Traduction du premier chapitre : "http://paizo.com/pathfinder/tales/serial/v5748dyo5lbk0" de la nouvelle "Le Seigneur Pénitent" de Richard Lee Byers. Illustration de Colby Stevenson.

Séfu étudia la fille élancée qui traînait des pieds, revêtue d'une robe noire cachant ses formes et, lorsqu'il fut certain de lui, il fit une grimace.

"C'est pas Leyli ?" demanda Olhas, ses cheveux bruns collés contre son long crâne étroit. Se méfiant de la déshydratation qui pouvait entraîner de sévères handicaps et même la mort pour ceux de sa race, l'aquatique (ou homme-poisson) élancé s'était arrêté quelques instants plus tôt près d'une fontaine pour y plonger sa tête et ses mains.

"Si," répondit Séfu. Elle avait horriblement changée, elle, sa sœur, qui était autrefois un petit diablotin souriant et espiègle, mais c'était bien elle, oui. "Peut-être devrais-je lui parler moi-même ?"

"J'aimerais bien que tu le fasses," dit Olhas, alors que les fentes caoutchouteuses situées sur les côtés de son cou se dilataient et se contractaient. "Il n'y a rien de plus ennuyant que les problèmes de famille des autres personnes." Toutefois, cela ne l'avait pas empêché d'insister pou accompagner son ami pour cette occasion en particulier.

Esquivant des wagons tirés par des chameaux et un gros homme qui avançait par bonds sur le dos d'un bec-de-hache, Séfu traversa l'avenue des Espoirs, qui avait été ainsi baptisée en l'honneur de ceux qui pensaient bientôt devenir des dieux et qui prêchaient, réalisaient des miracles douteux et, de manière générale, causaient des troubles le long de cette artère souvent empruntée. Pendant ce temps, Leyli prenait position en face d'une échoppe du marché offrant des médaillons religieux aux fidèles de toutes confessions, allant des gens qui vénéraient la Fleur de l'Aube jusqu'à ceux qui se prosternaient devant le Prince des Ténèbres. Alors que son frère se rapprochait, elle tendit son bol vers les passants et se mit à chanter d'une voix monotone pour recueillir l'aumone.

Le simple fait de la voir de loin avait causé de la douleur à Séfu. De tout près, c'était encore pire. Les cheveux couleur de corbeau qu'elle passait autrefois des heures sans fin à colorer et à faire boucler étaient maintenant tout droits et graisseux. Sur une de ses joues renfoncées, elle portait les traces jaunâtres d'un coup ; de plus, elle avait l'odeur non seulement de la transpiration mais aussi de l'infection. Et le pire de tout, c'était ses yeux, dénués de vie. Pendant un moment, il se demanda si elle allait même le reconnaître.

Puis elle soupira. "Séfu."

"Oui," dit-il. "Tout ceci…" Il désigna le bol de mendiant de la main, le tissu sale qui l'enserrait et qui lui servait de robe, et tout le reste. "Je ne comprends pas. Que fais-tu ?"

"Mère ne te l'a pas dit ?"

C'était au moins un peu encourageant de voir qu'elle se rendait compte que leur mère devait lui avoir écrit et l'avoir imploré de revenir à la maison à Absalom. Cela signifiait que, malgré son apparence vide, comme creuse, son esprit continuait de fonctionner.

"Elle a dit que tu vénérais encore un des charla— Je veux dire, un des types qui prétendent qu'ils sont prêts, qu'il vont passer le test de la Pierre-Étoile et devenir des dieux."

"Oui," dit-elle. "Domitian, le dieu pénitent."

"Eh bien, en ce qui me concerne, tu peux vénérer qui tu veux. Mais tu n'es pas obligé de le faire ainsi. Reviens à la maison. Mère a besoin de ton aide à la boulangerie."

"Non, elle n'a pas besoin de moi, et oui, je dois agir ainsi. Tous les fidèles du maître vivent dans le temple. C'est le seul moyen pour nous d'entreprendre les rituels de contrition."

"Contrition ? Qu'as-tu à te faire pardonner ?"

Elle lui lança un regard appuyé. "Ne m'oblige pas à le dire."

"Tu vas devoir le faire si tu veux que je comprenne ce dont tu parles."

Elle fit la grimace. "D'accord, alors. Les morts de mon mari et de mon enfant non né."

