Histoires de Grand-mère

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Première partie : des forêts et des prairies

Les échos du CRAAAAC du vase brisé se réverbérèrent contre les murs de la maisonnette. À côté des morceaux répandus sur le sol de pierre se tenait un jeune garçon, immobile.

"Baranthet, qu’est-ce que c’était ?" La voix de Grand-mère provenait de derrière le coin, un instant avant qu’elle-même n’apparaisse, claudiquant légèrement pour éviter de mettre trop de pression sur sa hanche.

"Je suis désolé," bredouilla le garçon. "Je voulais attraper les cartes et…"

Grand-mère s’arrêta devant les débris du vase. "Oh, cette vieille chose ? Ne t’inquiète pas. Tante Nashan me l’a offert quand j’ai déménagé ici en ville il y a de nombreuses années mais, franchement, il est un peu trop voyant et je n’ai jamais vraiment su où le mettre. Elle m’avait dit que c’était pour…" Grand-mère s’interrompit quand son regard se posa sur quatre morceaux d’argile, ou peut-être était-ce de la pierre, ou peut-être des os, qui se trouvaient parmi ce qu’il restait du vase plutôt tape-à-l’œil. "…pour avoir un souvenir de chez moi."

Grand-mère ramassa l’une des pierres et la retourna dans sa main alors que des souvenirs envahissaient son esprit. "Baranthet, si tu nettoies tout ça et que tu te laves, je te raconterai une histoire, une de celles que me contait autrefois ma grand-mère. Les protecteurs de la nature."

Le garçon écarquilla les yeux. Il connaissait chacun des récits de Grand-mère, L’histoire du roi menteur, La reine des abeilles, Le perroquet qui murmurait, mais il n’avait jamais entendu celle-ci. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, les restes du vase étaient balayés, son visage était propre et il s’était glissé en-dessous des couvertures.

La brise chaude de l’automne agitait les rideaux en rentrant dans la pièce.



"Autrefois, il y a bien des années et des jours de cela, il y avait une jeune éléphante. Elle était plutôt petite pour un éléphant, même si cela voulait dire qu’elle était tout de même assez grande par rapport aux autres animaux. Et donc, elle jouait souvent avec les autres animaux des plaines, des prairies et des forêts, ceux qui se faufilent dans les buissons et galopent entre les arbres, comme les élans ou les houplamandres ou les loups. Elle adorait par-dessus tout les fruits sucrés qui poussent sur les arbres, comme les papayes…"

"Mais il y a tant de graines dans les papayes !"

"…ou encore les mangues." Grand-mère se retourna, aussi grâcieusement qu’une graine d’érable qui tombe au sol. "Et elle les partageait avec ses amis plus petits. Mais, un jour, il n’y avait plus aucune mangue. La petite éléphante et ses amis commençaient à avoir faim, et ils cherchèrent et cherchèrent encore, jusqu’à ce qu’ils trouvent où toute la nourriture avait disparu. Un paresseux avide avait tout pris."

"Le méchant paresseux !"

"Et la petite éléphante avait beau demander, et demander encore, le paresseux avide refusait de lui rendre la nourriture. Et il s’agissait d’un très gros paresseux, comme ceux dont parlent parfois les marchants des Terres du Kaava, ceux qui sont aussi grands qu’une maison, et la petite éléphante était très petite. Elle décida de demander l’aide d’un animal encore plus gros, le plus gros de tous, le Protecteur des Forêts et des Prairies, car le devoir d’un protecteur consiste à donner des conseils aux créatures dont il a la charge et à résoudre leurs disputes."

"Mais le Protecteur des Forêts et des Prairies vit quelque chose dans la petite éléphante. Plutôt que de résoudre le problème lui-même, ce qu’il aurait pu faire aisément, il demanda à la petite éléphante pourquoi elle était venue le trouver. ‘Eh bien, parce que vous êtes la plus grande créature des environs’, dit-elle. Et le protecteur répondit ‘Dans ce cas, il te suffit de devenir encore plus grand que moi.’"

