Sur les toits, dans les caniveaux

Traduction du troisième chapitre : "On the Rooftops, In the Gutter" de la nouvelle "Crimes de sang" par J.C. Hay.

Visiblement, quelqu'un avait dévoré des corbeaux sur le toit. Je m'accrochai aux ardoises en cuivre que le temps avait patinées jusqu'à ce qu'elles aient la couleur des mousses qui poussent sur les tombes. Quelques plumes noires étaient restées accrochées aux imperfections dans le métal et des taches de sang agglutinées noircissaient au milieu de quatre crânes positionnés avec précision. J'étudiai les têtes d'oiseaux morts, tentant de déterminer s'il y avait un symbolisme caché que je ne percevais pas, mais rien ne me vint à l'esprit.

Puis Arduga me dépassa, attrapa un des crânes et l'enfourna dans sa bouche.

Je lui lançai un regard noir, mais pas pour longtemps. Il mastiquait la bouche ouverte. Il avala et sourit. "Quoi ? Tu comptais le manger ?"

"Non." J'avançai sur le toit en suivant Tylar. Derrière moi, je pouvais entendre de nouveaux bruits de dents : la goule finissait les restes.

Tylar m'attendait au bord du toit, accroupi derrière une gouttière taillée en forme de tête de serpent. Il indiqua une direction du doigt de l'autre côté de la rue. "Corus Fen utilise ce bâtiment comme sa principale base d'opérations depuis plusieurs années."

Certains trouveront à redire de mes méthodes, mais une fille doit faire ce qu'il faut pour prendre soin d'elle.

J'y jetai un coup d'œil. Comme de nombreux bâtiments dans le vieux district de Méchitar, c'était quasiment une ruine. Pour la plupart des passants, il s'agissait sans doute à première vue d'un bâtiment inhabité. C'est ce que j'aurais cru également. J'y regardai de plus près et vis comme les éléments en ruines étaient positionnés avec soin, comme chaque ouverture barricadée contribuait à la protection de l'endroit plutôt que de le condamner. "Fen a du goût."

L'homme de main renâcla, ce que j'interprétai comme un ricanement de dérision.

"Si tu as une dent contre lui, pourquoi diable as-tu travaillé pour lui ?"

Il me regarda. "C'était dans mon intérêt. Il y a beaucoup de gros poissons dans mon secteur d'activités ; c'est plus prudent de se mettre en bande, si tu vois ce que je veux dire. Alors, le groupe de Fen ou un autre…"

"Mais toi tu vaux mieux que lui, c'est ça ?"

"Bien sûr." Il fit un large sourire. "L'ambition est sa propre récompense."

Élias et Arduga nous rattrapèrent finalement. La goule avait décidément l'air mal à l'aise si loin au-dessus du sol et de la sécurité du sol. Au moins, Élias ne claudiquait pas ici sur les toits, mais ses mouvements agiles clochaient avec son déguisement de zombie. Les zombies ne sont pas supposés avoir une telle grâce. "Je préférerais que vous m'attendiez tous les deux ici," dis-je. "J'avancerai plus vite si je suis seule, et j'apprécierai le fait de savoir que je peux appeler des renforts au cas où j'en aurais besoin."

La goule sembla ne pas s'en préoccuper mais Élias eut la grâce de protester. "N'y pense même pas ? Jaros ne me pardonnerait jamais si je te laissais y aller sans moi."

"Il aurait peur que je donne ce qu'il désire à quelqu'un d'autre pour un meilleur prix, tu veux dire ?" Je dois admettre que cette pensée m'avait traversé l'esprit à plusieurs reprises. L'antidote vaudrait une petite fortune sur n'importe quel marché mais pourquoi faire des efforts pour trouver un acheteur discret alors que je pourrais obtenir facilement de l'argent en le ramenant à mon commanditaire ? Et puis, je sentais que je pouvais faire confiance au vieil homme pour éviter que ce truc ne tombe entre de mauvaises mains. "Je veux d'abord m'emparer de l'antidote, puis nous pourrons nous occuper de Fen." Je formai un large sourire. Élias me jeta un regard suspicieux mais il accepta.

Sur ces événements, Tylar sortit une petite arbalète de sa ceinture et tira en direction de la façade du bâtiment qui se trouvait face à nous. Une fine corde de soie attachée au carreau se déroula à partir d'une bobine fixée sous l'arbalète. Il me gratifia d'un large sourire, comme s'il s'attendait à ce que je sois impressionnée par son intelligence et, lorsque je ne répondis pas à ses attentes, il sembla déçu. Il tira la corde, la tendit, puis désigna d'un geste la ligne que faisait la corde. "Les dames d'abord."

"Si tu en trouves une, je la laisserai volontiers y aller en premier. À défaut, c'est moi qui m'y collerai." J'attrapai la corde et l'enroulai autour d'une de mes jambes. Je m'attendais à ce que le carreau se détache à tout moment et m'envoie vers les pavés en contrebas. La corde vibra sous mon poids puis se stabilisa et je glissai sur la dizaine de mètres. Tout le long du chemin, je murmurai une prière silencieuse à tous les dieux qui acceptaient de protéger les fous et les voleurs de sorte que personnes en contrebas ne les aperçoivent.