Il eut la même impression que si quelqu'un lui avait donné un coup de poing dans l'estomac. "Leyli ! Dis-moi que tu ne crois pas cela. Comment est-ce que l'une ou l'autre de ces morts pourrait être de ta faute ?"

"J'ai désiré trop. J'ai eu des pensées méchantes. J'ai eu envie d'autres hommes."

"Et tu penses que les dieux t'ont punie pour ça en faisant tomber Mélaku de l'échafaudage et en déclenchant une fausse couche ? Si le monde fonctionnait de la sorte, il n'y aurait plus personne de vivant." Il plaça une main sur son épaule. "Tu n'as pas les idées claires, et ce n'est pas étonnant après tout ce que tu as enduré. Reviens à la maison pour un jour ou deux."

"Hey," grogna quelqu'un.

Séfu se retourna. Trois demi-orques tatoués avec la forte carrure, la peau verte et les canines inférieures bien visibles propres à leur race le regardaient d'un air méchant. Concentré sur Leily, il ne les avait pas vu s'approcher. Contrairement à elle, ils portaient des habits décents, mais leur couleur sombre suggérait que, eux aussi, obéissaient à Domitian.

Si Domitian est vraiment sur le point de devenir un dieu, pourquoi a-t-il besoin d'hommes de main demi-orques ?

Tout en tentant de rendre son geste naturel, Séfu repoussa vers l'arrière la courte cape vert-bouteille de son uniforme de Chevaucheur des Vagues et, ce faisant, dévoila la broche en forme d'épée en bronze qui était attachée en-dessous. Il l'avait gagnée en combattant dans l'arène alors qu'il était encore un adolescent insouciant et, selon sa propre estimation, c'était une chose plutôt triviale par comparaison aux honneurs qu'il avait gagnés depuis qu'il servait dans la cavalerie maritime d'Absalom. Mais, pour les voyous qui vivaient dans les basses rues de la ville, cela pouvait avoir une signification beaucoup plus grande.

Cela ne suffit pas pour faire taire les demi-orques cependant. Ils se comportaient encore comme s'ils étaient les plus intimidants. "Tu l'empêches de travailler," dit l'un deux, qui avait des yeux cramoisis. "Mets une pièce dans son bol et continue ton chemin."

"Ou, si tu la veux," dit un second, dont le nez cassé ressemblait à la truffe d'un porc, "on peut parler affaire."

La mère de Séfu ne lui avait pas dit que Domitian avait transformé Leily en une arpenteuse de rues en plus d'une mendiante, probablement parce qu'elle ne le savait pas. Il prit une profonde respiration et expira lentement. "Je suis le frère de Leily," dit-il.

"C'est pas grave," dit le plus petit des trois, celui qui ressemblait le plus à un humain. "On ne te juge pas." Ses compagnons éclatèrent de rire.

Séfu supposait que ce serait une erreur de commencer un combat mais, malgré tout, il se sentait sur le point de charger les demi-orques.

Derrière lui, la plaisante voix de baryton d'Olhas dit, "Visiblement, il y a quelque chose de marrant. Et si vous me racontiez la blague en question ?" Il agrippa l'épaule de Séfu, lui demandant (sans prononcer un mot) de rester calme.

"La blague ? C'est toi qui vas être la blague," dit Yeux-Rouges. "Toi et ton pote, si tu ne prends pas tes jambes à ton cou."

"C'est possible," dit l'aquatique, faisant un pas en avant pour se placer aux côtés de Séfu. "Je peux faire quelques trucs marrants. Laissez-moi vous montrer."

Il murmura trois mots qui rimaient et fit lentement un mouvement horizontal avec sa main. Le bout de ses doigts laissa une trace de vapeur grise qui formait des volutes dans les airs.

Espérant que cette petite démonstration de magie avait calmé les ardeurs des demi-orques, Séfut dit, "Nous partons. Mais Leyli vient avec nous." Sans quitter les voyous des yeux, il tendit la main vers elle.

Mais elle ne lui prit pas la main. Et l'avorton demi-orque, qui était malgré tout aussi grand qu'Olhas et aussi large d'épaules que Séfu, dit "Je vais encore le dire gentiment, mais c'est la dernière fois. Allez-vous en. Sinon…" Il se pencha et retira un bout de frêne de sa botte, un bout de lance découpé peut-être. Ses compagnons apprêtèrent leurs propres gourdins.

On pouvait tuer avec une trique, et Séfu aurait été dans son droit s'il avait sorti son épée large. Mais ceux qui avaient interrompu leurs occupations pour observer la confrontation auraient pu penser qu'il y avait une grande différence entre le morceau de bois émoussé d'un civil et l'acier acéré d'un soldat.

