu'il avait eues de rencontrer Toablarr. Un homme froid et vieux qui aimait utiliser son importance comme une arme et qui ne se préoccupait guère de camoufler sa propre arrogance ou sa promptitude à s'en prendre aux autres. Il était peut-être capable, mais l'Alkenastre ne perdrait pas-grand-chose s'il disparaissait.

En ce sens qu'il y avait plein d'autres personnes intelligentes, malicieuses et dotées d'un cœur de pierre prêtes à prendre sa place.

Mais Toablarr était-il vraiment capable de passer en contrebande plus de quelques armes achetées dans les marchés ouverts ou dérobés ou achetés discrètement pas quelques serviteurs loyaux ?

Après tout, les bureaux du Maître du Fer, du Seigneur Armurier et du Haut Chambellan avaient tous été conçus en opposition les uns aux autres, comme des chiens de garde qui se surveillaient les uns les autres. Les trois positions avaient été soigneusement remplies avec des individus qui se détestaient cordialement les uns les autres, qui avaient été remplacés par des successeurs choisis avec encore plus de soin pour la haine qu'ils se vouaient, afin d'être vraiment certain qu'il ne puisse y avoir aucune collusion qui permettrait de faire disparaître de l'or ou, pire encore, qui permettrait à l'un d'eux d'abuser de son pouvoir. En commettant des meurtres, par exemple.

Mais des meurtres avaient été commis.

Ainsi, est-ce que l'impensable s'était produit ? Est-ce que certains de ces personnages importants, ou tous peut-être, travaillaient de concert ?

Bors observa Kordroun. Il pensait qu'il connaissait suffisamment bien son vieux rival pour lire en lui comme dans un livre ouvert, la plupart du temps. En ce moment-là, par exemple. La jeune Ralice ne se préoccupait pas de cacher quelque pensée que ce soit, ou ne savait pas comment le faire. Leurs visages lui indiquèrent clairement qu'ils se posaient eux aussi la même question. Et qu'ils n'avaient pas encore trouvé de réponse.

Bien. Il était temps pour lui de gagner son salaire.

"Toablarr n'a jamais été beaucoup apprécia au Parlement, ni par qui que ce soit qui travaille avec lui," indiqua-t-il lentement, en réfléchissant tout haut, "mais il a toujours été intouchable, grâce à ses trois sbires."

Kordroun hocha la tête. "Ils travaillent de concert très… habilement. Mais seul Eldel est encore là aujourd'hui. L'avantage que Toablarr avait sur ses deux pires rivaux n'est plus."

"Quoi ?"

"Tu ne t'es plus intéressé aux rumeurs des hautes sphères du Duché depuis trop longtemps, Bors. Steelshrike et Hammerlees sont morts. Assassinés."

Gelgur ne put empêcher sa mâchoire de tomber.

Orester Steelshrike avait été l'amant de l'actuel Maître du Fer. Ce n'était pas étonnant qu'elle avait donné à Kordroun la permission de ramener un vieil ivrogne dans la course.

"Oui." Kordroun affichait un sourire sombre face à l'étonnement de Bors, que ce dernier était bien conscient de ne pas parvenir à cacher sur son visage. "Tu ne savais probablement pas non plus que Hammerlees était l'un d'entre nous. Un chasseur, notre petit espion au cœur des politiques du Duché."

Cette grande brute de Jarack Hammerlees, un chasseur en secret ? Gelgur était heureux d'être assis, et qu'il avait une table robuste à laquelle s'accrocher. Postillons divins et crachat de dragon ! Qu'allait-il apprendre d'autre ?

De l'autre côté de la table, Ralice Morkantul l'observait avec un amusement malicieux.

On entendit une clef s'introduire dans la serrure de l'unique porte menant à la salle où ils se trouvaient.

Kordroun et Gelgur se levèrent d'un bond et allèrent se placer dans les coins de la salle, le maréchal-bouclier dégainant son revolver alors que Gelgur attrapait une des flasques de vin glacé et se tenait prêt à la lancer.

La chasseuse était un peu plus lente, mais elle avait sorti un revolver elle aussi lorsque la porte commença à s'ouvrir.

Puis résonna le claquement d'un pistolet qu'on armait.