Une bonne action n'est jamais perdue

Traduction du premier chapitre : "No Good Deed" de la nouvelle "Crimes de sang" par J.C. Hay.

Le crachat du paladin atteignit ma joue et commença à glisser lentement vers mon menton. Sa précision m'impressionna : ce n'était pas facile de toucher une petite cible perdue dans une foule, tout spécialement lorsqu'on était ligoté et emmené vers l'échafaud. Je coupai les liens de la bourse du marchand qui se tenait devant moi et je la glissai discrètement dans une manche tout en me faufilant dans le sillage du condamné. Rares étaient les paladins qui allaient à l'échafaud, et celui-ci avait attiré une belle foule. Je sentis quelque chose s'écraser et glisser sous ma botte et j'espérai qu'il s'agissait seulement d'un légume pourri : certains des habitants lançaient des détritus, des choses qui me dérangeaient de devoir gratter pour nettoyer mes vêtements en cuir.

Les gardes le tirèrent jusqu'à la plateforme et le firent tomber en frappant ses jambes. Dès qu'il toucha le sol, le bourreau s'avança pour prononcer la sentence. "Évaniel, Élu d'Iomédae, vous avez été déclaré coupable du meurtre d'un noble."

Sur ces mots, le paladin se mit à hurler à nouveau. Vu l'hystérie qui transparaissait dans sa voix, j'avais du mal à me convaincre que sa confiance en la protection de sa déesse était exempte de tout doute. "Est-ce que tout le monde est devenu fou ? C'était un vampire."

Je souris et coupai une autre bourse. Bien évidemment, c'était un vampire. La plupart des nobles de Méchitar sont des morts. Mais ce n'est pas pour autant qu'ils ont moins de droit que moi, ou que le paladin.

En fait, ils en ont probablement plus que le paladin en l'état actuel des choses. La nouvelle bourse pesait lourd. Je répartis rapidement son poids tout autour de ma personne puis m'en débarrassai en adressant un sourire à celui qui m'avait involontairement rendu riche. Après tout, c'était bien grâce à la folie du paladin que j'avais une si bonne foule à disposition.

Le bourreau n'avait pas interrompu son discours. "— selon les désirs de la famille, vous allez être égorgé et saigné à blanc, de sorte que votre mort puisse les dédommager d'une certaine manière pour leur perte." L'un des gardes plaça un lourd bol de fer sous le visage du paladin pendant que l'autre attachait ses chevilles à un crochet. Ils allaient le pendre pour drainer le sang après l'avoir égorgé ; c'était la meilleur manière de vider complètement le corps. Cela faisait plusieurs siècles qu'ils faisaient ce genre de chose et, s'il y avait des trucs pour maximiser la production d'un corps, le gouvernement de Méchitar les avaient certainement tous appris. Pendant un moment, je crus apercevoir un reflet sur la gigantesque pyramide noire qui dominait l'horizon. Si j'avais été du genre à me laisser aller à mon imagination, je me serais dit que Geb lui-même était en train d'observer les événements — mais c'était ridicule. Nous, les gens du peuple, nous n'avions pas l'occasion de voir le fantôme de notre dirigeant.

Quelque chose de lourd et de puant me frappa dans le dos et je sentis mes jambes flageoler avant de parvenir à reprendre le contrôle de mon corps. Même avant d'entendre sa voix au ton cajoleur, je savais de qui il s'agissait.

"Omaire ! Tu dois m'aider !" Sa voix plaintive ajoutait une syllabe supplémentaire à mon nom : Oh-mè-reux. Je me retournai pour lui faire face et, immédiatement, je regrettai mon mouvement.

Arduga parvient toujours à rendre une mauvaise situation encore plus terrible. Pas étonnant qu'il soit mort.

Arduga venait de manger, et la majeure partie de son récent repas était éparpillé sur son menton et sur le tissu ravagé par les mites qui lui servait d'habits de tous les jours. La goule aimait raconter aux gens qu'elle avait fait partie de la noblesse avant de se frayer un passage hors de la tombe, mais je ne la croyais pas. Il avait de terribles manières et il mentait constamment.

Dans le cas présent, cependant, il semblait plutôt sincère. Sa peau caoutchouteuse, qui était tendue autour de sa bouche et de ses yeux, aurait donné un air comique à n'importe qui d'autre. Sur Arduga, cela variait entre le pathétique et le dégoûtant. Il plaça ses doigts autour de mon épaule et s'accrocha à moi, son haleine fétide agressa mes narines. Un couple de vauriens de belle taille se frayait un passage à travers la foule tout en regardant de tous les côtés.

"Et tu les as amenés droit vers moi. Superbe." rétorquai-je dans l'oreille de la goule.

Arduga poussa un petit cri étonné et les deux brutes se tournèrent vers moi. L'un d'eux afficha un sourire cruel, tira une dague de sa ceinture et se mit à avancer vers nous. L'autre cria et nous désigna du doigt, probablement à l'attention d'autres poursuivants que je n'avais pas repérés.

