rani avait passé une bonne partie de la nuit à réfléchir à ce qu'il allait répondre à celui qu'il se devait d'appeler son maître une fois le matin venu. Il avait longuement hésité : après tout, il avait une vie plutôt confortable, il jouissait d'une certaine notoriété et il aimait ce qu'il faisait. Cela faisait plusieurs longues années qu'il était au service de son maître et, au fil des voyages, des affrontements et des épreuves de loyauté, il avait acquis l'estime de celui-ci et s'était retrouvé à la tête de ses gardes les plus fidèles. Il avait déjà été récompensé plusieurs fois, par une fête donnée en son honneur, par un objet magique qui complétait ses talents naturels ou par des quartiers plus confortables. En fait, son maître n'avait ignoré aucune de ses actions d'éclat et, chaque fois qu'il remplissait son rôle de protecteur de manière exceptionnelle, il avait été félicité et remercié.

C'était un bon maître, ce qui n'était pas toujours le cas au Katapesh. D'autres traitaient leurs serviteurs et les esclaves comme des objets ou des animaux. Ces autres remarquaient plus souvent les fautes et les erreurs et réagissaient en conséquence, en punissant, en flagellant, voire même parfois en tuant ceux qui leur appartenaient. Mais pas son maître, non. Oh, bien sûr, il pouvait se montrer sévère en cas de mauvais comportement, mais il ne se contentait pas de réagir aux erreurs : il récompensait aussi les bonnes actions. Et ce voyage de Katapesh vers Solku n'avait pas échappé à la règle.

La caravane de son maître avait été attaquée par une troupe de gnolls menée par un chamane de Lamashtu. Les attaquants s'étaient divisés en deux groupes : un premier groupe d'assaut qui avait attaqué les gardes puis battu en retraite pour les éloigner du convoi et un second groupe caché qui était seulement passé à l'attaque dans un second temps, une fois les gardes éloignés. Heureusement, Brani ne s'était pas laissé prendre et il avait ordonné à quelques gardes de rester avec lui près des charriots. C'est ainsi qu'il avait pu intercepter les gnolls du second groupe et sauver la vie de son maître au moment où deux assassins gnolls s'infiltraient dans le charriot qu'il occupait.

Une fois arrivé sain et sauf à Solku, son maître l'avait convoqué. Il lui avait dit « Brani, une fois de plus, tu m'as servi bien mieux que tous les autres. Je t'ai déjà offert de l'or, des objets précieux, et tout ce dont un homme peut rêver. Mais là, je te dois la vie et je saurai me montrer reconnaissant de manière adéquate. Demande-moi ce que tu veux et je te l'accorderai. » Le nain avait été interloqué, et son maître s'en était rendu compte. Il lui avait alors donné jusqu'au lendemain pour réfléchir à la question.

Brani avait passé la journée à se promener dans les rues de Solku. La ville était une véritable place-forte ceinte par des murs crénelés où de nombreux gardes patrouillaient. Tout en marchant dans la ville, il repensait à une information qu'il avait entendue lors d'une des nombreuses réunions où son maître assistait et où il l'avait accompagné en tant que garde du corps. C'était à propos d'une ville plus au nord qui avait été récemment reprise des mains des gnolls, une race pour laquelle Brani n'éprouvait absolument aucun sentiment positif, que du contraire.

Tout en flânant dans les rues de Solku, Brani s'était demandé s'il n'était pas temps de continuer son voyage vers le nord et peut-être aller régler le compte de quelques gnolls aux alentours de Kelmarane. Après tout, son maître lui avait dit qu'il lui accorderait tout ce qu'il voulait… cela devait comprendre la liberté, non ?

Brani tourna la tête vers la petite fenêtre qui donnait dans la chambre d'hôtel que son maître avait louée pour lui. Le soleil se levait. Il était temps de prendre sa décision.