"Pensez à ce que vous faites," dit-il aux demi-orques. "Il y a des gens qui regardent."

"Qu'ils aillent en enfer," dit l'avorton, puis lui et ses camarades chargèrent. Ceux qui regardaient s'éloignèrent en courant pour éviter l'explosion de violence.

Séfu fit un pas de côté et envoya son poing dans les reins de Yeux-Rouges. Le demi-orque grogna, s'arrêta et se retourna. Pendant ce temps, Séfu avait eu le temps de voir les deux autres voyous s'écarter pour prendre Olhas en tenaille ; Olhas non plus n'avait pas tiré sa lame au clair. Il ne semblait pas y avoir de scintillements étranges, ni de volutes d'ombres ni d'autres signes avant-coureurs de magie autour de l'aquatique, mais Séfu espérait que son ami était parvenu à lancer un sort de protection malgré tout.

Puis Yeux-Rouges revint vers lui.

Le demi-orque s'avançait avec plus de prudence cette fois-ci, feintant avec son gourdin (qui pouvait passer pour une masse avec un bout de fer sur une des extrémités), tentant d'inciter son adversaire à réagir pour apprendre comment il avait tendance à se défendre. Ce constat ne plut pas à Séfu. C'était déjà malheureux que le cultiste possédait une arme, une allonge plus importante et, apparemment, une force supérieure. C'était encore pire si la brute savait comment les utiliser tous les trois.

Yeux-Rouges souleva son gourdin, comme pour frapper la tête de Séfu. Celui-ci leva ses mains comme pour se protéger. Le demi-orque réalisa la même action menaçante quelques moments plus tard, puis il ramena le gourdin vers le bas pour frapper son ennemi au niveau des côtes.

Et si Séfu avait réagi comme il l'avait fait la première fois, en cessant de protéger la partie inférieure de son corps, cette botte aurait pu fonctionner. Au lieu de cela, comme il avait deviné ce que Yeux-Rouges avait l'intention de faire, il plongea en avant : le bras du demi-orque vint frapper contre son flanc mais son gourdin ne rencontra que de l'air.

Il envoya son poing vers la gorge de Yeux-Rouges. Le demi-orque tressaillit et le coup l'atteignit plutôt à la mâchoire. Séfu ressentit une douleur vive dans ses doigts, mais le cultiste avait reculé, lui aussi.

Séfu en profita pour jeter un coup d'œil vers Olhas. L'avorton se débattait sur les pavés, tentant, sans succès, de se relever au milieu d'un tapis de graisse grise et luisante. Pendant ce temps, Truffe de Cochon forçait Olhas à reculer. Mais, alors que l'aquatique battait en retraite, ses lèvres bougeaient, récitant un sort certainement. Lorsqu'il eut terminé, il arrêta sa retraite. Surpris, Truffe de Cochon avança jusqu'à sa portée et Olhas lui envoya un coup de poing sur le torse.

L'aquatique n'était pas un très bon boxeur. Cette forme de combat était inutile dans sa demeure sous les flots, où l'eau ralentissait tous les coups. Mais la magie devait avoir compensé son manque de talent car les genoux de Truffe de Cochon se plièrent et il s'effondra.

Yeux-Rouges parvint à retrouver son équilibre. Il rugit et chargea vers Séfu. Son gourdin dessina de larges arcs dans l'air, ce qui exposait son corps à la fin de chaque mouvement. Il sourit, voyant que Séfu reculait. La colère l'avait incité à relâcher sa vigilance. Séfu n'avait plus qu'à choisir son moment.

Un poids frappa son dos et le força presque à s'avancer vers les coups de Yeux-Rouges. Des bras l'enserrèrent, cherchant à maintenir ses bras contre son corps.

Séfu se lança vers l'arrière et vers le bas. Cela lui permet d'éviter une rencontre entre le gourdin et son crâne et de plaquer son nouvel ennemi contre les pavés. Les bras qui l'avaient enserré se relâchèrent. Espérant qu'il pourrait terminer son action avant que le club ne s'abatte sur lui, il se redressa pour s'occuper du cultiste.

"Arrêtez !" hurla quelqu'un. "Au nom de la Chambre !"

