Celui qui festoie dans le noir

Traduction du troisième chapitre : "The Feaster in the Dark" de la nouvelle "Le secret de la Rose et du Gant" de Kevin Andrew Murphy. Illustration de KyuShik Shin.

La roue des années avait avancé d'un quart de tour et était arrivée à la fin, au dernier jour de Kuthona, le dernier mois, celui sur lequel présidait le sombre dieu Zon-Kuthon. L'hiver, la saison de la Dragonne noire, le lézard aquatique qui incarnait l'humeur flegmatique, avait commencé à peine neuf jours avant le solstice que Shélyn, la sœur du Seigneur de Minuit, dans son infinie gentillesse, avait baptisé Reflets de Cristal. La Rose Éternelle au grand cœur veillait sur les jours et les nuits qui suivaient et on les occupait en festoyant et en se réjouissant. Tous, sauf le dernier. Dès que le soleil s'était couché à la fin du dernier jour, le Prince Sombre ouvrait les portes de l'Ossuaire de Pharasma et rappelait aux gens tout ce qu'ils avaient perdu. Le Nuit du Pal avait commencé.

Cette nuit n'avait pas été baptisée en l'honneur de la Princesse Pâle, Urgathoa, même s'il se disait qu'elle aimait ce moment, ni à cause des visages craintifs des vivants qui se serraient les uns contre les autres à l'intérieur de leurs demeures et faisaient semblant de s'amuser pour tenir éloignés les esprits des morts de l'année écoulée. Son nom venait plutôt d'une chose toute simple : le piquet ou l'empilement qui indiquait la limite de la cour d'un temple. Car, au cours de cette nuit, seul un fou ou un individu aux noirs desseins oserait s'aventurer au-delà du pal.

Norret ne savait pas vraiment à quelle catégorie il appartenait. Aux deux, sans doute. Il avait laissé ouvert le portail extérieur de la terrasse du Coquelet transpercé quelques 700 mètres derrière lui et s'était avancé sur la neige en boitillant avec sa canne après avoir commis il ne savait plus combien de sacrilèges contre la divinité tutélaire de la taverne, Cayden Cailéan.

Le premier avait été de rester sobre. Le troisième avait été de se porter volontaire pour s'occuper du bar et, tout en faisant semblant d'attraper une bouteille de liqueur rare placée sur l'étagère du dessus, de s'être emparé de l'effigie brillante et dorée au mercure de Coco la cockatrice et de l'avoir glissée dans son sac militaire. Le second ? Lutin, le chat de la taverne, aimait lui aussi l'étagère du haut et avait l'habitude de dormir en face de la broderie en points de croix qui faisait office d'autel au Dieu par Hasard. Norret avait saupoudré une préparation alchimique d'écailles de harengs réduits en poudre sur lui pour faire passer le chat pour Coco.

Norret espérait que Lutin continuerait à dormir ou, au moins, que les dévots du Héros saoul considéreraient la vue d'une cockatrice empalée, dorée et miaulant comme une vision extatique envoyée par leur dieu en personne.

La Nuit du Pal était dégagée et glaciale, illuminée uniquement par les étoiles et par la lanterne sourde de Norret. Il avala un extrait de tussilage, ce qui le rendit aussi endurant qu'un cheval et lui impartit également une partie de la stabilité de ces animaux, l'aidant à combattre sa claudication. Finalement, il arriva à l'Hôtel de la Liberté.

Des volutes de vapeur de souffre s'échappaient de la partie de l'étang qui n'avait pas gelé et Patapouf la licorne se tenait au-dessus de la source d'eau, jetant un regard appuyé à Norret comme pour l'accuser d'être la personne responsable de l'absence de sa corne.

Norret soupira, posa sa canne contre la porte où s'arrêtaient les voitures et défit les lacets de ses bottes. Si la pire horreur que lui infligerait la Nuit du Pal était d'avoir les pieds mouillés, il s'estimerait avoir été chanceux.

Il ouvrit une flasque et appliqua une goute de liquide visqueux et doré sur la base de l'alicorne puis prit un moment pour ouvrir une autre fiole et graisser le bouchon avec un onguent de graisse d'oie et de foie d'anguille avant de le remettre en place. Il avait entendu dire que les alchimistes katapéshites utilisaient les épluchures de certains fruits jaunes originaires du Mwangi pour obtenir le même effet avec une odeur plus agréable, mais les alchimistes galtiens n'avaient aucun espoir d'importer de telles choses.

