Les dernières journées avaient été non seulement longues et exténuantes d'un point de vue physique mais également fatigantes d'un point de vue mental. Il y avait eu la découverte de la scène d'horreur constituée par les cadavres calcinés, puis la nuit angoissante au sommet d'un rocher, puis le long retour à pied jusqu'au village, et la rencontre et les divers affrontements verbaux avec le père du chef de patrouille défunt. En rentrant sous sa tente, Kar'Uz tenta un moment de méditer mais, bien vite, la fatigue accumulée prit le dessus et il sombra dans un profond sommeil.
Au petit matin, il se réveilla la tête encombrée de vagues souvenirs… il s'en allait souvent comme cela lors des visites du Corbeau. C'était comme si celui-ci déposait des songes partiels, des images floues et bien souvent cryptiques dans son esprit, des informations recueillies dans un état second et dont il ne se souvenait plus que de bribes au petit matin. Pendant les heures qui suivaient, parfois, il avait l'occasion de "recoller les morceaux" et de reconstituer des souvenirs plus complets, mais ce n'était pas toujours le cas…
Les images-flash qui encombraient sa mémoire ce matin-là représentaient un immense dragon endormi au sommet d'une pyramide, paisible, inoffensif — par choix ou par restreinte —, puis la même créature se réveillant et rugissant tout en tournant la tête pour recouvrir du regard des centaines et des centaines de petites constructions de pierre et de bois agglutinées au pied de la pyramide, dans toutes les directions. Tout cela représentait-il un danger imminent, une menace pour l'instant somnolente mais sur le point de se réveiller ?
Le jeune chamane revêtit ses habits puis se dirigea vers la tente de Danse-des-Cendres, comme la doyenne l'y avait invité la veille, la tête remplie de diverses pensées.
La doyenne des chamanes était un petit bout de femme tout frêle mais, malgré son physique insignifiant, elle rayonnait d'une présence et d'un charisme monumental. Ces atouts, plus que son ancienneté, avait fait d'elle la chamane et la conseillère la plus respectée de la communauté, la voix de la sagesse au sein des chamanes.
« Assieds-toi, Kar'Uz du Crâne » dit-elle sans même se retourner lorsque le chamane passa la tête par l'entrebâillement de sa tente. Même si ces paroles n'avaient été prononcées sur le ton d'un ordre, c'était comme une impulsion irrépressible, comme l'ordre naturel des choses d'y obéir. Kar'Uz alla s'asseoir sur le tapis circulaire situé au centre de la tente, croisant les jambes.
La femme resta dos à lui pendant quelques minutes de plus avant de se retourner, deux tasses d'argile remplies d'un liquide fumant dans les mains. Elle tendit l'une des tasses à Kar'Uz et alla s'asseoir en face de lui. Elle observa le chamane pendant quelques longues secondes puis avala une gorgée du breuvage fumant en produisant un *slurp* des plus bruyants.
« C'est du thé noir, » précisa-t-elle.
« On me l'a ramené de Kaer Maga. » Elle prit une seconde gorgée tout aussi bruyante que la première.
Kar'Uz lui confia les images que le Corbeau avait déposées pendant son sommeil et la vieille chamane resta silencieuse pendant un moment avant de hocher la tête.
« Le Corbeau est peut-être venu te donner à la fois une mission et la réponse à mon problème. » finit-il par dire. Quand Kar'Uz se doutait bien que le problème qu'elle évoquait le concernait lui et le chef Zan-qui-(soi-disant)-voit-loin… mais il se contenta de se taire et de laisser Danse-des-Cendres parler à son rythme.
« Mon problème est double… je dois te punir pour éviter d'enflammer les relations avec le crâne du Soleil, et je n'ai aucune raison de te punir car ce que tu as suivi la voie de la vérité. » En peu de mots, la chamane avait réconforté Kar'Uz dans ses choix de ces derniers jours. Un moment de silence plus tard, la femme reprit.
« Je ne connais qu'une ville qui soit bâtie autour d'une pyramide semblable à celle que tu m'as décrite : Korvosa. Peut-être devrais-tu écouter le songe du Corbeau et t'y rendre. Le choix t'appartient. Mais si d'autres voient ce voyage comme un exil punitif, sans doute est-il inutile de les convaincre du contraire. »Si Kar'Uz quittait le campement des Shoantis du Crâne en direction de Korvosa, le clan du Soleil pourrait considérer son départ comme une punition suite au "manque de respect" dont il avait fait preuve, ce qui contenterait sans doute les plus vindicatifs. D'un autre côté, en lui-même, Kar'Uz saurait qu'il avait eu raison dans ses divers choix ou, tout du moins, que Danse-des-Cendres était d'accord avec lui.
Quelques heures plus tôt, Kar'Uz s'éloignait du campement avec son baluchon. Il en avait pour plusieurs jours de voyage avant de rejoindre la destination que le Corbeau lui avait indiquée mais, si ce dernier le voulait, le trajet se passerait sans mauvaise rencontre. Il allait devoir découvrir un nouveau monde, une autre civilisation, d'autres coutumes... mais sans doute que, même à Korvosa, on honorait les morts ? Il se renseignerait sur place…
Il avait pris soin de partir assez rapidement, de sorte que son départ soit constaté par les hommes du clan du Soleil. Si cela pouvait rendre service au clan et à Danse-des-cendres, c'était un bien petit sacrifice pour lui. Il y avait fort à parier que la nouvelle ferait rapidement son chemin jusqu'aux oreilles du chef Zan-qui-voit-loin.
Zan-qui-porte-bien-mal-son-nom pensa Kar'Uz en scrutant du regard l'horizon vers lequel il se dirigeait d'un pas certain.
~ Fin du flashback ~