Explosions et crépitements

Traduction du quatrième chapitre de la nouvelle "Les canons de l'Alkenastre" de Ed Greenwood. Illustration de Colby Stevenson.

"Ne tirez pas !" couina une voix à bout de souffle et empreinte de crainte depuis l'autre côté de la porte qui s'arrêta de bouger après s'être ouverte de la largeur de la main de Gelgur. "Je suis seul et je viens en paix !"

Kordoun se mit à gesticuler pour demander à Ralice de s'accroupir. Elle obéit mais elle restait une large masse difficile à rater derrière la table.

"Lâchez votre arme, toutes vos armes, et entrez !" répliqua le haut maréchal-bouclier.

"Kordroun ?" demanda la voix, qui semblait quasiment émue aux larmes de soulagement.

"Lâchez votre arme," ordonna Kordroun, "Maintenant ! Ou je fais feu !"

Ils entendirent le cliquetis d'une sécurité qui se mettait en place puis le lourd choc d'une arme tombant sur le plancher.

La porte s'ouvrit un peu plus et l'arme, une des nouvelles sortes de revolvers, plus petite, bleuie et brillante, fut poussée sur le sol vers l'intérieur de la salle.

Puis la porte s'ouvrit complètement, poussée par la botte d'un homme solitaire qui se tenait les mains levées. Des mains vides.

Ils connaissaient tous son visage, même si aucun d'eux ne l'avait vu si pâle et si transpirant auparavant, avec les yeux si élargis par la terreur.

C'était Aldegund Toablarr, trésorier du Parlement de l'Alkenastre.

"Aidez-moi !" lança le trésorier qui sauta quasiment dans la salle avant de se retourner pour refermer violemment et verrouiller la porte derrière lui. "Kordroun, quelqu'un tente de me tuer ! Vous devez me cacher et…"

Le flot de mots paniqués s'interrompit lorsqu'il vit l'arme du haut maréchal-bouclier pointée sur lui et le visage strict qui se trouvait un peu plus haut.

Ralice le tenait aussi en joue mais Kordroun interrompit son sifflement de colère avec une question posée abruptement.

"Comment as-tu su que nous étions ici, Toablarr ?"

Toablarr sembla véritablement étonné. "Uh… ah… les portes que vous avez franchies pour atteindre cet endroit… quand on les ouvre, cela fait résonner une clochette dans les salles de garde des Forges… il y a des câbles je crois…"

"Et pourquoi étais-tu dans les salles des gardes ?"

"Le… le maréchal de service m'a emmené là-bas, pour m'aider à vous retrouver. Il…"