Norret avança alors dans l'étang. L'eau dépassait à peine ses mollets mais la chaleur lui donna l'impression qu'on lui enfonçait des couteaux dans ses pieds à moitié gelés. Cela faisait des années qu'il n'avait plus fait cela ; et encore, il était alors un gamin effrayé avec une rose et un vœu des plus simples alors qu'aujourd'hui, c'était un homme handicapé avec un vœu complexe. Mais, comme les roses, les complications devenaient simples quand on y réfléchissait : après moult recherches et découvertes, Norret avait réalisé que les bains et les fontaines de l'Hôtel de la Liberté étaient connectés et formaient une horloge à eau gigantesque. Et, même s'il était sans doute possible de bricoler une méthode pour ouvrir les éventuelles salles cachées, cela aurait été comme d'enfoncer une fourchette dans une horloge à coucou de Brastlewark en espérant que la chauve-souris sorte du beffroi et que les petits diables de bois sortent pour célébrer chacune des heures en dansant. Mais s'il parvenait à obtenir les pièces originales de la construction…

Avant que la colle ne se solidifie, Norret souleva Coco la cockatrice (que le sculpteur avait en fait embroché au-dessus de la queue plutôt qu'en-dessous, même si cela ne sautait pas aux yeux étant donné la manière dont il pivotait autour de la corne de licorne) et plaça l'alicorne de Patapouf sur son socle.

La licorne ne prononça pas un mot. Même pas un merci pour lui avoir rendu son alicorne, ni aucun reproche au sujet du carbuncle manquant.

Norret se tint là pendant une longue minute, gelé et gelant, observant la statue maintenant réparée mais encore inutile.

Puis le bec de Coco s'ouvrit :

Cet œuf royal, aucune poule ne le pondit.
Qui donc va le faire éclore aujourd'hui ?

Norret resta immobile une minute de plus, comme si la cockatrice l'avait pétrifié. Coco répéta sa rime. Norret hocha la tête puis revint en claudiquant vers le bord gelé de l'étang. Il sortit son livre de formules et utilisa un stylet de plomb pour consigner les paroles de Coco par écrit puis il sortit ses pieds de l'étang, traversa la neige jusqu'à ce qu'il récupère sa béquille et ses bottes puis y glissa rapidement ses pieds avant que la glace ne puisse les congeler. Tout en claquant des dents, il prit sa lanterne et chancela vers l'intérieur de l'Hôtel de la Liberté. C'était triste, mais il craignait plus ses concitoyens que les horreurs mystérieuses de la Nuit du Pal, et c'était la seule nuit où il pouvait être certain d'avoir le château pour lui tout seul.

Malgré sa réputation de lieu hanté (les lumières des corridors, les murmures provenant de l'intérieur des murs, les morts accidentelles et les disparitions inexpliquées), l'ancien château de la duchesse possédait un certain nombre de résidents permanents et Norret n'était que l'un d'eux. Rhodel avait fait partie de ce groupe.

Selon la coutume, tout invité était libre d'occuper n'importe quelle pièce aussi longtemps qu'il le voulait, pour autant qu'il œuvrait au bien de la communauté. Rhodel avait choisi le boudoir de la duchesse et, comme personne d'autre n'était venu s'approprier l'endroit après la mort flamboyante de la vieille prostituée, il appartenait désormais à Norret.

Et son plancher chauffé lui appartenait lui aussi. Ses concitoyens pouvaient bien critiquer les réaménagements extravagants effectués par l'ancien duc mais, à ce moment-là, Norret estimait que les tuyaux géothermiques qui circulaient sous les dalles valaient bien chacune des pièces de cuivre qu'ils avaient coûté. Il enleva ses bottes humides et ses habits saupoudrés de neige et les plaça sur le sol où ils se mirent à fumer légèrement.

Quant au reste de la pièce, Rhodel l'avait transformé en un magnifique nid de pie constitué de bizarreries récupérées un peu partout dans le château : ici un bout de tapisserie, là-bas un morceau de dentelle. Un cheval en bois miteux conçu pour un halfelin ou un enfant humain avait été rangé dans un coin, ses yeux-boutons jetant un regard triste ; à côté de cela se trouvait une demoiselle à atourer, un curieux accessoire qui ressemblait plus à un golem créé par un magicien fou qu'à un objet qu'on peut s'attendre à trouver dans la garde-robe d'une noble. Elle était constituée d'une table ronde à trois pieds d'apparence anodine avec un bâton qui s'élevait à partir du centre de la table et montait en spirale vers deux bras, l'un d'eux portant un miroir et l'autre un plateau, et, au sommet, une tête de femme belle mais chauve.

Cette tête semblait être faite de bois noirci mais les apparences pouvaient être trompeuses. Norret avait bien vite reconnu le noir comme étant du sulfite d'argent ou, selon l'appellation plus commune, de la patine. Bien sûr, s'il s'était agi d'argent pur, la demoiselle aurait été fondue en pièces de monnaie bien des années plus tôt, mais des égratignures dans le revêtement révélaient le gris caractéristique de l'étain de mauvaise qualité. Tout comme le pinchbeck (NdT un alliage métallique) et les faux joyaux que les nobles appréciaient autrefois lorsqu'ils partaient en voyage, cet étrange support pour toilette et perruque n'était rien de plus qu'une breloque tape-à-l'œil conçue pour être dérobée par les bandits de grands chemins ou les monstres stupides.