"La petite éléphante ne savait pas comment faire ça mais elle réfléchit, et réfléchit encore, jusqu’à ce qu’elle ait une idée. Elle attendit le soir et, quand le soleil se sentit très fatigué et se rapprocha de l’horizon, elle se rendit dans la tanière du paresseux avide. Elle déploya ses oreilles et tendit sa trompe puis elle souffla aussi fort qu’elle pouvait. Et, même si l’éléphante était très petite, son ombre au coucher du soleil était bien plus grande que toutes les autres créatures, plus grande même que le protecteur. Le paresseux avide l’aperçut et, voyant une créature aussi gigantesque, il s’enfuit si rapidement qu’il laissa toute la nourriture délicieuse sur place, et la petite éléphante et ses amis n’eurent plus jamais faim."

"Et, depuis ce jour, après chaque Migration, le Protecteur des Forêts et des Prairies a toujours été une créature intelligente, qui réfléchit toujours bien à un problème plutôt que de le résoudre avec précipitation. Souviens-toi, Baranthet, que les animaux de la nature ne sont pas du tout des bêtes idiotes mais qu’ils sont aussi intelligents que nous, et bien souvent plus encore."

Le jeune garçon, captivé, hocha la tête si fortement que ses paupières commencèrent à se refermer. "Attends, c’est quoi la Migration ? Et il y avait quatre morceaux… est-ce que cela veut dire qu’il y a quatre protecteurs ?" Sa voix était pleine de sommeil. Il tenta de trouver du regard les autres morceaux, mais sans succès : ils avaient disparu, ils étaient sans doute dans cet endroit où les grands-mères rangent les choses pour les garder à l’abri des yeux trop curieux. Mais Grand-mère avait déjà versé une cuillère de miel dans la jarre en verre soufflé posée à côté du lit, et les lucioles à l’intérieur avaient déjà commencé à briller doucement, ce qu’elles continueraient de faire jusqu’à ce que Baranthet soit endormi en toute sécurité. Elle s’avança vers la porte.

"Ça, mon petit explorateur, c’est une histoire pour un autre jour."

Deuxième partie : des grottes et des terriers

"Baranthet, n’oublie pas de rentrer Lin ! Scrute-Ciel a dit qu’il y aurait de l’orage ce soir !"

Le jeune garçon leva les yeux de son livre et regarda par la porte dans la direction où Lin était occupée à mâcher des feuilles, une récompense pour le dur labeur qu’elle avait accompli : tirer le chariot de Grand-mère lors de l’aller et du retour au marché. Lin était plutôt docile mais Baranthet n’avait jamais aimé s’approcher de la vieille protocératops : il avait peur qu’elle ne l’écorche avec son bec acéré, de sorte qu’il tentait généralement d’échapper à la corvée quand il s’agissait de la nourrir ou de lui donner un bain. En plus, elle ne faisait jamais ce qu’il demandait.

"Lin ! Il est temps de rentrer !"

Scrunch scrunch scrunch. Lin semblait bien plus intéressée par ses feuilles que par ce que lui demandait le jeune lecteur et, franchement, qui aurait pu la blâmer.

"… Lin ?"

C’était peine perdue. Mais il avait une idée. Il courut jusqu’à son armoire et se mit à fouiller jusqu’à ce qu’il trouve un petit sifflet en bois avec "#11" gravé sur le côté. Il restait encore quelques irrégularités aux endroits qu’il devait encore sabler mais ça devrait tout de même fonctionner. Il retourna à la porte et souffla dans le sifflet. Bien qu’aucun son n’en sortît, Lin leva la tête de sa mangeoire. Baranthet se dit que le #12 devrait être un peu plus grand puis il essaya à nouveau. Victoire ! La vieille protocératops avança d’un pas pataud vers la porte. Baranthet s’éloigna nerveusement pour la laisser rentrer.

À l’instant même où Baranthet et Lin étaient à l’intérieur, de lourdes gouttes de pluie se mirent à faire plic-ploc sur le toit et splouf dans l’étang proche. Grand-mère s’affairait déjà un peu partout dans la petite maisonnette pour fermer les fenêtres. "Un jour comme celui-ci, je pense que le mieux, ce serait une histoire," dit-elle avec un sourire entendu. Baranthet s’assit sur les coussins et tira une couverture sur ses genoux.



