Quelque chose trouble la surface du marais

Traduction du premier chapitre : "Ripples in the Fen" de la nouvelle "Le Gardien du Marais" d'Amber E. Scott. Illustration de KyuShik Shin.

Méfiez-vous des écailleux. Rhyn avait entendu cette expression dans la bouche de ses parents et des autres anciens du village pendant toute sa vie, et eux-mêmes l'avaient entendue dans la bouche de leurs parents, et ainsi de suite aussi loin que tous pouvaient se souvenir. Personne ne savait qui avait été le premier à dire cette expression mais Rhyn savait que cette personne avait dû vivre dans un marais, celui-ci ou un autre, car elle connaissait la leçon que les villageois de Crossfen enseignaient aujourd'hui à leurs enfants.

Méfiez-vous des écailleux.

Un alligator avait attaqué deux pêcheurs dans le marais qui s'étendait sur les bords humides de la rivière qui s'écoulait vers le lac d'Encarthan. Les enfants de Crossfen s'étaient rassemblés sur le ponton pour regarder Rhyn se préparer à partir à la chasse. Il enroula des filins de pêche, vérifia que le couteau à fileter glissé dans son étui de cuir était bien aiguisé, plaça un lourd gourdin et une canne à pêche dans la barque, et remplit un seau de vairons à grosse tête. Ils s'agitèrent, trop faibles et trop entassés pour pouvoir se retourner. Leur peau avait la même teinte argentée que celle d'un crochet de pêche terni éclairé par une lanterne.

"Les écailleux ne sont pas comme nous," dit Rhyn. "Je ne parle pas des lézards qui marchent sur deux jambes et chassent avec des lances ; ceux-là nous ressemblent plus. Non, je parle des alligators, des anguilles et des poissons. Ils vivent dans la boue, respirent dans la vase. Ils sont toujours froids, jusque dans leurs os minuscules. Leurs yeux sont toujours ouverts, ils observent sans cesse. Nous ne pourrons jamais les comprendre, et c'est pour ça qu'ils sont dangereux."

"Les anguilles n'ont pas d'écailles," dit un garçon. Il avait une expression renfrognée et des morceaux de porridge séchés lui collaient au visage. "Et elles ne sont pas dangereuses non plus."

Rhyn fixa son regard sur lui jusqu'à ce que le garçon remue les pieds et baisse le regard. "Certaines anguilles n'ont pas d'écailles, c'est vrai. Mais vous auriez tort de croire que quelque chose provenant de l'eau n'est pas dangereux." Il déposa la lanterne et releva une manche, révélant une portion de chair imberbe. "Une fois, j'ai chaviré et une anguille m'a mordu pendant que j'étais dans l'eau. La blessure s'est infectée à cause de toutes les crasses et des morceaux de poissons pourris coincés dans ses dents. J'ai dû couper un morceau de chair pour ne pas perdre mon bras."

"Comment avez-vous chaviré ?"

Rhyn jura intérieurement. "Il y avait une tempête. Je sais, il n'y a pas de tempêtes ici. Mais c'est pourtant arrivé. Il y a deux ans de cela, là-bas." Il fit un geste en direction des ténèbres. "Un arbre pourri est tombé sur ma barque et m'a fait chaviré. J'ai eu de la chance de m'en sortir."

Les enfants gardèrent un silence solennel. Rhyn termina de charger la barque et embarqua d'un pas léger. Il s'installa et détacha les amarres. Tout en poussant pour s'éloigner, il regarda les enfants. "Méfiez-vous des écailleux. Ils ne sont pas comme nous."

"Méfiez-vous des écailleux," reprirent les enfants en choeur. Rhyn s'éloigna du ponton en flottant, en direction du marais, jusqu'à ce que les lumières de Crossfen ne soient plus que des éclats de lucioles au loin.

~ ~ ~ ~ ~


Dans un silence presque total, la barque glissa sur les eaux vaseuses. La lanterne était pendue à un bâton courbé attaché à la proue, répandant sa lumière sur les ondulations qui se propageaient à partir du bateau.