Malgré cela, elle était utile. Le plateau de la demoiselle servait à Norret de support ignifugé pour sa lanterne alors que le miroir faisait fonction de réflecteur d'excellente qualité pour fournir à la fois plus de lumière et de chaleur, car la Nuit du Pal était aussi sombre et froide que le cœur de Zon-Kuthon.

Il y avait un autre objet, bien plus précieux que la demoiselle mais encore moins facilement monnayable dans le Galt actuel : le grand lit où Norret s'était faufilé entre les duvets usés et le matelas de plumes dépareillé. Ses décorations, gravées dans du très coûteux bois de rose qadirite, représentaient une légende orientale peu connue concernant des courtisans et des concubines fumant la pipe et chassant un dragon d'or à travers des champs de coquelicots avant d'arriver enfin à un palais conçu sur le thème des coquelicots où ils fumaient d'autres pipes pendant que le bon dragon leur faisait profiter de sa sagesse. L'expérience de Norret en matière de dragons s'était heureusement limité au système draconique alchimique que le Maître des poudres Davin appréciait tant. Ce système se basait sur les cruels dragons chromatiques, mais seulement de manière métaphorique et symbolique, et principalement sur quatre d'entre eux, le vert, le rouge, le bleu et le noir, qui correspondaient aux quatre éléments, aux quatre humeurs et aux quatre saisons. Le blanc était réservé pour la quintessence. Les dragons métalliques étaient plus mystérieux et, même si Norret suspectait que les gravures du lit représentaient une métaphore alchimique provenant du Tian Xia, il aurait tout aussi bien pu s'agir d'un récit historique concernant le grand dragon d'or Mengkare et la fondation de la nation légendaire d'Herméa.

Quoi qu'il en soit, c'était aussi l'endroit où Rhodel avait mené son commerce pendant les quarante dernières années. Norret avait bien sûr fouillé le matelas à la recherche d'éventuels d'objets de valeur ; il avait trouvé une petite cache d'argent et une grande cache d'habits mais, après avoir bu la décoction de graines de fougères de Cédrine, son attention s'était portée sur les gravures. Une des pipes portées par les courtisans pouvait être enfoncée comme un bouton. Un des pieds liés des concubines pouvait être tourné comme une poignée de porte. Et, une fois que Norret eût déplacé ces deux objets, son intuition le poussa à s'intéresser au disque solaire placé à l'extrémité de la queue du dragon.

Comme une boîte à énigme gnome, le compartiment caché dans la tête du lit s'ouvrit en glissant et révéla son trésor : un livre.

On dirait bien que Rhodel avait raison depuis le début.

Ce n'était pas le recueil de formules alchimiques de la duchesse Dévore comme il l'avait espéré, ni même celui de son défunt mari, mais il s'agissait de quelque chose qui était resté caché depuis la Révolution, un dernier cadeau de la part de la vieille Rhodel.

Norret ouvrit à nouveau le compartiment secret en cette nuit, la plus froide et la plus sombre de toutes, et prit le livre pour en relire le titre : Le mariage alchimique : un masque allégorique (NdT masque au sens de spectacle baroque). Et, sous cela, en grandes lettres calligraphiées : par Darl Jubannich.

Le poète et co-instigateur de la Révolution avait même apposé sur le manuscrit sa signature, plus grande et plus vaniteuse encore que les lettres calligraphiées. Il avait aussi ajouté une dédicace : Pour Rhodel, notre petite Pouliche.

Norret l'avait lu du début à la fin. C'était un masque comme on n'en voyait plus au Galt, une forme de spectacle bien aimée de Shélyn, un grand florilège d'art et de science, d'artifice et d'architecture, avec beaucoup d'intelligence. C'était aussi un objet de contrebande qui pouvait envoyer n'importe qui à la guillotine car, au lieu des dragons chromatiques appréciés du Maître des Poudres Davin, des arbres à oiseaux poétiques de l'alchimie katapéshite, de la montagne des philosophes et de toute autre métaphore exotique utilisée par les alchimistes du Tian Xia, le manuscrit évoquait la quête du philosophe et le grand œuvre alchimique en utilisant la pire des métaphores possibles dans le Galt d'après la Révolution : un mariage royal.