"Autrefois, il y a bien des années et des jours de cela, il y avait un serpent qui vivait dans une grotte. Il existe des serpents de nombreuses sortes — des serpents qui mordent, des serpents qui sifflent et des serpents qui étreignent — mais lui était un serpent qui chante. Ou, tout du moins, c’est ce qu’il aurait été si seulement il avait pu chanter. Tous les autres serpents de la grotte chantaient chaque matin, leurs voix résonnant sur les murs de la grotte, formant de merveilleuses harmonies et faisant trembler les cristaux de la grotte jusqu’à ce qu’ils se mettent à luire et éclairent la tanière pendant toute la journée. Mais ce serpent-là, lui, restait silencieux, bien trop embarrassé par sa terrible voix."

Baranthet se tortilla sous la couverture. Il se revit en train de bouger les lèvres silencieusement pendant les leçons de musique à l’école, espérant que personne ne le remarque, pas même le professeur qui semblait toujours deviner quand on prenait en douce des cacahuètes enrobées entre deux classes.

"Le serpent silencieux n’accompagnait jamais ses sœurs et ses frères le matin, mais ça ne l’embêtait pas plus que ça. Il y avait tellement d’autres choses qu’il aimait faire dans la grotte, comme se réchauffer sur les pierres que les battements de cœur de la terre gardaient constamment à bonne température. Mais, de temps en temps, il avait l’impression de passer à côté de quelque chose."

"Les jours se suivaient comme ça, le serpent silencieux se sentant toujours pas vraiment complètement heureux, jusqu’à ce qu’un jour, la Protectrice des Grottes et des Terriers vienne. C’était un très grand jour pour tous les animaux de la grotte, entre autres parce que la protectrice était très grande et qu’il avait été décidé que les serpents chantants l’accueilleraient avec une chanson (elle aussi était une superbe chanteuse). Ce grand honneur rendait tous les serpents très heureux, mais pas le serpent silencieux."

Baranthet continua à se tortiller sous la couverture.

"Les serpents se mirent en rang, même le serpent silencieux. Et, lorsqu’ils commencèrent tous à chanter, il était très facile de voir que le serpent silencieux était le seul à ne pas faire de même. Il se sentait vraiment mal à l’aise, mais la protectrice le vit et elle eut une idée. Elle commença à danser au rythme de la chanson ! Tout le monde ici et ailleurs savait que la Protectrice des Grottes et des Terriers était une chanteuse merveilleuse, mais…" et Grand-mère fit un clin d’œil à Baranthet, "…elle n'était pas une bonne danseuse. Pas du tout."

"Les animaux de la grotte ne savaient pas trop quoi faire, parce que personne n’avait envie de faire savoir à la protectrice à quel point elle dansait mal. Malgré tout, la protectrice continua à danser, car c’est le devoir d’un protecteur d’encourager ceux dont il a la charge et de les aider à devenir la meilleure version possible d’eux-mêmes. Le serpent silencieux se mit à rire, et son rire fit trembler son corps de sa tête jusqu’à sa queue. Et quand cela arriva, il se rendit compte de quelque chose : sa queue produisait un son quand il la faisait bouger ! Son cœur s’envola et il se mit à agiter, et agiter encore sa queue, ajoutant des battements et du rythme au chant des serpents pour la toute première fois, le rendant encore plus magnifique qu’avant ! Le serpent dont la queue sonnait, car c’était ce qu’il était désormais, avait une place bien à lui au sein du chant de la caverne et jamais plus il ne resterait à l’écart."

"Et, depuis ce jour, après chaque Migration, la Protectrice des Grottes et des Tannières a toujours été une créature indomptable et libre, qui suit les désirs de son cœur et encourage ceux qu’elle protège à faire de même. Souviens-toi, Baranthet, que les animaux de la nature sont libres de suivre leur instinct et que cette liberté doit être respectée."

Baranthet tourna la tête en direction de l’endroit où Lin ronflait et la gratouilla timidement. Il remarqua qu’elle avait un peu de boue derrière sa collerette et il se dit qu’il devrait lui donner un bain une fois le matin venu. "On dirait qu’il va pleuvoir toute la nuit, Grand-mère. Tu pourrais donc peut-être me raconter l’histoire suivante…"

Mais, étonnamment, Grand-mère était déjà repartie dans la cuisine, où elle touillait le ragoût du dîner.

"Ça, mon petit explorateur, c’est une histoire pour un autre jour."

