Hamunaptis arrêta Ethus avant qu'il ne libère une chaise.

« Rester debout permet parfois d'exercer davantage d'autorité vis-à-vis d'un interlocuteur, et si celui-ci est bien disposé, il est susceptible de moins nous faire languir... »

Hamunaptis s'avança vers le clerc qui s'était exprimé.

« Messieurs, » prononça-t-il à la cantonade, « Monsieur, je suis fort réjoui de voir la méticulosité avec laquelle vous vous affairez pour que le poids de la justice s'exerce de la meilleure des manières en ces lieux pour conserver l'idée du glaive et de la balance !

Mais ce ne sont pas les éloges qui nous mènent en ces lieux : nous sortons à l'instant de chez Madame la juge Daramid, car nous nous sommes proposés pour servir d'avocats à la "Bête" de Lepistadt !

La juge a entendu notre proposition, et nous a orienté vers vous afin que la fonction que nous souhaitons assumer soit entérinée. »

Après avoir écouté la réponse fatiguée du vieil avocat, Zorg se tint coi pendant un instant : ses verres fumés masquaient le plissement de ses yeux mais non l'apparition de profondes rides de concentration sur son front anormalement large et bombé. Il réfléchissait à toute vitesse à un angle d'attaque, et leva les yeux vers son ami pour voir si ce dernier avait compris la même chose que lui. Malheureusement, le visage de Wesley ne disait rien.

« Hem... Bien sûr, bien sûr, nous comprenons vos objections, qui sont fondées. Pour répondre à votre question, nous avons été engagés par le Professeur Montagnie Crowl, de l'Université de Lépidstadt, pour retrouver une statuette qui a été volée cette nuit dans son laboratoire, c'est-à-dire là où la bête a été capturée - ou plutôt, devrais-je dire, s'est laissée capturer. Sur ce point, nous avons des témoins directs. Je peux fumer ? » Demanda-t-il en sortant sa pipe à long bec et sa blague à tabac sans attendre la réponse.

« Comprenons-nous bien, maître : le sort de la bête ne nous intéresse en aucune façon, si ce n'est que j'ai pour cette créature une forme de curiosité, disons... Professionnelle. La seule chose qui nous importe, c'est de retrouver la statuette. Et je suis convaincu que nous pourrions tirer mutuellement avantage d'une collaboration. » Le gnome s'interrompit un instant, ouvrant sa blague pour en tirer une poignée de brins de tabac si noirs et si rêches qu'ils ressemblaient à du fil de fer. Son visage s'anima d'un sourire forcé qu'avec un peu de bonne volonté on aurait pu croire compassionnel : « voyons, maître, disons les choses telles qu'elles sont si vous me le permettez : ça ne va pas très fort, n'est-ce pas ? Vous n'êtes pas exactement au sommet de la vague, me semble-t-il, et vous avez besoin de relancer votre carrière. Comment envisagez-vous le déroulement du procès dans l'état actuel des choses ? On va voir du beau théâtre, ça c'est sûr : des veuves éplorées, des orphelins... La bête va être condamnée à une splendide unanimité qui redonnera aux habitants confiance dans la justice de leur ville, et tout le monde se rassemblera pour se réchauffer aux flammes du grand feu. Dans une semaine, personne ne se souviendra que la bête était défendue par maître Gustav Kaple. »

Zorg marqua une pause pour laisser au vieil avocat le temps de tirer ses propres conclusions de ses dernières paroles, et en profita pour bourrer sa pipe. « Il se trouve, à supposer que nos hypothèses soient justes et que vous nous laissiez les vérifier, que nous sommes peut-être en mesure de vous fournir l'occasion de faire un coup d'éclat spectaculaire. Je prétends que la bête n'est pas une créature vivante, mais qu'elle a été créée artificiellement de main d'homme. Si nous parvenons à prouver cela, nous prouverons également qu'elle n'est dotée d'aucun libre-arbitre, et ne peut donc pas être condamnée. On passe la corde au cou de l'assassin, pas à celui de son couteau. Autrement dit, il est possible d'obtenir un non-lieu. Mais ce n'est pas tout : la bête connaît sûrement l'identité de son maître, ou peut nous aider à le retrouver. Si nous mettons un nom sur cet homme grâce à vous, songez au prestige que vous en retirerez auprès de vos concitoyens : vous serez celui qui aura démasqué le véritable auteur des crimes de Lépidstadt ! Quant à nous, je vous l'ai dit, tout ce qui nous intéresse, c'est la statuette. Alors, qu'en dites-vous ? » Sur ces derniers mots, Zorg porta sa pipe à la bouche et fit jaillir une petite flamme de son pouce. Il resta ainsi, le pouce enflammé dressé à proximité du foyer de sa pipe, attendant une réaction de l'avocat bègue.