Plus la peine d'espérer pouvoir faire les poches pendant toute la journée, plus la peine d'espérer une récolte correcte.

Les cris agités du paladin atteignirent les aiguës puis s'arrêtèrent pour être remplacés par le rugissement de la foule alors que les vauriens s'approchaient de nous. Un timing parfait. Les brutes se retrouvèrent écrasées dans la foule de tous ceux qui voulaient observer le saignement de plus près. Je repoussai Arduga pour qu'il me lâche et je plongeai, fonçant entre et autour des jambes qui formaient comme une forêt, tentant de m'échapper le plus rapidement possible. S'il était intelligent, Arduga me suivrait de près. Je n'avais pas besoin de me retourner : la goule avait un instinct de survie semblable à celui des félins. Il y avait même de grandes chances pour qu'il me dépasse avant que je ne sorte de la foule.

J'émergeai de la foule en liesse non loin de l'allée que j'avais empruntée pour arriver ici. Je n'y serais retourné pour aucune raison au monde cependant : la dernière chose dont j'avais besoin, c'était de conduire ces idiots vers l'endroit où je vivais. Un cri sur ma gauche m'incita à me remettre à courir à nouveau alors qu'un troisième péquenaud, qui surveillait sans doute le bord de la foule, nous aperçut, Arduga et moi. Je poussai la goule devant moi et à l'écart de l'allée. "Ne t'arrête pas ! Cours !"

Il fonça vers l'avant, se mettant à quatre pattes afin de pouvoir utiliser ses longs bras pour se propulser encore plus rapidement. Je me mis également à courir et l'air commença à bruler dans mes poumons. Il se glissa sous une lourd chariot en bois, effrayant le cheval. Je dus sauter par-dessus plutôt que de risquer de me retrouver écrasé par les roues. Un cri derrière nous annonça que nos nouveaux amis étaient toujours à notre poursuite.

Arduga fonça vers une autre allée et je le suivis, tout en espérant qu'il ne comptasse pas s'échapper dans les égouts. Mais, comme je le craignais, il était à la recherche d'une entrée vers la nauséabonde rivière de détritus. Heureusement, il n'y en avait pas ici. Je l'attrapai avant qu'il ne puisse repartir plus loin. "Qu'est-ce que tu as fait ?"

Il cria face à la colère qui transparaissait dans ma voix et tenta de se libérer, mais je tins bon.

"Rien ! J'le jure ! Il était mort quand je l'ai trouvé. Y'a pas d'raison qu'un type ne puisse pas se faire un petit snack, n'est-ce pas ?" On aurait dit qu'il croyait à son histoire, mais étant donné que je l'avais déjà aidé à monter des coups de bluffs contre des marchands auparavant, cela ne prouvait pas qu'il était honnête pour autant.

Je le repoussai. "Tu n'es pas vraiment un type, et ils ne te pourchassent pas sans raison. Si tu ne l'as pas tué, qu'est-ce que tu as pris ?"

Avant qu'il ne puisse me répondre, les trois brutes apparurent au coin de l'allée. Dans leur sourire, on pouvait lire la promesse que la moitié des personnes présentes allaient bientôt s'amuser. C'est seulement à ce moment-là que je m'aperçus que leurs capes étaient retenues par des broches identiques. Un gang. et là, je pensai que les choses ne pouvait que s'empirer.

Je regardai la goule et fronçai les sourcils. "Si nous survivons à ceci, tu es mort."

Arduga sourit, dévoilant des morceaux de viande pourrie entre ses dents pointues. "Trop tard pour ça."

Les trois types du gang foncèrent vers nous. Je m'abaissai pour esquiver le coup porté par l'un d'eux dont le cou était recouvert de rougeurs. Une dague apparut dans ma main, mais il se retourna avant que je n'aie l'occasion de lui porter un meilleur coup qu'une simple estafilade à la cuisse. Son ami, celui avec le sourire méchant, se plaça derrière moi. Je me déplaçai jusqu'à me retrouver dos au mur : la dernière chose dont j'avais envie, c'était de me retrouver pris entre eux deux.

Puis le zombie passa à l'attaque.

Je ne l'avais même pas remarqué, en fait. Les morts sans cervelle sont monnaie courante à Méchitar, où ils remplissent les tâches les plus ingrates qu'aucune personne vivante n'imaginerait faire. Monsieur sourire sembla aussi étonné que tous les autres par le changement soudain dans le comportement du zombie et par sa vitesse et son agilité. Alors qu'il essayait de comprendre la situation, je fonçai vers l'avant et lui dessinai un second sourire, juste sous son menton. Il s'effondra, les doigts serrés autour de sa gorge.