L'histoire du masque était relativement simple. La plus jeune des filles du Roi de la Lune (un symbole pour l'argent et la féminité, incarné par Anaïs Péperelle née Dévore) devait épouser le Jeune Doré, le fils du Souverain Doré, du Roi Soleil (représentant à la fois l'or et la masculinité et incarné par le vieux duc Arjan Dévore utilisant un chapeau magique pour le rendre plus crédible dans son rôle). Divers ambassadeurs et émissaires des planètes et des éléments arrivaient, les bras chargés de cadeaux nuptiaux dotés d'une signification alchimique, chacun plus fantastique et précieux que les autres, jusqu'à ce qu'enfin, la Vierge d'Argent et le Jeune Doré échangent leurs cadeaux de fiançailles, le Carbuncle et la Crapaudine, les célèbres parures de rubis et de diamant de la maison Dévore, le Carbuncle refaisant surface dans la dote d'Anaïs car les Péperelles ne faisaient pas partie de la vieille noblesse mais étaient une famille de riches marchands d'épices qui étaient parvenus à obtenir le joyau au Taldor et l'utilisaient comme colle universelle pour cimenter un mariage splendide pour leur brillante et jeune fille.

Alors qu'on atteignait déjà des sommets dans la valeur des trésors présentés, le Souverain Doré révélait son propre cadeau pour l'heureux couple : la pierre du philosophe, le joyau dans la couronne de l'art des rois et la substance qui pouvait non seulement transmuter le plomb en or et ressusciter les morts mais aussi rajeunir les plus âgés.

À ce moment-là, le Jeune Doré enlevait son déguisement et révélait que lui et le Souverain Doré ne faisait qu'un avant de confesser que la pierre du philosophe était brisée et inutile sans l'aide de la Vierge d'Argent.

C'était là que la métaphore alchimique commençait à s'entrecroiser avec les faits alchimiques car, aussi étonnant que l'artéfact légendaire fût, il partageait le défaut du moindre des extraits de l'art alchimique : une fois exposé à l'air, le mercure philosophique en son centre se ternissait et perdait rapidement ses propriétés. C'est ce qui s'était produit avec la pierre brisée du Souverain Doré.

Cependant, inutile n'est pas synonyme de sans valeur, et un artéfact ne se détruit pas si facilement que ça. Tout comme la patine pouvait être retransformée en argent si on la baignait dans de la carbonate de soude avec une feuille de métal inférieur (la réaction alchimique permettant d'enlever le souffre de l'argent), le duc Arjan Dévore espérait qu'avec l'aide de sa brillante et jeune fiancée et la brillance purificatrice de la pierre de la grenouille et du joyau de la licorne, ils pourraient découvrir un procédé pour séparer le mercure philosophique du souffre philosophique et ainsi recréer les élixirs blancs et rouges, les avant-dernières étapes du Grand Œuvre.

À ce moment, la théorie alchimique cédait la place aux métaphores poétiques et aux conventions théâtrales. La Reine Blanche et le Roi Rouge se mélangeaient en chantant un duo tout particulièrement passionné puis se fondaient ensemble pour former l'Hermaphrodite Divin et donner naissance à leur enfant magique, l'Héritier Doré. Dans le final du masque, tous les invités du mariage revenaient pour escalader la montagne des alchimistes afin d'assister au baptême, de chanter les louanges de l'héritier qui ne faisait qu'un avec la pierre philosophale et de glorifier les fiers parents, le Roi et la Reine, qui non seulement étaient à nouveau séparés mais avaient aussi reçu le don de l'éternelle jeunesse en récompense de la complétion de la quête de l'alchimiste, et même les oiseaux de l'arbre des connaissances joignaient leurs voix à la chanson.

C'était la théorie, du moins. En réalité, le duc Arjan était mort de vieil âge et sa fiancée avait dû fuir une révolution.

Bien sûr, rares sont les vies qui se déroulent comme prévu. Norret feuilleta le livre jusqu'à l'endroit où Aballon, le Cheval, la plus rapide des planètes et le symbole du mercure, envoyait la plus jeune pouliche de son troupeau à la fois en tant que porte-parole et cadeau de mariage et lui demandait d'agir en tant que page et messager au sein de la demeure de l'heureux couple. Au lieu d'être joué par l'enfant d'une noble ou d'un ami puissant, ce rôle avait été donné à la fille du responsable des écuries du duc, une enfant particulièrement belle avec des cheveux tressés et décorés de rubans, un sourire joyeux sur le visage, un cheval de bois dans une main et la tête pleine de rêve de devenir un jour un grand barde ou un grand amuseur public.

Norret avait du observer pratiquement une minute entière l'illustration peinte à la main pour se rendre compte qu'il regardait Rhodel dix ans avant la Révolution. Dix ans avant qu'elle ne couche avec les révolutionnaires qui étaient venues chercher son ancienne maîtresse et avec tous les soldats depuis lors, s'engageant dans une carrière d'amuseur public différente de celle qu'elle avait imaginée initialement pour parvenir à sauver son cou, à défaut de sa dignité.