Troisième partie : des océans et des fleuves

"Autrefois, il y a bien des années et des jours de cela, il y avait un poisson qui était tombé dans la mer. Elle n’était pas, il faut bien l’admettre, un poisson très aimable mais plutôt un poisson colérique."

Le jeune garçon scruta la surface de l’étang. La tempête de la nuit précédente avait fait fuir tous les nuages du ciel ; il n’y avait plus rien pour empêcher le soleil de taper fort et on aurait dit que la moitié de la ville s’était rassemblée autour de l’étang pour se rafraîchir loin des bâtiments en os et en verre qui emprisonnaient la chaleur. Les enfants s’égaillaient dans la partie peu profonde et trois petites grenouilles, une rouge, une bleue et une jaune, croassaient sur un tronc d’arbre de l’autre côté de l’étang (elles étaient trois pour le moment seulement, car la bleue serait mangée plus tard). Baranthet et Grand-mère étaient assis sur l’une des pierres plates qui se trouvaient sur le bord de l’étang, avec un panier de pique-nique entre eux deux. Grand-mère trempa sa queue dans l’eau et, alors que les ondulations produites s’éloignaient, elle poursuivit son histoire.

"Le poisson colérique n’avait pas vraiment de bonne raison pour être en colère ; elle avait une vie tout à fait normale. Elle avait éclos dans une rivière loin à l’intérieur des terres avec des centaines et des milliers de ses amis. Et certains de ses amis avaient été mangés peu de temps après cela, par des crapauds et des oiseaux et par d’autres poissons, comme de normal, c’est ainsi que va la nature. Elle avait nagé vers la mer et, pendant le trajet, d’autres de ses amis avaient été mangés, comme de normal, c’est ainsi que va la nature. Cela ne mettait pas en colère la plupart des créatures de la mer, tout comme elles ne se plaignaient pas du soleil qui se couche ou des marées qui s’écrasent sur la plage. Le poisson colérique gardait donc ses pensées pour elle mais, en son for intérieur, elle rageait."

"Quand elle atteignit la mer, son banc avait fortement réduit en taille mais elle avait trouvé d’autres bancs de poissons, chacun descendant son propre fleuve, et ils avaient nagé tous ensemble, exploré les récifs et les zones côtières et les tranchées. Et, ce faisant, de temps à autres, certains d’entre eux se faisaient dévorer par un requin ou une pieuvre ou un ponguzoan, comme de normal, c’est ainsi que va la nature. Et le poisson colérique continuait de rager en silence."

"Mais, un jour, une ombre s’étendit sur les eaux, celle d’un grand navire de bois et de métal. Des filets furent lancés et des centaines de poissons capturés, bien plus que ce que le grand navire aurait pu avoir besoin de manger. Et des harpons de métal percèrent les eaux, embrochant des centaines de plus, exactement comme tu le fais avec ces pauvres raisons sur tes griffes en ce moment-même, alors même que tu sais que je t’ai demandé gentiment et à plusieurs reprises de ne pas jouer avec ta nourriture."

Le jeune garçon se retourna timidement, s’interrompant de placer des couches alternant fruits et fromage sur sa griffe rosâtre. Mais, en vérité, Baranthet avait perdu son appétit, au moins un peu. Il n’était pas certain d’apprécier cette partie de l’histoire autant que les deux autres. Il se servit d’une autre de ses griffes pour repousser la nourriture dans sa serviette puis rinça ses mains dans l’eau. "Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? Le poisson est-il allé trouver le protecteur ?"



"Oui, c’est ce qu’elle fit, car le Protecteur des Océans et des Fleuves, comme tous les protecteurs, possédait de grands pouvoirs à la mesure de sa grande taille. Il pouvait façonner les mers et les vagues selon ses désirs, comme les autres protecteurs pouvaient le faire dans leurs domaines. C’est pour cela que le poisson colérique savait que le protecteur allait…"

"Allait faire une grosse vague pour repousser les chasseurs ? Ou faire en sorte que les poissons puissent nager plus vite pour s’éloigner avec la marée ? Ou peut-être même créer un iceberg derrière lequel ils pourraient se cacher ?" La tête de Baranthet bouillonnait d’idées sur la manière dont un protecteur sympathique aurait pu aider, mais Grand-mère laissa échapper un soupir triste.