La voix de basse parlait sur un ton autoritaire. Tout furieux qu'il était, Yeux-Rouges s'éloigna quand même de Séfu. Quelques mètres plus loin, Olhas et l'Avorton qui avait finalement échappé au tapis de graisse glissante arrêtèrent eux aussi le combat. Tout le monde regarda la demi-douzaine de gardes portant des capes de laine grise car, bien sûr, c'était leur caporal au regard incendiaire, un homme avec une barbe sel-et-poivre soigneusement taillée, qui avait lancé l'ordre de l'arrêt du combat.

Séfu, qui reprenait sa respiration, se releva sur ses pieds. Ses doigts étaient douloureux et il tenta d'éliminer la douleur en les secouant. "Je suis content de vous voir," dit-il au caporal. "Ces bâtards nous ont attaqués mon ami et moi."

"C'est un mensonge !" répondit l'Avorton.

Olhas désigna d'un geste de la main le cercle des spectateurs. "Il y a des témoins qui pourront dire ce qui s'est réellement passé."

Pendant un moment, personne ne sembla vraiment pressé de parler. Puis un garçon qui portait un sac rempli de prières enroulées à vendre, de suppliques déjà écrites, que les illettrés pouvaient poser sur les autels, brûler dans des feux rituels ou lancer dans le gouffre qui entourait la Cathédrale de la Pierre-Étoile, dit "Ce sont les demi-orques qui ont commencé le combat." D'autres personnes murmurèrent leur assentiment.

"Très bien," dit l'Avorton. "J'admets qu'un de nous a peut-être porté le premier coup. Mais seulement pour défendre cette jeune femme. Les Chevaucheurs des Vagues voulaient la kidnapper."

"C'est ridicule," dit Séfu. "Leyli est ma sœur."

"Qui qu'elle soit," dit l'Avorton, "elle est assez vieille pour décider elle-même, et elle ne voulait pas être emmenée ailleurs. Elle a même combattu les Chevaucheurs des Vagues avec mes amis et moi."

Le caporal se tourna vers Leyli qui, comme Truffe de Cochon, se relevait. "Est-ce vrai ?"

Leyli baissa les yeux vers les pavés et déglutit. "En quelque sorte. J'ai dit à Séfu que je ne voulais pas partir, mais il n'a pas voulu écouter. Puis, pendant le combat, j'ai dû aider mes frères pénitents."

"Tes 'frères' qui ont porté le premier coup," dit Olhas. "Tes 'frères' qui ont combattu avec des armes alors que nous étions à mains nues."

"Tu as utilisé de la magie," dit l'Avorton. "C'est beaucoup plus dangereux que quelques bouts de bois."

"Très bien," dit le caporal. "Je ne vais arrêter personne. Cette fois. Mais je veux voir les gens de Domitian partir d'un côté et les gars de la marine de l'autre."

"Vous plaisantez !" Séfu fit un geste de la main dans la direction de Leyli. "Il y a six mois de cela, elle était en bonne santé et heureuse. Normale ! Regardez-la aujourd'hui !"

La Cape-grise haussa les épaules. "Elle dit qu'elle est là où elle veut être."

"Olhas et moi servons Absalom, tout comme vous."

"C'est pour cela que je ne vous ai pas encore arrêtés," dit le caporal. "Maintenant, disparaissez, vous tous."

Les demi-orques arborèrent un large sourire qui fit se serrer les poings de Séfu. Olhas le prit par le bras et le tira à l'écart, au-delà des vendeurs d'encens, d'idoles et d'autres bibelots religieux et d'un futur dieu prouvant sa soi-disant divinité en dévorant du feu et en avalant des épées.

"Bon, tu as essayé," dit l'aquatique après un moment. "Je suppose que tu va avoir besoin de passer un peu de temps avec ta mère avant que nous ne retournions à Escadar ?"

Séfu prit un air renfrogné. "Ce n'est pas terminé."

"Mon ami, je comprends ce que tu ressens, mais la Cape-grise a raison. Leyli a le droit de suivre ce Domitian si elle le veut."

"Elle n'a pas les idées claires ! La peine l'avait déjà amené au bord de la folie, et puis lui ou ses cultistes ont fait quelque chose pour aggraver les choses !"

"Peut-être. Mais quoi qu'il en soit, si elle ne veut pas t'écouter, si elle croit que ces demi-orques puants sont ses vrais frères, que peux-tu y faire ?"

"Je vais aller voir Domitian lui-même."

L'ensorceleur soupira. "Alors, je suppose que ça veut dire que je t'accompagne."