Sur le mur en face, comme Tylar l'avait expliqué, une fenêtre à moitié ouverte m'attendait. Je la poussai avec mon pied puis je glissai le reste de mon corps à l'intérieur, vers un couloir qui ne faisait que quelques mètres avant de donner sur les restes fissurés et brisés d'une rampe d'escaliers menant vers le bas. Je m'accroupis sur les planches usées, guettant le moindre signe indiquant que j'avais été découverte.

Tylar entra par la fenêtre et vint se placer à côté de moi, en silence et avec grâce. Il était plus doué que ce que je pensais, mais je n'avais aucune intention de lui faire part de mon étonnement. Par quelques gestes rapides, il indiqua que notre destination se trouvait derrière l'unique porte du couloir.

Je m'avançai sur le sol, tout en testant les vieilles planches avant d'y mettre tout mon poids. La porte était fermée à clef, c'était une serrure plus complexe que celle de Terre-Grise mais tout aussi vulnérable à mes outils. Un cliquetis, le doux soupir d'un mécanisme bien huilé, et elle était ouverte.

Plus encore que la zone de tests de la ferme, la salle qui se trouvait derrière la porte ressemblait vraiment à un laboratoire alchimique. Sur chaque surface, on pouvait voir des objets en verre briller dans la faible luminosité de l'endroit. De petites vasques remplies de charbon jetaient une teinte orange sur les tables et envoyaient des volutes de fumées qui stagnaient en léchant le plafond couvert de suie. Tylar entra derrière moi et je tirai sa manche dès qu'il fut assez prêt pour m'entendre murmurer. "Où est-il ?"

"C'est dans un tiroir fermé à clef, la deuxième table à partir de la droite." Il plaça une petite clef dans ma paume. "Dépêche-toi."

À l'intérieur du tiroir se trouvait une petite boîte en bois remplie de vieille toile de jute et contenant ce que j'étais venu chercher. Il y a en avait deux, chacune d'elles portant une étiquette indiquant uniquement "Soleren 291." J'en montrai une à Tylar et il hocha la tête.

Puis la porte s'ouvrit.

Un homme avec des habits recouverts de dizaines de poches et des outils d'alchimiste se tenait tout à coup dans l'encadrement de la porte, sa silhouette se dessinant dans la lumière du couloir qui se trouvait derrière lui. Et il cria.

"Zut !" Tylar s'était figé. Je fourrai les deux fioles dans mes poches et chargeai en direction de l'alchimiste, mais celui-ci avait déjà commencé à courir vers les escaliers. Je lançai une dague dans sa direction mais avec trop de hâte : c'est le pommeau qui le toucha, avant de rebondir. Sentant sa vie menacée, l'homme cria de plus belle.

Tylar déboula dans le corridor et me tira en arrière vers la fenêtre. "Pars, vite ! Je peux le convaincre que je suis la seule personne qu'il a vue !" Il se dirigea vers les escaliers, d'où je pouvais entendre des pas lourds qui s'approchaient. Je grimpai dans la fenêtre et sautai en direction de la corde. Cette fois-ci, je ne me préoccupai pas de qui pouvait bien me voir mais chaque souffle de vent semblait annoncer l'arrivée d'une flèche. Aucune flèche n'arriva cependant.

Élias m'aida à remonter sur le toit en face. "Que se passe-t-il ?"

"Nous avons été découverts !" Je plaçai une des fioles dans sa paume ; il n'y avait aucune raison pour placer tous mes œufs dans le même panier après tout. "Nous devons partir !"

Comme si c'était le signal attendu, la porte menant au toit s'ouvrit et j'aperçus trois des soldats de Fen dans l'escalier ainsi dévoilé. Arduga fonça dans le premier et je vis les yeux du garde tourner dans leurs orbites alors que ses muscles s'immobilisaient sous l'effet du contact avec la goule. Le malfrat paralysé tomba à la renverse vers ses associés et Élias referma brutalement la porte. Une flèche vint heurter les plaques de cuivre près de mes pieds. Sur le toit de Fen, deux gardes se préparaient à tirer de nouvelles flèches.

Je courus. Arduga, malgré son inconfort, utilisa tous ses membres à la fois, agrippant toutes les prises disponibles avec ses mains ou ses pieds et fonçant à travers le toit pentu. Derrière nous, je pus entendre un bruit de bois brisé : les hommes de Fen avaient détruit la porte.

"Par où ?" demanda Élias qui était apparu à mes côtés. Son visage à la chair décrépie affichait un sourire, ce qui ne me rassura pas le moins du monde. De si près, je pouvais voir qu'il avait collé des grains de riz dans une de ses blessures. La ressemblance avec des vers était terriblement frappante.