Norret referma le livre. Rhodel avait retrouvé sa dignité à la fin. On pouvait dire ce qu'on voulait au sujet de la vieille prostituée, mais malgré sa folie, son alcoolisme, sa maladie et son désespoir, elle n'avait pas choisi un destin de couard. Elle avait fait face à la Dame des Tombeaux la tête bien haute.

Cela dit, les crédits et les remerciements du masque de Darl Jubannich en disaient plus encore. Auparavant, tout ce que Norret avait su au sujet de la conception de l'Hôtel de la Liberté était que le duc Arjan Dévore avait ruiné le village en créant de splendides annexes pour agrandir son ancien manoir et qu'il l'avait redécoré pour faire plaisir à sa jeune et vaine fiancée. Le texte du masque ne contestait pas cela mais expliquait que le château tout entier n'était pas seulement construit comme une immense horloge à eau tirant son énergie de la vapeur et dont les bains et les fontaines formaient le mécanisme, mais qu'il s'agissait aussi d'une allégorie alchimique à grande échelle, où chacune des pièces symbolisaient une étape différente du grand œuvre, comme des récipients reliés entre eux dans un laboratoire alchimique.

Tintinetto, le célèbre artiste halfelin, avait peint des fresques. Un magicien avait ensuite enchanté les bouches des personnages en créant ce qu'il appelait des "œufs philosophiques" (un jeu de mot avec le véritable œuf des philosophes, un récipient ovale en verre) pour qu'elles parlent lorsque certaines actions étaient accomplies ou que certains mots étaient prononcés, mais il incombait aux invités du mariage de deviner la manière de les déclencher et il y aurait des prix pour celui qui en découvrirait le plus !

Ce jeu amusant expliquait pourquoi le château était désormais hanté par des murmures indistincts car, lorsque la Révolution atteignit Dabril, la prêtresse de Shélyn, redoutant le mécontentement de sa déesse si elle autorisait la destruction d'œuvres d'art sans prix et craignant encore plus de mécontenter le Conseil Rouge si elle ne le faisait pas, pensa à une solution divine. Plus précisément, une solution d'hydroxyde de calcium et d'eau communément appelée de la chaux éteinte.

Bien sûr, Norret avait lui aussi sa propre solution : du vinaigre de champagne concentré mélangé avec les dernières gouttes de son solvent universel. Il sortit du lit et remit ses habits, qui étaient pratiquement secs. L'Hôtel de la Liberté avait été abandonné par tous ses résidents sauf lui et, s'il voulait entendre ce que les fresques murmuraient sous la chaux éteinte, la Nuit du Pal était le moment le plus sûr pour agir, aussi ironique que cela semblât.

Norret déplaça le miroir de la demoiselle à atourer pour que sa lanterne illumine le mur blanc du boudoir puis il prit l'un des atomiseurs de parfum de la duchesse (qui avait, d'une manière ou d'une autre, survécu toutes ces années). Il pressa le bulbe.

La chaux éteinte siffla et s'effaça en formant des bulles, révélant une Anaïs en habits de fiancée royale se tenant en face d'un jeune homme au port altier. Dans sa main droite, elle portait une corne d'ivoire mais elle l'utilisait comme un fleuret, transperçant le jeune à l'arrière de sa main gauche. Le sang du jeune homme s'accumulait pour former comme un joyau sur son gant blanc. Pour être juste, il avait déjà défait les attaches de l'avant de la robe de la femme mais, plutôt que d'agripper un morceau de chair comme n'importe quel fiancé normal, il tenait plutôt en main une grande grenouille qu'il avait approché de sa poitrine. Du lait, ou peut-être du poison, s'échappait de la grenouille qu'on allaitait et venait éclabousser le dos du gant vert que la fiancée portait sur sa main gauche, formant comme un diamant brillant.

C'était une illustration allégorique de l'échange du Carbuncle et de la Crapaudine mais Norret était certain que la prêtresse de Shélyn ne l'avait pas compris et qu'elle avait considéré l'œuvre comme monstrueuse, peut-être apparentée à Lamashtu, ce qui expliquait qu'elle n'avait eu aucun remords à la recouvrir.

Quelques jets de plus révélèrent un vieux roi montrant du doigt le dos d'un jeune homme et portant sur sa main gauche un gant blanc bordé de poils de licornes et dont le dos était décoré d'un cabochon de rubis (une fois de plus, le Carbuncle visiblement). Norret était certain qu'il contemplait le duc Arjan Dévore.

Norret prit l'atomiseur de parfum et le reposa sur le plateau de la demoiselle. Le personnage parla :

J'ai l'air vieux et lui, peu âgé,
Mais nous ne faisons qu'un, en vérité.