C'était une caravane de belle taille, avec plusieurs marchands et une petite vingtaine de charriots de marchandises. Le conducteur de la caravane avait paru hésitant tout d'abord mais il s'était vite laissé convaincre par les propos de Brani ; ce n'était pas tous les jours qu'il avait l'occasion d'embaucher un garde aussi expérimenté que lui. Jouant le tout pour le tout, le conducteur avait accepté que Brani rejoigne la caravane mais il avait précisé qu'il ne pourrait pas lui offrir plus que de la nourriture et de l'eau. Brani n'en avait cure ; il ne recherchait pas vraiment d'or : il voulait avant tout se rendre à Kelmarane.

Les jours et les déserts de sable se succédaient les uns aux autres. La caravane s'était arrêtée quelques jours près d'un large caravansérail au croisement des axes principaux de Kelmarane avant de reprendre son chemin vers le nord. Un jour, les pics Audacieux qui soulignaient la frontière nord séparant le Katapesh de l'Osirion apparurent à l'horizon. On aurait dit des dents acérées venant mordre les nuages.

Le voyage se poursuivit encore pendant trois journées. Pendant tout le trajet, la caravane n'avait essuyé aucune attaque. Il fallait dire que le simple nombre de charriots et de garde suffisait à éloigner tant les prédateurs bestiaux que les maraudeurs les plus intelligents. Si tout se passait bien, ils devaient arriver à destination le lendemain en fin d'après-midi. Quelques heures avant de s'arrêter pour camper ce soir-là, la caravane avait croisé la route d'un pèlerin solitaire.

L'homme, un prêtre de Sarenrae vu les couleurs des vêtements qu'il portait, leva la main en signe de salut. Conformément à la procédure généralement appliquée dans ces cas-là, la caravane s'arrêta et un garde partit à la rencontre de l'individu. Le garde revint quelques instants plus tard et parla au conducteur. Brani s'avança pour entendre ce qu'il avait à dire. « C'est un prêtre itinérant de Sarenrae. Il est seul, apparemment. Il va vers Kelmarane et demande s'il peut se joindre à la caravane pour la nuit et le reste du voyage : il dit qu'il a appris que les environs ne sont pas forcément très sûrs, avec les gnolls. »

Le conducteur hésita quelques instants puis haussa les épaules. « Va lui dire que ça ne posera aucun problème. Après tout, avoir un prêtre, ça peut toujours être utile. Qu'il nous rejoigne ; nous allons encore avancer une bonne heure avant de monter le camp. » Le garde salua le conducteur puis repartit parler au pèlerin ; le conducteur, lui, donna le signal du départ et la caravane se remit en route. Brani arriva bientôt au niveau du pèlerin, qui s'était remis en route au rythme du convoi.

Une bonne heure plus tard, comme prévu, le conducteur arrêta la caravane et, pendant que les gardes délimitaient un périmètre de protection, les serviteurs s'affairaient à monter des tentes pour les marchands et à s'occuper des animaux. Plus qu'une journée de voyage et Brani arriverait à destination.

Le prêtre s'était joint au convoi et avait poursuivi sa route sans vraiment se mêler aux autres ni lancer de conversation. Une heure plus tard, quand le convoi s'était arrêté, il s'était proposé pour participer aux diverses tâches de préparation du campement et du repas. Après tout, avait-il dit au conducteur « Vous m'avez permis de rejoindre la sécurité de votre caravane ; le moins que je puisse faire est de vous aider. » Brani s'était arrangé pour se positionner non loin de lui au cours du repas. C'est ainsi qu'il put entendre quelques bribes de conversation entre le prêtre et le conducteur.

— « Le garde que vous m'avez envoyé m'a indiqué que votre caravane va jusqu'à Kelmarane. Savez-vous déjà où vous aller par la suite ? Continuez-vous vers le nord et l'Osirion ou allez-vous faire demi-tour ? »

— « Nous resterons deux jours à Kelmarane puis nous reprendrons la route vers Ypeq puis ensuite jusqu'à Sothis. »

— « Ah, je vois… Je me rends à Kelmarane pour délivrer un message aux autorités de la ville ; je ne sais pas exactement pour combien de temps j'en aurai mais je pensais moi aussi aller vers l'Osirion ensuite. »