Quels que soient les mots que le trésorier avait l'intention de dire après cela, ils furent perdus pour toujours dans l'explosion tonitruante et humide qui le réduisit en charpie.

~~~


Toutes les personnes présentes dans la salle avaient les oreilles qui bourdonnaient et les yeux qui pleuraient, transformant la lumière dansante de la lanterne en une multitude de lunes dorées nageant dans les airs.

L'explosion avait dispersé la partie supérieure du corps du trésorier partout dans la salle.

Débarrassées de tout ce qui se trouvait au-dessus d'elles, les jambes de Toablar furent prises de spasmes, avancèrent de deux pas, puis s'effondrèrent. En touchant bruyamment le sol, elles projetèrent une vague de sang dégoutante à travers le sol.

Ralice accueillit le spectacle en se mettant à vomir de manière incontrôlable tout en reculant et en glissant dans la charpie de trésorier. Elle passa à côté du déchet en forme de citrouille explosée qui avait été la tête de Toablarr sans même s'en rendre compte.

Gelgur parvint à observer la scène à travers le brouillard sanglant qui l'aveuglait partiellement. Il se frotta les yeux impatiemment avec sa main et courut vers la porte qui était encore ouverte, passant devant les murs recouverts de liquide.

Kordroun le suivait de près, glissant et pestant.

"Il était seul, je pense," grogna le maréchal-bouclier.

Gelgur hocha la tête d'un air sombre pour montrer son accord. Le sang de Toablarr coulait de son menton. Le passage derrière la porte était sombre et désert et, au loin, on entendait le tonnerre lointain de pieds bottés se déplaçant rapidement. Les maréchaux en service, à l'étage inférieur, qui réagissait à l'explosion.

"Ce n'était pas un suicide," grogna-t-il.

C'était au tour de Kordroun de hocher la tête. "Il portait une bombe mais ne le savait pas. J'en jurerais."

"Nous devons découvrir avec qui il se trouvait juste avant !" dit Ralice sur un ton excité. "Sa femme devrait le savoir, ou ses serviteurs…"

Sa voix s'évanouit sous le poids des deux regards sévères.

"Le trésorier ne s'est jamais marié et il peut avoir passé ses soirées en de nombreux endroits," précisa Kordroun sur un ton froid. "Tu as enquêté sur lui, non ?"

"Si je rencontrais un homme que je voudrais faire porter une bombe," ajouta Gelgur alors que la jeune chasseuse avait encore les joues rouges et s'efforçait de maîtriser sa bouche bée et de trouver une réplique, "je ne serais pas suffisamment stupide pour me rendre chez lui et le faire devant tous ses serviteurs qui pourraient être témoins de la scène. Je l'inviterais dans un endroit de rencontre que j'aurais choisi, où je pourrais contrôler le déroulement des choses. Bien sûr, j'admets que si toi tu tentais de faire la même chose, tu n'aurais sans doute pas l'évidente sagesse de…"

"Ça suffit," répliqua Ralice sur un ton furieux — elle avait enfin retrouvé l'usage de la parole. "Considérez que vous m'avez donné une bonne leçon, messieurs les vétérans, et répondez à cette question : Que faisons-nous maintenant ?"

Elle se mit à faire les cent pas tout en agitant un doigt et en réfléchissant à haute voix. "Nous nous approchons de la vérité ; sans cela, il n'y aurait pas eu tous ces tirs et tous ces morts. Toablarr travaillait avec quelqu'un et ne voulait pas que je… que nous en apprenions davantage."

"Quelqu'un avec qui il s'est disputé," surenchérit Kordroun. "Eldel est le seul membre de ses compagnons encore vivant."

"Parmi ceux que nous connaissons," précisa Gelgur. "Il pourrait s'agir de n'importe qui d'autre, même du ministre du parlement Blaklar ou du maître du commerce Loroan. Ou même tous les deux. Ils étaient des rivaux en public, oui, mais…" Il agita la main pour évoquer la futilité de ce raisonnement. "Nous n'en savons tout simplement pas assez."

"Venez," dit Kordroun avec une urgence soudaine. "Je ne veux pas qu'une dizaine de maréchaux et Irori sait qui d'autre encore voient vos visages. Nous descendrons les escaliers arrière puis le pont vers la salle de stockage sud et nous sortirons des Forges par là. Cachez vos visages et allons-y."

Ils partirent.

~~~


"Ugh," siffla Ralice alors qu'ils débouchaient sur un balcon et penchaient la tête pour se protéger du froid. L'habituelle brise glaciale qui soufflait la nuit descendait le long de la gorge de la grande rivière. Son toucher gelé avait certainement déjà fait rentrer depuis longtemps tous ceux qui auraient pu se trouver sur les toits ou les balcons ; ils n'y auraient donc peut-être pas trop de regards curieux. "Nous sommes recouverts de… Toablarr. Bientôt, nous allons puer."

"C'est déjà le cas," admit Kordroun sur un ton guilleret. "Ce qui veut dire que plus vite nous découvrons le fond de cette histoire et plus vite…"

Gelgur frappa brusquement l'avant-bras du haut maréchal-bouclier pour lui intimer le silence, puis secoua son autre main encore ruisselante en face de leurs visages et l'utilisa pour indiquer un endroit plus bas, dans l'obscurité.

Kordroun et sa nouvelle chasseuse s'accroupirent puis se faufilèrent rapidement entre les tables et les bancs en direction du balcon pour regarder vers le bas.

Plusieurs respirations plus tard, ils se détendirent. Gelgur profita de ce temps pour regarder tout autour d'eux afin de repérer ceux qui pourraient les observer depuis un balcon ou une fenêtre, sans succès. Ils échangèrent des regards sinistres.

"Le maître du commerce Daerold Loroan," dit Kordroun sur un ton dur. "Qui n'a normalement rien à faire à l'intérieur des Forges à cette heure de la nuit, et que les gardes ne devraient pas laisser entrer."

"Alors qu'ils ne l'ont même pas fait ralentir et qu'ils l'ont laissé entrer, c'est ça ?" demanda Gelgur en observant leurs expressions. Celles-ci lui donnèrent la réponse qu'il attendait, avant même qu'ils ne se mettent à opiner du chef sombrement.