Arduga, toujours aussi couard, courait vers le cul-de-sac au fond de l'allée. Je doutai que cela ne l'aide beaucoup, à moins que les goules n'aient appris à creuser à travers les murs de brique. Rougeurs-au-cou se rendit compte qu'il se retrouvait seul avec deux adversaires et il tenta de fuir. Le zombie essaya de le faire tomber, mais le gars sauta agilement et s'enfuit vers un coin plus sur.

La goule hurla à nouveau et je courus pour lui venir en aide. Le dernier vaurien l'avait acculé dans une coin mais n'avait pas pensé à regarder derrière lui. Gentiment, je fis les présentations entre ma dague et quelques-uns de ses organes, avant qu'Arduga, héroïque comme toujours, ne saute en avant et ne prenne un bouchée de l'homme déjà mourant.

Je sentis mon estomac se retourner. Je l'avais déjà vu se nourrir avant mais j'espérais que je ne m'y habituerais jamais. Le zombie s'avança, jeta un coup d'œil et pâlit. C'était à ce point horrible.

Puis je me rendis compte que le zombie avait réagi à la situation. Il me sourit et parla.

"Ils vont revenir, y'a pas de doute. Venez vite. Je connais un endroit sur."

Je ne bougeai pas.

Il soupira et frotta la peau qui se décollait de sa joue. La chair putride tomba, révélant de la peau bien vivante en-dessous. "C'est un déguisement. Allez, venez vite. Nous avons peu de temps !"

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Son "endroit sûr" se révéla être un piège en cas d'incendie, un réduit rempli de livres du sol au plafond, à deux allées de l'endroit où nous étions. Il ouvrit la porte et nous invita à entrer d'un geste. Je dus me dépêcher pour éviter de me faire piétiner par Arduga. Une fois la porte refermée derrière nous, il appela : "Jaros, sacré renard rusé, où est-tu ?"

Un visage si ancien que je crus d'abord qu'il s'agissait d'une liche apparut derrière une pile de livres qui, après réflexion, semblait faire office de bureau. "Un instant, j'ai cru que tu étais parvenu à imiter parfaitement l'odeur, Élias. Mais non… en fait, tu t'accoquines avec des goules maintenant ?"

Arduga eut la grâce de paraître offensé mais je lui décochai un regard qui le convainquit de ne pas ouvrir la bouche. Je me rendis compte qu'il avait amené la jambe du vaurien avec lui, coincée dans sa ceinture, un en-cas pour plus tard. Le zombie — Élias — se regardait dans un morceau de verre recouvert d'argent et était occupé à appliquer de la chair pourrie sur la zone qu'il avait nettoyée. "Je devais les amener en sécurité, Jaros. Les gars de Fen en avaient après eux."

"Corus Fen ? Ce bâtard n'a jamais su se tenir tranquille. Mais pourquoi pourchasse-t-il des goules et des filles maintenant ?" Je regardai vers le bas et m'assurai que je portais bien des vêtements aussi androgynes que possible. Le vieil homme avait un œil plus vif que ce que je n'avais pensé.

Je regardai la goule, dont l'expression semblait indiquer qu'elle était prête à vomir son récent repas à tout moment. "Oui, Arduga. Pourquoi ne nous dis-tu pas ce qu'ils recherchaient ?"

Si la goule avait pu s'enfoncer dans le sol, elle l'aurait fait. L'air de rien, je sortis une dague et l'utilisai pour nettoyer mes ongles.

Il saisit l'allusion. "J'n'ai rien fait de mal. Le corps était dans l'allée. Il était à personne. J'ai juste pris un en-cas et… c'est comme qui dirait tombé dans ma bourse. Puis ils se sont mis à m'pourchasser."

L'érudit fronça les sourcils. "Qu'est-ce qui est tombé dans ta bourse, gueule-de-tombeau ?" Qu'il soit perspicace ou non, je l'aimais déjà bien, ce vieil homme.

Arduga sortit un petit flasque transparent avec une liquide noir à l'intérieur. Élias la prit des mains de la goules et la porta à l'érudit. "Fen est un bâtard rusé et, s'il veut ceci, c'est qu'il a une bonne raison."

Le faux zombie se pencha vers l'avant et je fis de même. "Qu'est-ce que c'est ?" demandâmes-nous à l'unisson.

"Aucune idée," dit le vieil homme. "Ce sceau, par contre," — il désignait une marque dans le bouchon en cire — "c'est le symbole de Terre grise. Une ferme à cheptel à l'ouest de la ville. Elle fournit plusieurs nobles trop mineurs pour posséder leurs propres fermes. Des bottes à semelle renforcée vous seront utiles." Il m'avait regardé directement en prononçant cette dernière phrase.

"Pourquoi ça ?"

Le vieil homme ouvrit un tiroir, en tira une bourse et la posa sur la table. Elle semblait lourde. "Parce que je veux savoir ce que le vieux Fen trame. Et tu vas le découvrir pour moi."

Je regardai la bourse, calculai son volume et estimai ce qu'elle contenait. Vraiment trop perspicace. Le vieux machin savait exactement comment m'appâter.