— « Eh bien, si les affaires qui vous amènent à Kelmarane sont conclues avant notre départ, ce sera avec plaisir que nous vous accueillerons à nouveau parmi nous. »

— « Et ce sera avec grand plaisir que je me joindrai à vous. Merci pour votre invitation. »

— « De rien. C'est toujours une bénédiction d'avoir un fidèle de la Fleur de l'Aube avec nous. »

Le reste du repas s'était déroulé soit en silence soit en conversations futiles sur le désert, ses dangers et les voyages. Puis, assez rapidement, le groupe avait été se coucher. Les serviteurs avaient monté une tente pour le prêtre de Sarenrae ; c'était là un égard assez banal envers un homme de son rang, ainsi qu'une chose tout à fait naturelle selon les coutumes de l'hospitalité au Katapesh. Si l'individu devait porter un message aux autorités de Katapesh, peut-être était-ce là également un moyen pour Brani d'entrer en contact avec eux et d'en apprendre plus au sujet des gnolls de la région ?

Le prêtre prit un moment pour jauger le nain en silence. Finalement, il sourit et répondit « Cela ne m'ennuie aucunement que vous vous joigniez à moi et oui, je suis bien porteur d'un message — ou plutôt d'un avertissement — adressé aux autorités de Kelmarane. » Il secoua ensuite la tête négativement et dit « Non, je ne les ai jamais rencontrées, mais je suppose qu'il doit y avoir une sorte de conseil ou de gouverneur local ? »

Un peu plus tard, le prêtre demanda à Brani « Au fait, vous semblez être un homme d'armes et un guerrier expérimenté. » Il jeta un regard prononcé vers les armes que Brani transportait, comme pour justifier ses paroles, puis enchaîna « Peut-être pourrez-vous être utile à Kelmarane pendant les temps troubles qui vont arriver ? »

Il fronça le sourcils, comme pour se gronder lui-même de peut-être en avoir trop dit, puis il expliqua « Excusez-moi, je ne voulais pas présager de vos dispositions envers Kelmarane. Le message que je dois porter en ville n'est pas de nature très… réjouissante, mais je ne peux pas en dire plus pour l'instant. Je me dois de le délivrer d'abord aux oreilles des gouvernants de Kelmarane ; libre ensuite à eux de le propager ou d'en faire un secret. Cette décision n'est pas mienne. »

Sauf si Brani a d'autres questions à poser, on peut enchaîner avec l'arrivée à Kelmarane.

Le prêtre se leva pour aller passer la nuit dans sa tente mais, avant de partir, il se retourna vers Brani et, arborant un sourire partiellement mystérieux. Il demanda simplement « Qui vous dit que la menace à laquelle je fais allusion n'a rien avoir avec les gnolls ? » Après cela, il salua le conducteur de la caravane et s'excusa : il préférait se lever à l'aurore pour assister au lever du soleil et prier.

Comme il s'agissait de la dernière halte avant l'arrivée à Kelmarane, le repas fut plus long que d'habitude : il n'y avait plus besoin de rationner et on pouvait vider tant les réserves de nourriture que les outres. C'est donc plutôt tard dans la nuit que le rassemblement se termina et que les gardes, les marchands et les serviteurs partirent dormir. Cela ne les empêcha toutefois pas de se lever assez tôt et de reprendre la route peu de temps après le lever du soleil.

C'est en fin d'après-midi, comme prévu, qu'ils arrivèrent en vue de Kelmarane. Le soleil se couchait à l'ouest, derrière les silhouettes acérées des pics Audacieux, jetant des flots de jaune, de rouge et de violet sur les bâtiments de pierre de la ville basse comme sur ceux qui étaient construits sur l'élévation rocheuse qui dominait la ville. Au sommet de celle-ci trônait un large bâtiment circulaire de plusieurs étages, un marché-arène, un édifice abritant à la fois des échoppes tenues par des marchands sédentaires ou visiteurs et une arène où les gladiateurs et les mercenaires pouvaient s'affronter devant des spectateurs, des parieurs et des conducteurs de caravane susceptibles de les engager.