"Haut Maréchal-Bouclier," dit-il alors, "Je sais que ce n'est pas à moi de donner des ordres ici mais écoutez-moi… pourquoi n'attendons-nous pas tous les deux ici pendant que vous descendez, traversez les Forges et allez voir où Loroan se rend puis revenez près de nous ? Je serais curieux de savoir s'il visite les Forges pour voir si lui — ou une autre personne avec qui il travaille — a réussi à réduire le trésorier au silence. Il ne l'admettra certainement pas, mais si vous avez l'impression que c'est le cas, cela veut dire que nous avons toutes les raisons de le considérer comme une personne que nous devrions suivre pour en apprendre plus."

Kordroun le fixa du regard puis regarda Ralice Morkantul pendant un long moment.

"Je vais le faire," dit-il sur un ton neutre. "Tant que j'y suis, pourquoi est-ce que vous deux ne réfléchiriez pas au peu que nous savons au sujet de ceux qui pourraient être mêlés à tout ça et à la manière dont nous pourrions en apprendre plus ? Oh, et essayez de travailler ensemble, tous les deux, sans… sans toute cette hostilité."

Il laissa ses mots cinglants suspendus dans les airs et disparut à travers la porte, laissant Gelgur et Ralice seuls pour la première fois.

Ils s'observèrent longuement et en silence, alors que le vent nocturne qui se levait se faufilait dans le grand canyon du fleuve Ustradi, défilant encore et encore devant eux avec ses griffes gelées, comme s'il était pressé d'aller pousser son hurlement plus loin dans le Désert de Mana.

"Eh bien," dit finalement Bors Gelgur, "nous ferions mieux de voir…"

Sa voix se fit plus dure, monta vers les aiguës et devint plus puissante et plus ferme, de sorte qu'elle devint une imitation quasi-parfaite de celle du haut maréchal-bouclier. "…si vous pouvez travailler ensemble, tous les deux, sans… sans toute cette hostilité."

Ralice ouvrit la bouche involontairement, son visage se contorsionna comme si elle était prise d'une douleur soudaine, puis elle éclata de rire, de grands rugissements de rire que ses énormes mains, qu'elle utilisa pourtant tout de suite pour couvrir sa bouche, ne parvinrent pas à étouffer.

Après un moment, Gelgur exécuta une courbette moqueuse, ce qui transforma son rire en des reniflements incontrôlables.

Galgur sourit à Ralice, se leva et commença à faire les cent pas sur le balcon, tentant d'extraire de ses pensées non seulement la jeune fille mais aussi Kordoun et l'homme dont il était encore couvert du sang, afin de se concentrer sur les vivants. Les suspects vivants.

On aurait pu croire que je finirais par apprendre la leçon. On aurait pu vraiment le croire.

Haun Eldel, le dernier comparse survivant de Toablarr, était intelligent, mais il était un piètre combattant. Il n'était sans doute pas un escroc non plus. C'était un homme hautain, collet monté, attentif aux détails, au droit de chacun et qui aimait à toujours avoir raison. Il était plutôt le genre d'homme qui travaillerait en restant dans les règles, qui modifieraient la loi plutôt que de la contourner ou de la violer. Il n'embaucherait pas d'assassins.

À moins que la contrebande ne soit organisée par quelqu'un d'autre dont ils ne connaissaient pas l'identité (et qui pouvait donc être n'importe qui d'autre à Alkenastre), cela signifiait qu'il devait s'agir de Toablarr et de ses deux ennemis de toujours, Prostor Blaklar et Daerold Loroan. Chacun de ces deux-là pourrait parfaitement payer justement quelqu'un pour obtenir ce qu'ils voulaient. Ils désiraient le pouvoir et l'argent comme un chien affamé désire de la nourriture… et, tout à coup, voici qu'arrive Loroan, à un endroit où il n'y rien à faire.

Mais cela s'arrêtait-il à Loroan ? Gelgur voyait en lui un suiveur plutôt qu'un dirigeant… même si, en tant que maître du commerce, il savait certainement comment réaliser une escroquerie. Travaillait-il avec Blaklar ? Ou quelqu'un d'autre ? Ou avec quelqu'un d'autre en plus ?