Je montrai le toit suivant du doigt. "Par là !" Avant qu'il ne puisse se plaindre, je fonçai vers le bord et sautai.

Mes pieds touchèrent de nouvelles tuiles et je laissai l'inertie m'emporter loin du bord du toit. Élias sauta juste après moi, alors qu'une nouvelle volée de flèches passait juste au-dessus de nos têtes. Les archers de Fen allaient devoir trouver un autre endroit pour pouvoir nous voir. Arduga sauta après nous, mais pas assez loin. Ses mains agrippèrent le bord du toit au moment même où il se mit à glisser, et j'entendis ses pieds frapper avec l'énergie du désespoir contre le mur de brique plus bas.

Élias s'approcha pour le saisir et je le repoussai. "C'est une goule ! Ne la touche pas !" Techniquement, il était possible qu'il soit capable de toucher Arduga sans sentir un froid terrible ; je m'y étais certainement habituée au fil des années pendant lesquelles nous nous sommes côtoyés, mais ça ne voulait pas dire que j'aimais ça, ni que j'étais prête à prendre le risque. De plus, Élias ressemblait assez à un cadavre ; je ne voulais pas qu'Arduga se mette à le considérer comme un snack. Je jetai ma ceinture au-dessus du bord et la remontai le long du mur.

Arduga se hissa juste au moment où les deux gardes des escaliers atteignaient le bord du toit que nous avions abandonné. Ils pestèrent et l'un d'eux prépara une arbalète pendant que l'autre s'apprêtait à sauter. Je ne perdis pas de temps à attendre. Nous courûmes à travers le toit, bien heureux que la plupart des bâtiments du vieux district possédaient des toits plats plutôt que des pyramides aux faces abruptes comme la majorité des édifices importants de la ville.

Je sautai par-dessus un autre vide plus étroit et continuai vers le toit suivant. Dès que mes amis avaient traversé, je jetai un peu de graisse sur le bord du toit, de la graisse que je réservais d'habitude aux serrures et aux gonds récalcitrants. Ce n'était pas grand chose mais, avec un peu de chance, nos poursuivants y réfléchiraient à deux fois avant de continuer à nous chasser.

Les toits étaient pratiques mais je commençais à ressentir l'amour qu'Arduga éprouvait pour le sol. En bas, il y avait peut-être des gens mais, à cet instant, cela semblait beaucoup mieux que d'être les seuls individus présents dans le champ de vision des hommes de Fen. Je sautai sur un rebord et me mis à courir, à la recherche d'un moyen qui nous permettrait de descendre vers la rue en contrebas. Mon pied glissa sur un morceau de pierre qui se détachait et je tentai de garder mon équilibre tout en courant.

Je révisai ma requête : un moyen de descendre vers la rue autrement qu'en tombant.

"Omaire !"

Je regardai vers le bas et repoussai le sentiment de vertige tout en continuant à courir le long du bord du toit. Tylar se tenait dans l'encadrement d'une porte, gesticulant aussi subtilement que possible.

"On peut se rendre dans les égouts en passant par ici."

Je ricanai. Au moins, les passages situés en-dessous de la ville rendraient Arduga heureux. Je sautai vers le bâtiment suivant et agrippai la gouttière. Alors que je me laissai glisser, le tuyau se mit à trembler de plus en plus lorsque Arduga d'abord, puis Élias, m'imitèrent.

Tylar se tenait dans la voûte juste derrière la porte entr'ouverte, surveillant la rue à la recherche d'autres malfrats à la solde de Fen. "Dépêchez-vous !"

J'attendis qu'Élias et Arduga touchent le sol et je les envoyai vers la porte puis y courut à mon tour. Tylar me suivit et ferma la porte derrière lui, plongeant la petite pièce dans l'obscurité. Mes yeux s'efforçaient de percer les ténèbres et je murmurai "Par où? Vers les égouts ?"

Un rire gras et épais résonna en face de moi, suivi par l'éclat du feu et une odeur de soufre. Les flammes illuminèrent une large bouche aux joues tombantes au moment où l'individu allumait une pipe décorée puis elle disparurent. Le bol de la pipe brilla en rouge pendant un moment et je pus sentir l'odeur mielleuse de l'écorchefeuille.

Des lanternes à capuchons s'ouvrirent et inondèrent la salle de lumière. Malgré l'éclat soudain, je vis Élias et Arduga, maintenus immobiles par plusieurs sbires de Fen. Au centre de la pièce se trouvait le bâtard graisseux qui fumait encore sa pipe. Je supposai qu'il s'agissait de Fen lui-même. À sa droite, Tylar avait l'air contrit.

"Désolé, Omaire ! J'ai reçu une meilleure offre." Il me gratifia d'un sourire peu convainquant.

Je savais reconnaître quand j'étais prise, et ce n'est pas comme s'il ne m'avait pas prévenue à l'avance. Je soupirai et croisai mes doigts au-dessus de ma tête, mon regard fixé sur le visage de Tylar. "L'ambition est sa propre récompense," répétai-je.