De nombreux bâtiments étaient en travaux : quelques-uns étaient d'anciens édifices en rénovation mais la plupart d'entre eux étaient de nouvelles constructions. Ici et là, on apercevait des patrouilles de garde qui s'assuraient que l'ordre et le calme règnent en ville. Le prètre de Sarenrae se dirigea vers l'une d'elles et Brani l'entendit demander la procédure pour rencontrer les dirigeants. Les gardes lui indiquèrent qu'il fallait prendre rendez-vous au marché-arène en haut de la colline. C'est donc dans cette direction-là que le prêtre partit.

Quant à Brani, de nombreuses options s'offraient à lui maintenant qu'il était arrivé à destination. Il pouvait naturellement chercher à voir les dirigeants de la ville et suivre le prêtre, ou encore se renseigner auprès des gardes pour savoir qui gérait les forces militaires de la ville, ou bien encore chercher une auberge (ce qui ne se révèlerait pas très difficile : une large enseigne caractéristique ornait un grand bâtiment situé au pied de la colline).

Après avoir réservé une chambre à l'auberge, Brani choisit de se promener quelque temps en ville avant d'aller demander un rendez-vous avec les autorités de la ville. L'atmosphère était assez différente de celle de Solku… plus chaotique sans doute. Là où Solku était une ville avant tout militaire, ceinte par de hauts murs ornés de tours de garde et surveillée par de nombreuses patrouilles armées, Kelmarane était plutôt une ruche à ciel ouvert où les marchands criaient pour attirer le client et les dizaines d'ouvriers de construction s'affairaient à des tâches toutes aussi bruyantes les unes que les autres. C'était clairement une ville en plein essor, avec un important afflux de richesses et de nouveaux habitants.

Il fit finalement chemin jusqu'au marché-arène qui dominait la colline. De là, on pouvait voir les alentours de Kelmarane à plusieurs kilomètres à la ronde. Vers le sud, on apercevait les collines qui bordaient les pics Audacieux qui ornaient l'horizon à l'ouest, au nord et au nord-est. Vers l'ouest, entre les pics Audacieux et la colline principale de Kelmarane s'étendait une vaste vallée verdoyante dans laquelle Brani aperçut plusieurs larges bâtiments, des fermes à pesh. L'endroit devait bénéficier d'un micro-climat particulièrement favorable qui devait lui permettre d'échapper à l'aridité de la zone.

Le marché-arène était tout aussi bruyant et agité que la ville elle-même : les cris des marchands qui appelaient les clients se réverbéraient dans le haut édifice. Malgré tout, Brani repéra assez facilement le bureau du clerc qui gérait les affaires de la ville. Là, il demanda un rendez-vous avec les autorités. Le clerc lui fit remarquer qu'il était déjà le second étranger à demander audience aujourd'hui — cela ne le surprit pas : le prêtre n'avait pas fait un secret de ses plans. Le clerc lui répondit que les dirigeants pourraient le recevoir le lendemain matin et que l'entrevue se produirait au second étage du marché-arène.

Le lendemain matin, comme convenu, Brani se rendit au marché-arène pour l'entrevue organisée avec les dirigeants de Kelmarane. Il se renseigna auprès du clerc qui l'avait reçu la veille et celui-ci lui indiqua de se rendre au second étage et de patienter dans le couloir dans lequel les escaliers débouchaient.

Le nain gravit donc les deux étages et arriva dans le couloir qu'on lui avait indiqué. Le prêtre qu'il avait croisé la veille s'y trouvait déjà. Il était assis sur un des longs bancs de bois aux accoudoirs sculptés qui étaient placés contre les murs du passage. Dans le fond du couloir, une ouverture menait à une salle plus large dans laquelle il pouvait deviner la présence de deux ou trois individus qui parlaient. Sans doute était-ce la salle prévue pour les entrevues. Deux gardes en armes se tenaient, immobiles, de part et d'autre de l'ouverture.

Il prit place sur un banc, le plus proche de la salle de réunion, ce qui lui permettrait peut-être d'entendre ce qui allait se dire.

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