Rhyn abaissa les caches de la lanterne, de sorte que la lumière ne sortait plus que par de minces interstices entre les plaques de métal. Il attacha un vairon à la ligne et le laissa glisser derrière la barque qui glissait, silencieuse et sombre.

L'embarcation découpait le voile de mousse jaune-vert qui recouvrait l'eau en sections qui s'éloignaient en se plissant. Des lianes incurvées frôlaient les épaules de Rhyn. Le bourdonnement des insectes accompagnait la barque. Des moustiques vinrent se poser sur son visage et ses main, tentant vainement de percer sa peau épaisse avant de repartir en volant. Le cri guttural d'un engoulevent retentit entre les arbres.

Une heure passa, puis une deuxième. Rhyn changea de position pour éviter que ses jambes ne s'endorment. Il ramena la ligne et remplaça le vairon par un autre, plus frais. Les enfants du ponton revinrent dans ses pensées ; ils le regardaient et devenaient de plus en plus petits alors qu'il s'enfonçait dans les ténèbres.

Il pensa à Cara.

Son esprit dériva le long du même chemin qu'il avait déjà emprunté de nombreuses fois : les moments préférés de son enfance, des secrets murmurés dans le noir, une séance de pêche ensemble sur le ponton. Il se revit danser avec elle dans le Roseau Plié pendant que Mart jouait du violon. Rhyn avait marché sur les pieds de Cara une fois de trop et, tout en riant, elle avait refusé de danser à nouveau avec lui. "Pas avant que tu ne t'excuses," avait-elle dit. Il avait souri, refusé puis tenté de la faire danser tout le reste de la nuit, mais elle avait toujours échappée à son étreinte.

Cela s'était passé une semaine avant leur dernier voyage dans le marais. Rhyn arrêta son plongeon dans les souvenirs là. Il valait mieux se concentrer sur ce qui se passait ici et maintenant.

Il s'étira et regarda vers le haut, à travers l'enchevêtrement de branches d'arbres et de mousse qui masquait le ciel et plongeait le marais dans des ténèbres sinistres et perpétuelles. Quelque chose pendait à une branche, un treillis de brindilles attaché avec des coquilles d'œufs et des touffes d'herbes. Des traces de peinture déposées sur les coquilles formaient des runes que Rhyn ne parvenait pas à interpréter. Il fronça les sourcils en voyant le fétiche et pensa un moment à le détacher pour pouvoir mieux l'observer.

Puis la ligne s'agita. Rhyn agrippa la canne à pêche à deux mains mais il ne commença pas à rembobiner le filin immédiatement. Il donna d'abord un peu de mou et laissa sa prise glisser dans l'eau pendant un moment avant de caler ses jambes sous le banc et de tirer sur la canne.

Un jet d'eau explosa quelque 6 mètres plus loin. La lampe aux caches baissés dessina des bandes dentelées de lumière sur le ventre de l'alligator qui s'agitait dans l'eau. Le corps de Rhyn se couvrit de transpiration et des moustiques foncèrent soudainement sur ses mains et son cou. La barque balança mais Rhyn tint bon et garda son poids au centre du banc. Petit à petit, il rembobina la ligne, rapprochant l'alligator et la barque centimètre par centimètre.

"Ne te brise pas," murmura-t-il. La ligne était faite de soie d'araignée provenant des araignées géantes de Bois-Vorace, tissée avec des boyaux de félins et ciré par deux fois pour la renforcer. Mais cet alligator était grand.

Les muscles des bras de Rhyn étaient douloureux. Un œil jaune au milieu de l'eau agitée le regarda méchamment pendant un instant avant de disparaître à nouveau sous la surface. La peau vert-noir et rigide, aussi robuste qu'une planche de bois, se rapprochait de l'embarcation. La queue de l'alligator frappait l'eau, aspergeant Rhyn de vase puante. Tout à coup, il lâcha la ligne et attrapa le gourdin.