Un gentil rappel de la part d'un vieux duc à sa jeune fiancée mais, après avoir lu le masque, Norret savait que le message avant une signification bien plus importante.

Norret consigna la rime et la manière de la déclencher dans son recueil de formules puis il prit l'atomiseur et attacha sa lanterne à une boucle de sa ceinture. Un soldat se sentait nu sans toutes ces attaques ; un alchimiste, encore plus nu ; et un alchimiste handicapé, triplement nu.

Il ouvrit la porte de sa chambre et jeta un coup d'œil dehors. Le hall était désert à l'exception d'une lumière magique qui dansait paresseusement au rythme de la mélodie de ménestrels fantômes. Jusqu'ici, la Nuit du Pal n'avait pas été très terrifiante. Même si un globe de feu magique bleu pouvait en effrayer certains, Norret avait lu le masque de Jubannich et savait donc qu'un illusionniste oublié depuis longtemps avant placé des lumières dansantes dans la galerie, des lumières qui auraient été moins effrayantes s'il s'était agi de véritables danseuses. De temps en temps, l'une d'elles s'éloignait et s'engageait dans un corridor, sans doute pour illuminer des portraits qui ne s'y trouvaient plus.

Cependant, Norret n'avait qu'une quantité limitée de solution. Il valait donc mieux commencer par les salles les plus prometteuses. Étant donné qu'il avait des difficultés pour marcher, il décida de suivre le conseil du Maître des Poudres Davin : Commence par le bas.

Norret évita les divers celliers à vin pour le moment, car ils étaient jonchés de bouteilles brisées et de tonneaux détruits, les nobles millésimes qu'ils contenaient ayant été bus longtemps avant par des révolutionnaires festifs. La salle des pompes , il la garderait pour la fin. Bien vite, les niches de la crypte de la famille Dévore s'ouvraient devant lui comme des orbites vides dans un crâne édenté. On en avait extrait les cercueils il y a bien longtemps, pour construire des bûchers, et même les pièces placées sur les yeux des défunts se trouvaient désormais sans doute dans les poches d'un soldat ou la bourse d'une prostituée.

Il se tourna vers le mur recouvert de chaux qui était situé en face des sépultures brisées et, alors que les notes de l'armonica fantomatique lui provenaient depuis les escaliers, il appliqua sa solution et observa les lignes de charbon et les goutes de sang qui apparaissaient. Le barde qui avait placé l'enchantement des ménestrels fantômes sur le château les avait programmé pour jouer des morceaux différents à des moments différents afin d'éviter qu'ils ne deviennent fatigants, mais Norret était déjà bien fatigué d'entendre la Litranaise, dont il connaissait les paroles par cœur : O gardes royaux qui patrouillez / Pour chacun de vos crimes, payerez. / Nous, les engoulevents, nous emparerons de vos âmes déchues. / Nous sommes les Jardiniers de Gris vêtus…

Les visages familiers des bourreaux du Galt apparurent sur le mur, les Jardiniers Gris tenant la mystérieuse rose rouge et blanche de la duchesse près de leurs lèvres dans des mains squelettiques, comme des anges silencieux ou des fantômes encapuchonnés. Bien sûr, en ayant lu le livret du masque, Norret savait que l'illustration des Jardiniers correspondait en fait aux ombres glaciales, des personnages allégoriques de la putréfaction, venus chercher la rose du mystère, un autre symbole pour le grand œuvre imaginé par un druide à l'esprit littéral : Nous venons flétrir la rose naissante / Nous, les ombres glaciales, les sinistres fées / Nous les corneilles, les colombes en deuil / Nous sommes les jardiniers en gris…

Les colombes et les corneilles étaient des symboles alchimiques courants, dont la couleur des plumes correspondaient aux teintes qu'on voyait au sein de l'œuf philosophique, mais les engoulevents étaient de petits oiseaux tachetés de brun qui dérobaient les âmes et étaient fort appréciés des nécromanciens qui aimaient les jolis familiers, et dont la couleur du plumage indiquerait plutôt à l'alchimiste que son expérience était ratée.

Quand Norret avait interrogé les résidents de l'Hôtel de la Liberté pour connaître les bouts de phrases qu'ils avaient entendu prononcer les fantômes des murs ou les actions qui pouvaient déranger les esprits, Flauric l'avait mis en garde de ne jamais boire dans la crypte car cela amenait inévitablement les murmures horribles et réprobateurs des fantômes des vieilles filles opposées à l'alcool !

Norret était un soldat, cependant, et savait que les libations pour les morts étaient une forme de sacrifice ancien. Il déboucha une bouteille de clairet qu'il avait réquisitionné au Coquelet transpercé et racheta ses pêchés envers le Dieu par Hasard en en versant tout d'abord sur le sol.

