Traduction du troisième chapitre : "The Grand Opera" de la nouvelle "L'Éclaireur disparu" par Dave Gross. Illustration d'Eric Belisle

De tous les membres de la famille Jeggare, je suis celui qui a possédé une loge à l'opéra le plus longtemps et ce, grâce à la longévité qui me vient de mon héritage mixte à la fois elfe et humain. Avant que ma mère ne me la cède, mes parents l'avaient possédée pendant toute leur vie, ainsi que leurs vénérables parents avant eux. Il s'agit même d'une des quatre loges du Grand Opéra d'Égorian occupées depuis le plus longtemps : lors de son ascension sur le trône, la première reine Abrogail l'avait épargnée lorsqu'elle avait revendiqué les première et troisième loges pour elle.

C'est impensable : ils osent snobber un fils de la maison Jeggare !

C'était cependant l'une des plus petites loges, où seules deux personnes pouvaient se tenir dans un confort acceptable. Cet espace limité n'avait pas été un problème tant que ma mère vivait, car nous nous entendions très bien. Depuis son décès, cependant, le nombre limité de sièges m'avait de temps en temps placé dans une situation socialement délicate car chacune des invitations que j'aurais pu lancer à une dame acceptable aurait imposé à son chaperon un choix inconfortable : rester debout ou abandonner sa protégée pendant la durée du spectacle. Bien souvent, j'avais préféré éviter ce dilemme en offrant la loge à la dame et à son chaperon, avec l'idée que nous nous retrouverions après coup pour discuter de l'opéra.

Ces dernières décennies, j'avais profité du confort de la loge seul. Les murmures des mes pairs revenaient vers moi comme des déchets lancés dans un mer de ragots. Je savais donc que la spéculation la plus courante était que j'avais simplement accepté le fait que j'étais devenu trop vieux pour le mariage. Certains avaient émis l'hypothèse que mes intérêts sexuels se portaient au-delà des jeunes dames et des veuves de la noblesse d'Égorian. Les rumeurs les plus offensantes étaient celles qui mentionnaient à mots couverts des perversions qui ne pouvaient être satisfaites que dans le plus profond des secrets. Ces dernières avaient l'effet malheureux de susciter la curiosité des femmes pour qui les rencontres traditionnelles avaient perdu tout intérêt.

C'est ainsi que je m'étais habitué à apparaître seul dans ma loge les soirs des premières et à ce que mon arrivée provoque quelques réactions parmi le public. Alors que les valets ouvraient les rideaux, j'ajustai mes gants en les tirant au niveau du poignet. Ma cape pour l'opéra était pliée sur mon épaule droite, ce qui mettait en évidence ses broderies de soie couleur prune. Je rentrai et posai une main sur le dossier d'une chaise, adoptant une posture décontractée tout en observant l'opéra.

Le rideau de velours pendait sur une hauteur de quelque six mètres, formant de sensuels replis cramoisis. Quelques traces d'usure apparaissaient sur le tissu ; il devrait bientôt être remplacé, un remplacement que j'avais connu avec une certaine tristesse six ou sept fois au cours des dernières nonante années. Chaque fois, j'avais acheté un lambeau du tissu en tant que souvenir et pour supporter les spectacles suivants. J'avais conservé ces lambeaux dans des cadres sur les murs de bibliothèque à Vert Clocher. L'éclairage de la scène faisait brillait jusqu'aux premiers rangs, ce qui en faisait les moins désirables des places situées au rez-de-chaussée. Des valets conduisaient les nobles jusqu'à leurs places au sol et dans les trois grands balcons, alors que ceux d'entre nous qui avaient la chance de bénéficier de loges privées étaient assistés par des serviteurs engagés par l'opéra. Au-dessus de nous, les chandeliers allumés baignaient tous les étages du vaste auditorium d'une aura dorée.

Je cherchai un visage amical parmi ceux qui prenaient place en contrebas. Je repérai rapidement une matrone bien en chair de la maison Elliendo, mais elle ne remarqua pas mon sourire, ou fit comme si elle ne l'avait pas vu. Ce n'était pas étonnant car son cousin et moi étions rivaux. Ma déception fut plus profonde quand une veuve édentée de la maison Leroung ignora visiblement la salut que je lui adressai. Elle n'avait pas complètement détourné le regard et donc, je levai la main pour la saluer.

Elle me tourna le dos. Elle avait clairement vu mon geste mais l'avait repoussé.

Encore sous le choc de cette insulte grossière, je me détournai. Mon regard tomba sur une jeune femme qui, à peine six mois auparavant, avait bu chacune de mes paroles lorsque j'avais conté une enquête concernant une idole de Sarenrae perdue. Un sourire apparut brièvement sur ses lèvres, jusqu'à ce que sa mère se penche et murmure à son oreille. Elles me tournèrent toutes les deux le dos.