Oui, les marais abritent des créatures qui chassent les hommes. Et la meilleure défense consiste à les chasser avant qu'ils ne le fassent.

La vase des marais avait rendu le gourdin glissant. Rhyn l'agrippa à deux mains. L'alligator fonça dans la barque et Rhyn faillit tomber du banc lorsque l'embarcation vacilla. La lanterne s'agita violemment. L'eau reflua lorsque l'alligator ouvrit sa gueule et se prépara à mordre dans le flanc de la barque. Rhyn abattit le gourdin sur la tête de l'alligator, frappant à deux mains et de toutes ses forces.

La bête s'immobilisa pendant un moment, sa grande gueule encore ouverte, ses rangées incurvées de dents jaunies surplombant le bord de le barque. Rhyn frappa à nouveau, écrasant sauvagement le crâne de l'alligator. Ses yeux s'éteignirent et se refermèrent.

L'alligator étourdi, Rhyn attrapa le couteau à fileter et le plongea profondément dans ses yeux jaunes, l'un après l'autre.

~ ~ ~ ~ ~


Il resta assis calmement dans la barque pendant un bon moment après avoir tué l'alligator, prenant de profondes respirations et balayant distraitement d'un revers de la main les insectes. Lorsque son cœur revint à un rythme normal, il ligota l'alligator et l'attacha derrière l'embarcation.

L'énergie du combat résonnait encore autour de lui comme une nuée d'insectes. Il se sentait revigoré, déterminé, invincible. C'était pour cela qu'il avait choisi de rester à Crossfen même après la mort de Cara. C'était pour cela qu'il avait revêtu le manteau de protecteur, même si aucun villageois ne lui avait demandé directement. Parce qu'il en était capable, parce qu'ils avaient besoin de lui, et parce que c'était ce qu'il fallait faire. Il s'imaginait que c'était ça, être un Maréchal Forestier, un dirigeant et un protecteur.

Lorsque Rhyn ramena l'esquive jusqu'au ponton, les enfants s'y trouvaient encore. Ils s'enfuirent en courant dès l'instant où ils l'aperçurent de sorte que, une fois qu'il eût attaché le bateau, qu'il en soit sorti et qu'il ait hissé le corps de l'alligator sur les planches, une groupe de villageois s'était rassemblé. Des murmures de peur et d'admiration parcoururent la foule lorsqu'il fit rouler l'alligator sur son flanc.

"Pas si grand que ça," dit Mart.

"Pas si grand que ça," répéta Rhyn sur un ton qui indiquait qu'il était d'accord. Il sortit son couteau de la barque. "D'après toi, 2 mètres 10 du nez à la queue ? Quand même plus grand que la moyenne".

"Ceux que je vois d'habitude font entre 1 mètre 50 et 1 mètre 80," dit un des pêcheurs. Il se gratta l'oreille. "Il ressemble à la bête qui nous a attaqué la semaine passée. D'habitude, ils ne viennent pas si près de nous. Et ils ne sont pas si gros non plus."

"Et ils n'attaquent pas les hommes," dit Mart. "Tout cela est bien étrange."

"Qu'est-ce que c'est que ça ?" Rhyn traça avec le doigt une ancienne cicatrice sur le ventre couleur crème de l'alligator. "On dirait presque un motif." La cicatrice lui rappela les runes du fétiche qui pendait aux arbres et cela lui donna la chair de poule.

"Aucune idée," dit Mart.

Rhyn fit glisser son couteau sur le ventre de l'alligator. Les alligators pouvaient dévorer quasiment n'importe quoi, et ils le faisaient souvent. Cela valait toujours la peine de vérifier ce que leurs estomacs contenaient. La chair ventrale de l'alligator était épaisse, mais pas aussi épaisse que le reste de sa peau. Les femmes qui étaient sur place renvoyèrent les enfants et retournèrent chez elles. Les pêcheurs qui étaient restés sur place se rapprochèrent pour mieux voir. Rhyn enfonça son couteau et descendit jusqu'à la queue laissant le sang huileux s'écouler à travers les planches du ponton.