"Non, Baranthet, car c’est le devoir d’un protecteur de protéger les créatures dont il a la charge et de les défendre contre les actions de ceux qui les maltraitent, et le Protecteur des Océans et des Fleuves accomplissait toujours son devoir sans faute."

Au loin, de l’autre côté de l’étang, un héron plongea sur les grenouilles qui se trouvaient sur le tronc d’arbre. Deux d’entre elles plongèrent rapidement dans l’eau mais la bleue ne fut pas aussi chanceuse, et elle disparut dans la gueule du héron, cessant à tout jamais de chanter.

"Il a exterminé tous les chasseurs, jusqu’au dernier, dans un combat bien trop sanglant pour de jeunes oreilles. Mais, quand cela fut terminé, les mers étaient sûres à nouveau, et le poisson colérique décida de continuer à suivre le protecteur à tout jamais."

"Et, depuis ce jour, après chaque Migration, le Protecteur des Océans et des Rivières a toujours été une créature qui ne tolérait aucun manque de respect envers ceux dont il a la charge, aucune incursion dans son domaine, et aucun chasseur utilisant des méthodes inutilement cruelles. Souviens-toi, Baranthet, car malgré leur splendeur, les animaux de la nature sont sauvages et fiers. Leurs territoires et ses limites doivent être respectés, car ils défendent leurs royaumes avec leurs crocs et leurs griffes, leurs étincelles et leur venin, et parfois même leur magie."

Le garçon déglutit.

"Ne t’inquiète pas, Baranthet, c’est probablement le pire passage de l’histoire. En fait, je suis certain que le dernier protecteur t’apportera autant de réconfort que la chaude lueur de ce soleil !" Et, sur ces mots, Grand-mère sauta dans l’étang pour se rafraîchir, l’impact projetant une vague d’eau froide sur la tête du jeune garçon. La tête de Grand-mère émergea peu de temps après et elle secoua les piques qui garnissait sa tête, envoyant d’autres gouttes d’eau dans la direction de Baranthet.

"Mais ça, mon petit explorateur, c’est une histoire pour un autre jour."

Quatrième partie : des pics et du ciel

Le jeune garçon s’était mis au lit aussi tôt que le souper fut terminé et son visage était propre. C’était la dernière nuit de Baranthet dans la maison de Grand-mre. Il avait toujours beaucoup aimé la semaine des récoltes, cette époque de l’année où il venait loger chez sa Grand-mère pendant que ses parents se rendaient au nord. Lin sauta elle aussi dans le lit et ils tendirent l’oreille tous les deux quand ils entendirent les bruits de pas de Grand-mère s’approcher, attendant son histoire.

Grand-mère ferma la porte et partit faire la vaiselle.

"Mais Grand-mèèèèèèèère…"

Elle l’ouvrit à nouveau en riant. "Très bien, Baranthet. Où en étions-nous ? Ah, oui."

"Autrefois, il y a bien des années et des jours de cela, il y avait un ver qui s’occupait d’un jardin en hauteur sur la montagne. Le ver était très gentil, arrosait toujours les arbres, remuait le sol et s’assurait que les lierres grimpants soient toujours taillés pour que les milliers d’oiseaux qui jouaient plus haut aient toujours une branche sur laquelle dormir s’ils avaient besoin de se reposer."

"Il n’a pas été dévoré ?"

"Non, parce que, bien que les vers soient fort goûteux, dans le jardin de celui-là poussaient des fleurs au nectar des plus délicieux, et tous les oiseaux préféraient choisir une vie entière de bons encas plutôt que juste un bon ver. Le gentil ver prenait soin du jardin et de tous les oiseaux qui y vivaient, même si les fleurs étaient si hautes dans les nuages qu’il n’aurait jamais été capable de les attendre et d’en profiter lui-même.

"Un jour, le gentil ver remarqua que ses arbres dépérissaient. Inquiet, il leva les yeux et s’aperçut que la pluie était restée coincée dans le ciel (certaines choses y restent parfois coincées). Il essaya de demander à un des oiseaux d’aller y faire un trou, mais ils étaient si occupés à chanter qu’ils ne l’entendirent pas. Il essaya de grimper à un arbre pour l’atteindre, mais l’arbre était si grand qu’il ne parvint même pas à mi-hauteur. Il essayé de lancer un bâton pour voir s’il pouvait faire tomber la pluie mais, malheureusement, les vers n’ont pas de bras et donc ne sont pas vraiment de bons lanceurs."