Les ombres murmurèrent en chœur :

Devinez qui participe à la danse de la mort,
Percez les secrets de notre demeure.

Norret consigna la rime dans son recueil de formules, réfléchit un instant, puis referma la bouteille et remonta les escaliers.

La grande salle de bal s'élevait sur trois étages et demi, avec deux balcons. Deux chandeliers dorés au mercure y pendaient encore alors que le troisième s'était effondré et avait traversé le parquet. Tous avaient été dégarnis de leurs flambeaux ensorcelés et de la plupart de leurs cristaux, mais Norret avait encore sa lanterne. Il y avait également des lumières magiques au balcon le plus élevé ; elles dansaient au rythme d'une gavotte entraînante. Il se laissa aller à un sourire en reconnaissant la mélodie : "Le phœnix en cage", l'aria chanté par Pharadae, l'ambassadeur des salamandres, lorsqu'elle présente son cadeau nuptial.

Norret n'était pas un phœnix mais il n'allait pas non plus grimper deux étages d'escaliers avec une béquille alors que la cage du phœnix se trouvait toujours là, ses barres dorées au mercure toujours positionnées pour former un nid de flammes et de feuilles de palmiers osiriens. Et, en plus, il en avait réparé le mécanisme.

La porte de l'ascenseur se referma bruyamment et les câbles et les contre-poids se mirent en mouvement, le tout alimenté par l'ancienne technologie hydraulique qu'on surnommait parfois la vis azlante. Norret s'éleva ; il ne se sentait pas vraiment l'âme d'un phœnix se relevant de ses cendres mais plutôt celle d'un alchimiste handicapé sur le point de faire une découverte cruciale.

Une passerelle surmontait la salle en face du mur le plus grand et le plus blanc du château (et sans doute de la décoration murale la plus imposante), mais ce qui intéressait Norret à ce moment-là était les lumières dansantes. Elles se déplaçaient comme des lanternes portées par des fantômes faisant des cabrioles, formant et déformant des figures, multipliées en une constellation de lueurs par les miroirs.

Norret ferma le rabat de sa propre lanterne pour pouvoir les observer plus facilement. Heureusement, il était assez grand et pouvait les regarder d'en haut et observer les formes qu'elles traçaient dans les ténèbres se répéter à l'infini dans les miroirs placés selon des angles particuliers qui donnaient l'impression d'ossements se déplaçant en spirales. Les formes ne correspondaient pas seulement à une chorégraphie mais bien à des figures mathématiques, des combinaisons formées à l'endroit et à l'envers.

Les roues des valves de la salle aux pompes formaient une figure similaire et Norret réalisa que, tout comme les danses des lumières se produisaient selon une séquence donnée, il était également possible de tourner les valves dans le même ordre.

Une lumière posait problème cependant, une qui se déplaçait à travers les constellations comme une étoile en promenade ou qui se dandinait sur les côtés comme si elle faisait tapisserie lors d'un bal. Norret la regarda longuement dans les ténèbres, réfléchissant à sa signification, avant d'enfin parler à haute voix. "Mais que fais-tu ici ?"

"Je pourrais te poser la même question," dit la lumière. C'était une voix inhumaine, comme la voix de l'armonica, une voix au ton trop pur, trop clair, trop froid. "Pourquoi n'y a-t-il aucune peur ?"

Norret la reconnut. Un feu follet, une de ces lumières mortelles qui suivaient les armées et se nourrissaient de la terreur des soldats mourants.

"Tous ceux que j'aime sont mort. Je n'ai pas le temps d'avoir peur."

"Comme c'est tragique," répondit la chandelle mortelle avant de disparaître dans les ténèbres. "Maintenant peut-être ? Je peux te voir, mais tu ne me vois pas…"

Être aveugle d'un œil a des bons côtés. Malgré le fait qu'il soit également à moitié sourd, Norret avait appris à utiliser son audition pour compenser, et il pouvait sentir vaguement où la voix s'était déplacée, près d'un des chandeliers morts. Il porta la main à sa ceinture, pris un petite tube de métal ressemblant à un sifflet d'enfant. Il le porta à ses lèvres et souffla mais, plutôt qu'un son, c'est une poussière étincelante qui en sortit.

La préparation de mica réduit en poudre, de phosphore luminescent et d'ailes de mites écrasées étincelait tout en retombant.

Le feu follet réapparut, désormais avec une lueur fantomatique entre le vert et le blanc plutôt que le bleu des autres lumières. Les cristaux qui étaient encore attachés au chandelier répercutèrent l'illumination en étincelant et une légère odeur d'ail remplir l'air, une des propriétés étranges du phosphore.

La chandelle mortelle hurla, un cri inhumain comme si on avait touché tous les bols de cristal d'un armonica en même temps, puis elle s'élança vers Norret.

