Hamunaptis se sentait un peu désemparé.

Il avait accouru au message du professeur Lorrimor, mais la distance ne lui avait permis d'arriver suffisamment tôt pour recueillir un dernier souffle du vieux sage.

Il s'était retrouvé embringué dans une quête des plus étranges, et fort dangereuse, à nettoyer de ses esprits une prison abandonnée après un rituel effectué par des sectateurs évaporés ou habiles à se cacher.

Il avait plus subi qu'été utile, en fin de compte, et il aurait aimé aider davantage Isolde, Théo ou Ethus qui savaient ce qu'ils cherchaient, les interlocuteurs auprès de qui s'adresser, ou tout du moins, paraissaient le savoir.

Il se sentait quelque peu inutile, et la possibilité de disposer de temps pour prier Abadar ne le réconfortait qu'à peine.

Et voilà que Théo le taquinait, lui qui avait connu les bas fonds de la rue, la drogue, la violence, l'inextricable et indicible loi de la rue des taudis de Magnimar.

Et Abadar sait combien Magnimar est magnifique en apparence, et combien elle parvient à cacher ses plus infâmes rejetons dans des venelles sales et étroites.

Du coup, il rendait des visites de plus en plus fréquentes à Jorfam, admirant chaque jour le travail qui avançait.

Après avoir échangé avec Hamunaptis au sujet des habitants de Morast et de leur étrange et possiblement légendaire résistance aux maladies, Isolde poursuivit la conversation en s'engageant sur un sujet plus personnel : « Vous n'êtes clairement pas d'ici : quel mystérieux entrelacement des fils de votre destin vous a mené jusqu'ici ? Je sais bien que vous êtes arrivé à Ravengro suite au décès du Professeur mais vous l'aviez déjà rencontré avant, dans le coin peut-être ? Tiens oui, comment et où l'avez-vous connu ? » Isolde n'était pas encore sûre d'être intéressée par les réponses du paladin, mais il fallait bien poser la question afin de le savoir.

Isolde écouta l'histoire d'Hamunaptis avec attention. Le jeune homme se livra à un long monologue, vraisemblablement rompu à l'exercice de la narration de sa vie. Le métissage qu'il évoqua était tel que la jeune femme sourit à l'énumération que le serviteur d'Abadar avait faite. Le paladin avait été converti jeune par le prosélytisme des prêtres du dieu de la civilisation et cela ne surprenait guère la magicienne. L'enfance qui avait précédé cette formation pouvait avoir ouvert l'esprit d'Hamunaptis mais elle se demandait sincèrement à quel point la couche ayant recouvert ce terreau avait bouleversé la psychologie du jeune homme. Sa rencontre avec le Professeur, s'il ne lui cachait rien, n'avait rien d'exceptionnelle. Mais pourquoi s'attendait-elle à ce que toutes les connaissances de Lorrimor fussent sorties de l'ordinaire ?

Isolde s'attendait bien sûr à ce qu'Hamunaptis lui retourne sa question, mais elle n'avait pas réellement réfléchi à ce qu'elle allait lui dire. Peu habituée à tutoyer ses connaissances, la gracieuse jeune femme poursuivit son échange avec le paladin en le vouvoyant. « Permettez moi de vous corriger mon cher : je ne fraye pas avec la non-vie. Je ne connais aucun mort-vivant et ne goutte pas leur présence. De fait, et je vais là vous faire une confidence, je crois mon sang damné et voué à être étalé sur le sol par la non-vie. C'est ce qui est arrivé à la plupart de mes aïeux, du moins le suppose-je.

Les fils ténus qui séparent parfois la vie de la mort m'ont toujours fascinée. C'est tisser une toile sombre constituée de ces fils que de prolonger la vie en non-vie. Ces fils sont parfois visibles aux yeux d'un habile tricoteur ; ce dernier peut alors tenter de les manier afin de faire des morts-vivants ses marionnettes. Je ne suis au bout du compte qu'une couturière de cet acabit. Et si je me tricote de tels habits, c'est parce que je les sais être les seuls à même de retarder l'échéance de mon destin. » Isolde n'explicita pas davantage sa pensée. Hamunaptis la comprendrait ou lui demanderait des explications.

« Je ne sais pas si vous avez compris, mais Gabriel et moi nous sommes connus à l'orphelinat de Dauleth. J'étais présente lors des terribles événements qui s'y produisirent tandis que lui était déjà loin. Un concours de circonstances m'indiqua comme responsable de ceux-là. Le Professeur apparut au moment où une main secourable était pour moi, au minimum, une nécessité. Il m'offrit son aide contre un service dont j'ignorais la nature et qu'il me faudrait lui rendre ultérieurement. Ledit service fut l'exécution de son testament. »

Isolde marqua une pause puis demanda une précision à Hamunaptis : « À partir de quand un homme est-il pour vous un "propre à rien" ? Et quand celui-ci est-il responsable de ce statut qui lui est attribué par les sachants ? »

Comment savoir si le père d'Hamunaptis n'était pas, au contraire de ce que pensait le jeune homme, un esprit éclairé qui s'était confronté, à force de réflexion, à l'absurdité de la vie ? Il était des esprits véloces qui se confrontaient à des réalités que leur cœur ne savait supporter : ils devenaient des âmes grises, des vivants dont la volonté de vivre s'était brisée contre la vanité d'une geste hypocrite. La jeune femme était en tout cas surprise du passé du paladin et de la faculté de celui-ci à le narrer. C'était évidemment une victoire éclatante qu'il convenait de louer du point de vue du jeune homme, mais la magicienne n'aurait jamais été capable de faire ce type d'aveu. Et elle n'en éprouvait pas le besoin. « Dauleth ? C'est dans le Nirmathas, non loin de Skelt. Notre orphelinat a été assailli par une horde de morts-vivants, ne laissant que très peu de survivants. Et on m'a accusé d'en être responsable. De ce que j'en sais, mon nom doit toujours être écrit en lettres de sang dans ce coin du monde. » La jeune femme avait dit tout cela sans envisager la foi qu'Hamunaptis mettait dans la justice, sûrement parce que son subconscient avait décrété que les agissements de la magicienne démontraient sans que le doute fusse permis l'innocence de celle-ci.