"Il est allé voir le protecteur ?"

"Non, il n’est pas allé le voir, parce qu’il était un peu trop poli et il ne voulait pas embêter le protecteur avec un sujet aussi mineur. En plus, il se trouvait dans le royaume du protecteur des Pics et du Ciel et, quoi qu’on en pense, ce n’était pas la place d’un ver. Il envisagea d’aller voir un des autres protecteurs, mais ils étaient occupés dans les autres chapitres de l’histoire. Il ne savait donc pas quoi faire. Il pleura jusqu’à ce qu’il s’endorme."

Les yeux de Baranthet commençaient à se mouiller eux aussi, mais c’était parce qu’il avait oublié de battre des paupières.



"La Protectrice des Pics et du Ciel aperçut le petit ver qui s’affairait sur le sol pour redonner vie à son jardin, car c’est le devoir d’un protecteur de s’occuper pas juste des créatures de son royaume mais de toutes les créatures, et du terrain aussi. Elle envisagea de faire tomber la pluie elle-même, mais elle avait une meilleure idée."

"Quand le gentil ver s’éveilla, il trouva à côté de lui une paire d’ailes tissées à partir d’un arc-en-ciel, placées à cet endroit comme pour dire 'Si tu as en besoin, tu peux les porter.' Le gentil ver se réjouit en voyant ces ailes qui étaient exactement à sa taille et il les enfila puis s’envola vers la pluie et la décoinça. Les arbres burent la pluie et firent pousser un énorme banquet de fleurs et, cette fois-ci, les oiseaux n’étaient plus les seuls à en profiter ; le gentil papillon lui aussi le pouvait.

"Et depuis ce jour, après chaque Migration, le Protecteur des Pics et du Ciel a toujours été une créature qui prenait soin de son royaume, qui était attentif aux autres et qui n’avait pas peur du changement. Souviens-toi, Baranthet, que les animaux de la nature font partie de leur royaume et qu’ils prennent soin de l’environnement tout autant que celui-ci prend soin d’eux. Si le royaume change, eux aussi peuvent changer… même si cela prend du temps."

Le jeune garçon repensa à la manière dont il avait été lent et gauche quand il avait commencé à jouer au thlipit. "Ça doit être bien de juste se réveiller et d’être meilleur dans quelque chose."

Grand-mère y vit une occasion pour impartir un peu plus de sa sagesse. "Tu sais pourquoi je garde des libellules dans le jardin derrière ?"

"… parce qu’elles ne piquent pas ?"

"C’est vrai ! Mais elles sont quand même de féroces chasseurs, qui gardent les moustiques à l’écart. Mais non, je les aime parce que beaucoup considèrent le changement comme quelque chose qui se produit en une transformation rapide qui ne prend qu’un instant. Le ver va dormir et se réveille le lendemain matin en tant que papillon. Mais les libellules sont différentes. Ce sont des…"

"Hémimébatoles !" Le jeune garçon se souvenait l’avoir lu dans son livre d’écologie.

"En effet !" Baranthet avait quasiment le bon mot, et Grand-mère ne s’attarda pas à le corriger. "Elles changent petit à petit, jusqu’à ce qu’un jour, elles soient capables de voler au-dessus de l’eau dans laquelle elles nageaient autrefois. Tout le monde ne se transforme pas en un moment, Baranthet. Certaines personnes deviennent ce qu’elles sont supposées devenir de manière plus graduelle."

Le jeune garçon semblait réfléchir à la chose, et ses paupières commençaient à se faire lourdes. À côté de lui, Lin bailla.

Grand-mère se leva. "Il ne reste plus qu’une seule partie à cette histoire ! Eh bien, eh bien, que la semaine est passée vite ! Chaque année, j’aimerais pouvoir passer un peu plus de temps avec toi, mais tes parents seront de retour demain juste après le souper."

"Tu me diras comment l’histoire se termine hein ? Peut-être après le déjeuner ?"

"Bien sûr !" Grand-mère remonta la couverture. "Mais ça, mon petit explorateur, c’est une histoire pour un autre jour."