Il ne lui fallut que quelques minutes pour trouver l'estomac et l'ouvrir. Rhyn y enfonça prudemment une main gantée. Il fit la grimace devant l'odeur âcre de la bile et farfouilla à travers les viscères de l'alligator.

Il le sentit presque immédiatement : un amas d'objets fermes mais faciles à déplacer, comme un enchevêtrement de brindilles. Il en attrapa une et tira. Avec un son humide, il retira son bras et dévoila une main humaine. La chair dégoulinait des os, elle était recouverte de vase verdâtre et tranchée au niveau du poignet.

Les pêcheurs firent un pas en arrière en geignant. Rhyn laissa tomber la main qui s'écrasa sur le ponton. "Je suppose qu'il a mangé récemment," dit Mart.

"Je le suppose aussi." Rhyn enfonça délicatement sa main à nouveau dans l'estomac tout en prenant de courtes respirations par la bouche. La puanteur de la chair putréfiée l'envahissait de toutes parts, aussi pesante et épaisse que les gaz des marais. Il saisit un morceau de l'amas et tira à nouveau.

Une seconde main glissa sur les planches et vint se placer aux côtés de la première. Les pêcheurs échangèrent quelques paroles à voix basse tout en secouant la tête. Rhyn regarda les mains, les sourcils froncés. Des os mous, partiellement rongés par les liquides stomacaux de l'alligator, brillaient faiblement à travers des lambeaux de chair. Mart vint s'accroupir près de lui.

"Pauvre type," marmonna-t-il. "C'est étrange comme on dirait presque que ces mains ont été coupées, non ? Je suppose qu'il y a d'autres parties de lui à l'intérieur ?"

"Je ne sais pas," dit Rhyn. Il prit une des mains coupées entre un pouce et un doigt et la retourna. "Oui, on dirait qu'elles ont été coupées. Mart, dis-moi…"

"Oui ?"

"Selon toi, il ne s'agirait pas de deux mains droites ?"

Tous les regards se portèrent vers les mains pendant une longue minute.

"Méfiez-vous des écailleux," murmura Rhyn.

~ ~ ~ ~ ~


Il retira cinq mains droites de l'estomac de l'alligator et rien d'autre. Moins d'une heure plus tard, il avait nettoyé et aiguisé son couteau et apprêté sa barque. Mart se tenait sur le ponton et regardait les préparations.

"Pourquoi dois-tu y aller tout de suite ?"

Rhyn s'arrêta un moment — il était en train d'enrouler une corde. "J'ai vu quelque chose juste avant que l'alligator ne vienne à la surface. Une sorte de charme qui pendait aux arbres."

"Tu penses qu'un lézard a pu le mettre là-bas ?"

"Peut-être. Je ne sais pas. Mais une chose est certaine : ce n'est pas l'alligator qui l'a attaché aux branches, et il n'a pas arraché cinq mains à des gens juste par plaisir. Il y a quelqu'un derrière tout cela, et une fois qu'ils se rendront compte que leur alligator est mort, ils partiront et trouveront un autre endroit où se planquer."

"Mais Rhyn…" Mart se gratta le menton. "Tu arriveras là-bas en pleine nuit."

"Je n'ai pas le choix. Je suis celui qui vous protège tous. Je ne peux pas toujours choisir le moment où il faut agir." Rhyn lança la corde dans l'embarcation et posa son épée longue au-dessus d'elle.

"Tu as tout à fait le choix. Tu as choisi ce boulot et nous étions contents de te laisser faire, parce que tu le fais bien. Mais tu peux arrêter quand tu veux. Tu as remboursé tes dettes et plus encore." Il s'interrompit. "Ce n'était pas ta faute."

Rhyn laissa son regard se perdre dans les ténèbres du marais. "J'y vais. Je reviendrai quand le danger sera écarté."

Mart secoua la tête mais ne dit rien de plus.