Les uns après les autres, les nombreux snobs éparpillés dans l'auditoire qui s'étaient retournés et avaient remarqué ma présence avaient pivoté vers une autre direction quelconque ou, plus précisément, vers n'importe quelle direction autre que celle dans laquelle je me trouvais.

Ils n'avaient rien d'autre à contempler. Il n'y avait aucun doute sur leurs intention. Mes pairs d'Égorian, tous autant qu'ils étaient, m'évitaient.

~ ~ ~



Le conducteur de la voiture était un petit-homme nommé Miro. Cela faisait quelques années qu'il travaillait pour le boss, mais je n'avais appris son nom que récemment, après qu'il m'ait rendu un service. Cela m'avait ouvert les yeux : les petites-gens n'avaient pas vraiment la vie plus facile que ceux de ma race. Au Chéliax, les halfelins et les rejetons de l'Enfer étaient plus souvent des esclaves que des hommes libres. J'avais regardé les petites-gens de haut toute ma vie, tout comme les humains l'avaient fait avec les tieffelins et les halfelins. Le problème, c'était que les halfelins étaient petits et qu'une vie entière d'abus en avaient rendus beaucoup rusés et méchants. Par l'Enfer, en y pensant, je devais admettre que c'était probablement vrai pour moi aussi. Je devenais peut-être plus sage, ou je commençais peut-être seulement à me rendre compte que je m'étais comporté comme un salaud avec les petites-gens.

Quoi qu'il en soit, Miro était type sympa. Je lui avais payé quelques bières après l'affaire Henderthane et je m'étais,pour ainsi dire, excusé de l'avoir mis dans une sale position et je l'avais en quelque sorte remercié pour m'avoir aidé à en sortir. Il appréciait ce tabac du Nirmathas dont le commerce était contrôlé et je lui en avais trouvé un sachet au marché noir. Ce truc sentait bon mais, quand j'en fumais, ça me rendait lent et maladroit, aussi ai-je refusé quand il m'en a proposé. Nous avons souvent papoté tous les deux depuis lors, c'était bien. Comme mon vieux collègue Maccabus, ça m'arrivait d'avoir besoin d'un coup de main et, maintenant, il y avait une autre personne à qui je pouvais demander de l'aide.

Les fils de Miro travaillaient aussi à Vert Clocher. Lom aidait le jardinier et Vono besognait dans les étables. Miro s'était assuré qu'ils soient tous les deux du voyage jusqu'à l'opéra. C'était bien parce que ça faisait deux soldats de plus à porter l'uniforme de la maison (uniforme que je détestais, par ailleurs). Lom et Vono étaient des halfelins adultes mais ils étaient suffisamment petits pour tenir tous les deux sur une des marches de la voiture pendant que je faisais contre-poids sur l'autre, avec le boss à l'intérieur. Vu la manière dont il m'avait traité plus tôt, je m'étais dit qu'il valait mieux qu'il ne sache pas que je faisais partie du voyage, tout spécialement sans uniforme. Quand il était comme ça, c'était mieux de le laisser rêvasser et de s'occuper nous-mêmes de ce qu'il y avait à faire.

Quand le boss sortit du véhicule, je restai de l'autre côté du carrosse rouge. Les deux gars l'escortèrent jusqu'à l'entrée de l'opéra et firent une courbette lorsqu'il y entra. À quelques rares exceptions, les gardes n'acceptaient pas les non-humains à l'intérieur, et encore moins les rejetons de l'Enfer. Quand les garçons revinrent près du carrosse, je leur fis part du plan.

"Choisissez un côté," leur dis-je. "Si vous voyez quelqu'un avec des cornes ou une queue, amenez-le jusqu'ici pour le fouiller. Je m'occuperai de la suite."

Ils acquiescèrent et remontèrent la ligne de carrosses stationnés le long de chemin de Carthagnion, là où les conducteurs et les gardes fumaient, partageaient des flasques d'alcool et battaient les cartes pendant que leurs maîtres appréciaient le spectacle. Seulement, ce soir, un d'entre eux étaient un assassin rejeton de l'enfer qui avait l'intention de s'en prendre à mon boss. Si je l'apercevais le premier, il passerait une mauvaise nuit. Dans le cas contraire, je devrais me trouver un autre travail.

J'étais certain que l'information de Vincenzo était correcte. Coincé entre moi et le bunyip géant, il avait dit tout ce qu'il savait. Son sens de l'auto-protection était suffisamment fort pour qu'il sache qu'en cas de mensonge, je le retrouverais et que, cette fois-ci, je ne le laisserais pas simplement cuver sa dose de frisson en rêvassant.

L'impatience me rendait nerveux. Je grimpai à l'arrière du carrosse et me tins sur le toit. Un conducteur à tête de mouette de la maison Sarini se retourna pour me lancer un regard méprisant. Je lui répondis par un regard acéré et il s'agita comme une bonne d'enfants à qui on venait de pincer les fesses. Je l'ignorai et observai la rangée de chariots dans les deux directions. Je vis de nombreux visages familiers et ceux que je ne reconnaissais pas étaient humains ou, en de rares cas, halfelins.