En refermant la porte, Grand-mère put entendre le jeune garçon bredouiller quelques mots à Lin tout en s’endormant. "Je ne sais pas pourquoi elle m’appelle toujours comme ça, Lin. Je n’ai guère mis les pieds en-dehors de Droon, et je ne suis pas très doué pour nager, marcher ou combattre ou faire des choses comme ça."

Grand-mère se mit à sourire car, voyez-vous, les étoiles sont d’incorrigibles commères, même si elles sont très loin et qu’on ne peut généralement pas entendre ce qu’elles disent à propos de nous — ce qui est sans doute mieux pour tout le monde. Mais certains iruxis, les nuits au ciel clair et aux vents parfaits, peuvent percevoir leurs murmures, et les oreilles de Grand-mère étaient plus acérées que la plupart.

Elle murmura, bien trop bas pour que le garçon ne puisse l’entendre, "Tu n’as peut-être pas exploré grand-chose en-dehors de livres, Baranthet, du moins pour le moment. Mais j’ai entendu dire qu’un jour, tu t’envoleras bien loin d’ici, pour mener la plus grande de toutes les aventures."

Cinquième partie : le Chant de la Nature

"Pendant des années et des jours, les Protecteurs de la Nature ont régné. Quand les animaux se disputaient ou doutaient, les protecteurs apaisaient leurs différends et redonnaient force à leur cœur. Quand la nature était menacée par un désastre ou le développement, les protecteurs chassaient les intrus et guérissaient le monde grâce à leurs vastes pouvoirs. Mais rien dans la nature ne dure à tout jamais, car ainsi va la nature."

"Quand leur temps fut sur le point de se terminer, les quatre protecteurs entendirent l’appel. Et, comme ils étaient les gardiens du monde naturel, tous les animaux dont ils avaient la charge l’entendirent également : ceux qui se trouvaient sur la terre, ceux qui se trouvaient dans la terre, ceux qui se trouvaient sous la mer et ceux qui se trouvaient en haut dans le ciel. Les protecteurs convergèrent depuis leurs divers royaumes vers un même lieu situé dans les parties les plus éloignées de la nature, accompagnés par toutes les bêtes pour qui ce voyage était possible. Les vols d’oiseaux et les écoles de poissons et les troupeaux, tous les animaux même ceux qui étaient si rares qu’on les pensait éteints, se rassemblèrent tous dans une grande réunion appelée la Migration."

"Peux-tu imaginer cela, Charikleia ?" Le naturaliste, désormais bien plus vieux qu’un jeune garçon, replaça les jetons de pierre dans la boîte garnie de velours, celle que sa grand-mère lui avait laissée. "Tous les animaux de la planète, tous en un seul et même endroit ?" Il porta le regard au-delà du pont du Zoétrope. En-dessous, les eaux étaient si claires qu’on pouvait voir les anguilles et les poissons et les raies filer à travers le corail alors que le navire approchait de la côte.

"Professeur, vous vous égarez à nouveau," dit Chariklei avec autant de tact que possible, alors que du coin de l’œil, elle apercevait une majestueuse tortue électrique à travers les eaux. En un clin d’œil, le pinceau était dans sa main et elle reproduisait l’image de la tortue dans son calepin pour les rapports d’expédition.

"Ah, toutes mes excuses, je me suis laissé emporter l’espace d’un moment." Baranthet adressa un sourire à son assistante de recherche. Il avait expliqué la mission dès le moment où les fonds avaient été rassemblés, bien avant qu’ils ne finissent la construction du navire ou la formation de l’équipage, mais il n’était pas certain de lui avoir proprement raconté l’histoire qui avait inspiré tout ça, celle qu’il avait entendu chaque année au cours de sa jeunesse, l’histoire de Grand-mère, qu’il revenait désormais à lui de conter.

"Quand la Migration était terminée et les animaux tous rassemblés, les Protecteurs de la Nature choisissaient leurs successeurs. Certains d’entre eux utilisaient leur propre jugement ; d’autres organisaient des concours testant la force, l’intelligence ou le cœur ; mais, d’une manière ou d’une autres, ils choisissaient quatre nouveaux protecteurs pour reprendre le flambeau."