Bah ! Ils n'avaient quasiment aucune information sur laquelle s'appuyer, à moins de coincer Loroan dans une petite salle calme, sans garde, et de lui briser les doigts et les doigts de pied jusqu'à ce qu'il parle. C'était comme ça que de nombreux maréchaux avaient fait dans le passé… avant qu'un homme sur deux à Alkenastre ne se mette à se promener partout avec des gardes du corps et ne se protègent par des amitiés et des "ententes spéciales" avec les personnalités du gouvernement et du parlement.

Aujourd'hui, il n'y avait qu'une seule personne qui pouvait casser les doigts et les doigts de pied en toute légalité : le Maître du fer.

L'ancienne supérieure de Gelgur… qui avait aussi parfois été son amante.

Vryle Summairtan, la première femme à ne jamais occuper le poste de Sénéchal de la Sécurité pour le Grand Duché. Dirigeante des chasseurs, des yeux sans visage et des agents spéciaux qui se tenaient dans l'ombre de chaque maréchal. Et qui parfois se tenaient là parce qu'un maréchal avait besoin qu'on lui fasse goûter à l'acier…

La seule personne qui pouvait enquêter sur n'importe qui, tuer n'importe qui au nom de l'Alkenastre, et qui se devait d'anticiper tous les dangers qui menaçaient l'Alkenastre, de tenir compte de tous les dangers connus, et de constamment se tenir au courant de qui faisait quoi, pourquoi et avec qui. Le protecteur de l'Alkenastre.

Le meilleur Maître du fer que l'Alkenastre n'avait jamais eu. Ils l'avaient jugée à sa juste valeur, même si c'était par peur ou par dégoût. Une femme froide qui ne vous laissait apprendre d'elle que ce qu'elle voulait que vous sachiez. Elle était bien différente de la manipulatrice calme et superbe et de la diplomate rusée dont Bors se souvenait. Elle était devenue plus froide. Ces jours-ci, elle briserait sans doute autant de doigts, de doigts de pied, de cous et même de familles tout entières que nécessaire, sans la moindre hésitation, pour trouver et condamner les meurtriers de son amant Orester Steelshrike.

"Maréchal Gelgur," osa finalement dire l'épaisse jeune fille qui se tenait près de lui, sur un ton des plus civils — une nouveauté —, "nous sommes supposés discuter cette histoire de contrebande et de meurtres. Vous êtes le vétéran ici sur ce balcon ; avez-vous une suggestion quant à la manière dont nous devrions procéder ?"

"Oui," dit Bors Gelgur sur un ton ferme, mêlant à son sourire une expression de malice. "Nous allons parler au Maître du Fer."

Ralice déglutit. "Et comment", demanda-t-elle sur un ton doux, "allons-nous parvenir à faire cela ?"

"Oh, elle me recevra," répondit Gelgur, en jetant un coup d'œil à la porte par où Kordroun avait disparu. "Maintenant, accepteriez-vous de faire quelque chose pour moi, chasseur ?"

Son regard laissait transparaître sa méfiance. "Quoi ?"

"Vous coucher sur le sol. Pour ne pas faciliter la tâche à ceux qui voudraient vous tirer dessus. Tout de suite. Essayez de faire comme si vous vous effondriez à cause d'une blessure ou de la fatigue."

Elle lui lança un regard de défi puis elle se mit à lui obéir, lentement.

"Et vous ?" répliqua-t-elle, une fois qu'elle fut couchée à plat sur le sol. "Êtes-vous invincible pour une raison ou une autre ?"

"Je préfère le mot… sacrifiable," répondit Bors, ses yeux sur la porte et ses mains sur la table.

Lorsqu'il vit la porte s'ouvrir et aperçut le haut maréchal-bouclier, Gelgur se coucha rapidement et renversa la table pour en faire un bouclier.

Au moment où Kordroun se mit à crier à saisir son pistolet, deux coups de feu ricochèrent sur la surface de la table renversée et repartirent en sifflant pour faire exploser la pierre plus haut sur le mur.

"Qui… ?"

Des explosions firent luire les canons de nombreux fusils un peu partout dans l'obscurité environnante et une nouvelle volée vint faire exploser la pierre partout autour du balcon.

"Nous pouvons mourir ici," Gelgur lança à Ralice, "ou nous pouvons nous abriter à l'intérieur. Vite !"

Ralice choisit de se déplacer.

Puis la nuit s'enflamma vraiment avec de nombreux coups de feu.