Norret leva une main comme pour l'arrêter, sa mauvaise main, celle qui tenait encore l'atomiseur de parfum de la duchesse. Un trait de pure énergie voltaïque s'élança depuis le feu follet, mais le verre était un isolant qui protégeait de toutes les énergies galvaniques. Malheureusement, ce n'était pas le cas du cuivre et de l'argent, et les décorations conduisirent l'énergie vers l'intérieur, vers la bouteille où il transforma le mélange d'acides en vapeurs.

L'atomiseur s'atomisa.

Norret ressentit plus la pression que de la douleur lorsque l'explosion envoya des éclats de verre à travers son gant, dans sa main, et le projeta contre la rambarde. L'odeur d'ail produite par le phosphore fut remplacée par celle du vinaigre, une odeur brûlante et caustique qui irritait les yeux. On disait que le vinaigre était le signe du mécontentement de Cayden Cailéan, mais le Dieu des Accidents et de la Bière devait sans doute envoyer des messages opposés en même temps, ou alors il était mécontent de tout le monde, car la force explosive du gaz acide avait également repoussé le feu follet vers la cabine de l'ascenseur.

Norret retint sa respiration. Si le feu follet voulait de la terreur, il avait mal choisi son plan d'action, car il était un soldat et, au-delà de la panique, on trouvait le calme de la bataille. Il observa les angles, le placement, la direction des rambardes et des chandeliers, puis lança une bombe avec une mèche courte.

La grenade à concussion explosa, bruyante et assourdissante, mais cette fois-ci, Norret s'y était préparé. Il saisit la rambarde dorée au mercure à deux mains. L'airain était bien résistant en-dessous de l'or et lui permet de se maintenir en place lorsque le souffle emporta son chapeau et sa béquille. Comme les images d'un zootrope, les cristaux explosèrent au ralenti et il vit (plutôt qu'il n'entendit) la porte dorée et brillante de l'ascenseur se refermer et le loquet se mettre en place.

De toutes ses forces, il lança une sacoche immobilisante directement vers le loquet. Il tomba sur la coursive et prit quelques respirations profondes, avalant goulûment l'air hivernal et sain qui avait remplacé le vinaigre et le solvant transformés en vapeurs.

Un trait d'énergie électrique s'élança depuis le feu follet mais il bondit de barres en barres à l'intérieur de la cage en produisant une lumière brillante blanche et bleue. La créature lança à nouveau un éclair et, une fois de plus, les barres le retinrent. Puis une fois encore.

Cela intriguait Norret. Une propriété alchimique de la dorure au mercure ? Une abjuration élémentaire placée sur la cage du phœenix ? Une intervention divine ?

Cela n'avait pas d'importance. La colle de la sacoche immobilisante fumait. Norret se releva en s'appuyant sur la rambarde et s'en servit pour avancer.

"Tu veux de la peur ?" Il retira une fiole de sa ceinture. "En voici !"

Norret la lança par-dessus la rambarde ; sa visée était précise. La fiole explosa et le mélange de foie d'oie et d'anguille recouvrit les câbles et graissa les engrenages. Une seconde plus tard, ils se mirent à glisser et l'ascenseur s'effondra vers le sol, emportant le feu follet à l'intérieur.

Une chute ne suffit pas pour tuer le monstre, mais cinq chutes, oui. Norret descendit les escaliers en claudiquant et récupéra sa béquille puis il manipula le mécanisme et fit s'abattre la cage de Pharadae jusqu'à ce qu'enfin une substance lumineuse, ressemblant à celle que les magiciens utilisent pour écrire des lettres secrètes, s'écoule entre les barres dorées.

À la mort du feu follet, une dernière étincelle de galvanisme se glissa sur les câbles et sautilla d'un à l'autre, un phénomène connu sous le nom d'échelle de Sarenrae. À cause de cela, ou du lubrifiant alchimique, un autre mécanisme s'activa.

Norret entendit un son magnifique provenant de dehors, comme le chant d'une sirène (ce qui n'était pas étonnant vu que c'était exactement ce qu'on trouvait dans la fontaine aux dauphins). Juchée sur un autre dauphin sanguinaire recouvert de vert-de-gris, se trouvait l'effigie luisante et dorée au mercure de la sirène des philosophes, un diadème étoilé sur son front, du lait ou peut-être du café s'écoulant de ses seins.

La fontaine n'avait pas encore été nettoyée depuis le Jour de Tous les Rois.

Dès que Norret s'en approcha, la statue interrompit son chant sans parole pour prononcer la rime suivante.

Si tu veux résoudre mon mystère,
C'est auprès de la vierge d'argent que la clef se terre.

Norret savait exactement de quelle vierge elle parlait.