"C’est ainsi que la petite éléphante, le serpent à sonnette, le poisson colérique et le gentil papillon devinrent les quatre nouveaux Protecteurs de la Nature, croissant en taille alors même que s’insufflait en eux la magie primordiale de leurs royaumes respectifs, sur lesquels ils allaient régner pendant des années et des jours. Et quand la Migration se produirait à nouveau, ce qui devait arriver tôt ou tard, à leur tour, ils choisiraient leurs quatre successeurs avant de se fondre dans la nature."

"Et il en allait ainsi la fois suivante et encore, et encore, le grand cycle de la vie continuant à tourner. Et, même si certains pensent qu’il s’agit d’un mythe, il y en a quelques-uns qui disent que là-bas, quelque part dans les vastes étendues du monde, les quatre Protecteurs de la Nature règnent encore aujourd’hui."

Les bruits réguliers des ailes du Zoétrope étouffèrent le soupir de Baranthet au moment où le navire arriva au bord de l’eau et se mit à voler au-dessus des dunes de sable. "Nous allons les trouver, Charikleia."

"Nous avons un mythe similaire chez nous, mais il est peu connu," dit Charikleia en ajoutant quelques notes à son esquisse et en grattant la base de l’une de ses cornes. "Mais les minotaures de Chanteterre ont plutôt l’habitude de graver nos histoires dans la pierre que de les raconter avec des mots. Quoi qu’il en soi, je me souviens avoir vu un pétroglyphe qui représentait quatre grandes bêtes dans les recoins de Kortos, mais la nature exacte des quatre créatures différait."

"Ça semble logique, les protecteurs ont certainement changé à de nombreuses reprises au cours des âges. Qui sait quelle forme ils… Aaaah !" Baranthet laissa tomber son thé par-dessus la rampe lorsqu’un petit vaisseau aérien passa juste au-dessus avec un bruit strident, bien trop près, avec un jeune centaure aux commandes."

"Professeur ! Vous auriez dû voir l’expression sur votre visage !"

"Téléro, c’était ma tasse à thé préférée !"

Téléro leva les yeux au ciel et effectua un salut sans guère d’enthousiasme avant d’enfoncer une pédale avec un sabot, faisant descendre le petit vaisseau aérien vers les dunes (bien plus rapidement que nécessaire) pour récupérer la tasse à thé en question. "C’est bien dégagé ; nous devrions pouvoir atteindre les montagnes avant la tombé de de la nuit ! C’est un peu près du territoires des rocs cependant ; si vous voyez une marque de teinte rouge, c’est qu’on est allé trop loin !" Sa voix s’estompa alors que le vaisseau aérien plongeait.

Baranthet secoua la tête. "Ce garçon me fera mourir."

"C’est un éclaireur hors pair cependant."

"En effet." Baranthet se retourna pour prendre son livre. "Pourquoi ne rassembles-tu pas le reste de l’équipage dans la cuisine ; nous pourrions planifier l’étude de la région quand Téléro sera de retour."

Charikleia referma son calepin et rangea son pinceau tout en gardant son calme habituel puis se pencha pour éviter d’érafler le cadre de la porte du Zoétrope avec ses cornes. Baranthet resta sur le pont un peu plus longtemps cependant. Le naturaliste admirait la vue tout en tendant une main pour sentir le vent chaut souffler entre ses griffes. En-dessous, le terrain s’étendait à perte de vue, loin de Droon, loin d’Absalom, loin de tous les endroits qu’il connaissait, jusqu’à ce que son relief vallonné se fonde avec l’horizon.

Lui et l’équipage avaient déjà vu des créatures étonnantes et des panoramas époustouflants au cours de leurs voyages, mais ils n’avaient pas encore trouvé les Protecteurs de la Nature. Mais Baranthet avait bon espoir. Car, même s’il n’était pas aussi doué que sa grand-mère pour entendre les étoiles, il avait tout de même une bonne oreille. Et, pendant l’espace d’une seconde, il crut qu’il l’entendait résonner à travers les terres, de manière étonnamment claire malgré le bruit des ailes du Zoétrope…

Le chant de la nature.






Cette page est la traduction d'un récit publié sur le blog de Paizo à l'adressse https://paizo.com/community/blog/v5748dyo6siat (1re partie), https://paizo.com/community/blog/v5748dyo6siav (2e partie). Illustrations des jetons de pierre par Mayra Luna. Illustration de Baranthet par Gunship Revolution. Concepts du Zoetrope par Kent Hamilton.