Je vis Vono qui agitait ses petits bras tout en revenant en courant vers le carrosse rouge. Je sautais sur le sol pour le rencontrer à mi-chemin, mais il était déjà occupé à indiquer du doigt l'entrée secondaire de l'opéra. Il y avait deux gardes à côté de la porte de service. L'un d'eux lisait une carte qu'il avait reçu d'un homme large d'épaules et portant une longue boîte sous un bras. Même à cette distance, je me rendis compte que le garde glissait sa main dans sa poche pour y déposer le pot de vin qu'il avait reçu en même temps que la carte. Je ne parvins pas à identifier le symbole de la maison sur les habits que le visiteur portait mais la silhouette de son visage avait des traits de fiélons.

Le temps que j'atteigne la porte et le rejeton de l'enfer était déjà l'intérieur. Les gardes avancèrent d'un pas pour me bloquer le passage. Chacun d'eux faisait bien 20 centimètres de plus que moi et pesaient quelques kilos de plus.

"Je suis avec lui," dis-je.

"Bien essayé," dit l'un d'eux. Son compagnon dégagea sa matraque de son attache.

Je tournai mes paumes vers le ciel et souris en signe d'excuse. Je n'avais pas eu le temps de construire un meilleur bluff, donc je leur donnai à chacun un coup de poing sur la gorge. Le plus amical s'effondra à genoux pendant que son compagnon lâchait son arme. Je m'emparai de la matraque et frappai les deux gardes déjà sonnés sur la tête, histoire de gagner quelques minutes. Ce n'était pas comme si j'avais le temps d'être gentil en plus.

À l'intérieur, un couloir s'étendait entre l'entrée et deux portes. En pénétrant par l'entrée de service, on se trouvait en-dessous du niveau de la scène. Je devinai donc que les portes menaient vers la fosse de l'orchestre et vers les coulisses. Un valet au physique beaucoup moins menaçant que les garde de la porte venait de fermer la seconde porte. Il me regarda avec suspicion et je m'avançai vers lui à grands pas tout en lui faisant signe de s'approcher pour pouvoir lui murmurer quelque chose. L'idiot crédule se pencha et je lui donnai un bon petit coup bien propre pour l'endormir. Je rattrapai son corps avant qu'il ne touche le sol et je le tirai de l'autre côté de la porte, que je refermai.

Derrière la seconde porte se trouvait une petite salle de forme irrégulière avec deux sorties : une autre porte et une courte série d'escaliers montant vers un épais rideau noir. Le tissu se balançait encore, comme si quelqu'un l'avait récemment poussé pour passer de l'autre côté.

Au-delà du rideau, c'était exactement comme je l'avais deviné : une salle au haut plafond encombrée d'un bric-à-brac d'échafaudages, de rideaux, de décors mobiles, de cordes, de poulies, d'échelles et d'une dizaine d'objets et d'outils dont j'aurais été bien incapable de donner le nom. Plus loin en face de moi se trouvait la scène, que des lampes hors-champ éclairaient faiblement pendant que le chœur se mettait en place.

Après toutes ces nuits où j'avais raccompagné le boss vers la maison après l'opéra et où je l'avais écouté raconter en détails le spectacle du soir, j'en savais suffisamment pour me rendre compte que cela signifiait que, dans quelques instants, le rideau allait se lever. Comme pour se moquer de mes pensées, un son sec de timbale marqua le début d'un roulement de tambour en crescendo et la musique se répandit depuis la fosse d'orchestre située derrière le rideau. Avant de détourner le regard, je vis la fameuse soprano prendre place sur le côté opposé. Un rapide regard à ses bras costauds et je sus que je n'avais aucune envie que cette femme me poursuive un martinet à la main.

J'observai les environs à la recherche d'indices quant à la piste de l'assassin. L'échelle menant vers l'échafaudage le plus proche du rideau avant vibra et je levai les yeux juste à temps pour voir quelqu'un poser le pied sur la coursive six mètres plus haut. Il aurait pu s'agir d'un garçon de scène, mais l'endroit semblait également être la meilleure position pour un tireur d'élite. Il y avait peut-être une sorte d'arbalète en pièces détachées dans la boîte qu'il transportait.

Je plaçais un pied sur le premier barreau de l'échelle. Quelque chose me frappa brutalement sur l'arrière du crâne et ma vision devint floue. Je tentai d'attraper ma dague mais une main repoussa mon bras et je me sentais trop faible pour lutter. Je vacillai et tombai lourdement sur le sol. La dernière chose que je vis était un visage qui se penchait vers moi. Ce n'était pas un homme mais une femme avec un visage masculin, un rejeton de l'Enfer comme moi, mais en beaucoup moins beau que moi. Elle secoua la tête légèrement, comme si elle était déçue, et leva une matraque de cuir au-dessus de sa tête.

Puis elle l'abattit juste entre mes yeux.