La flamme dans les yeux du vieil avocat s'intensifia. Il semblait toutefois à Wesley que ce n'était pas forcément par espoir mais plutôt par esprit de contradiction, comme il put le constater :

« Je comprends. Votre r..raisonnement est admirable cher Zorg et vous avez malheureusement raison sur b...b...bien des p...points mais il s'avère que les faits vous donnent t..tort sur un élément es.sentiel : la B..Bête possède un libre-arbitre et une conscience. Je peux vous l'assurer. J'estime t..toutefois qu'il serait dans l’intérêt de mon c..client de vous rencontrer. Faisons cela aujourd'hui si vous le voulez b..bien, le t..temps est une ressource rare. »

Maître Kaple attendit une réponse puis attrapa une plume et un petit livre de notes. Il sortit de son bureau flanqué des deux détectives et se dirigea dans la salle d'à côté. C'était une salle vide qui contenait une chaise et des chaines, elle ne semblait pas avoir été spécialement préparée contrairement au tribunal. Un escalier en colimaçon descendait dans le coin nord-est de la salle. Il était étroit et tortueux, pavé de pierres glissantes et éclairés par de rares et lugubres bougies. Il leur sembla descendre bien plus d'un étage avant d'arriver à une petite salle humide et sombre. Les yeux de Wesley mirent quelques secondes à s'adapter à la faible luminosité, deux gardes restaient près de l'autre entrée et deux cellules étaient occupées par des prisonnières humaines. Toutefois, l'attention était immédiatement attirée par une massive silhouette prostrée sur un siège dans la grande cellule centrale. Ses traits étaient difficilement discernables dans cette obscurité latente mais les yeux de Wesley n'auraient guère voulu en voir plus. C'était un amalgame grotesque de chair et d’os, d’origine humaine comme animale, maintenu ensemble par des coutures dont les fils si tendus qu’on auraient dit qu'ils allaient céder d'un instant à l'autre. Des écailles parsemaient ses épaules. Une douzaines de solides menottes la maintenait assise à une chaise en fer mais semblaient petites au vu des muscles surdimensionnés de la créature. Sa tête reposait sur son torse de façon à ce que l'on ne puisse pas voir son visage, une unique mèche de cheveux noirs et lisses pendait sur son crâne.

« B...bonjour. C'est moi, tu te souviens ? D..deux p..personnes veulent te voir »

Rien d'autre qu'un silence pesant. Gustav Kaple passa une main gênée dans sa timide chevelure.

Isolde soupira d'être ainsi baladée d'une pièce à l'autre pour rencontrer des grattes-papier sans curiosité. Elle força un sourire volontairement crispé puis emboîta le pas à Hamunaptis, pressée de rencontrer l'avocat de la défense dont la magistrate avait dit si grand mal.

Wesley hocha la tête en signe d'assentiment, et répondit sur le même ton : « Dis, c'est ma vue qui me joue des tours, ou les menottes de notre "client" ne sont pas attachées? »

Il reprit à l'attention de l'avocat : « Nous autorisez-vous à faire un peu plus de lumière, maître ? »

« "Petit être hideux" ? » Eructa le gnome, « dis-donc, radasse ! Tu as de la chance de... » Mais il s'interrompit en réalisant que la tirade qu'il s'apprêtait à servir à la femme mystérieuse risquait de le desservir, justement, lui, Wesley et leur mission. Il se reprit en élaborant un autre angle d'attaque. « Garde ta langue fourchue derrière tes dents, Vishkanya ! Oui, je sais ce que tu es, et je sais que tout ce qui sort de ta bouche n'est que mensonge et tromperie, comme pour tous ceux de ta race. »

« Je ne cherche pas à lui nuire, bien au contraire, » continua-t-il d'une voix adoucie en se tournant vers la bête. « C'est le premier golem que je rencontre, et c'est une merveille. » Il n'avait pas besoin de se forcer pour dire cela, car l'idée d'un golem doué d'une conscience lui paraissait effectivement extraordinaire. Il s'approcha de la grande cage pour mieux discerner les traits de la créature. « Non, je ne viens pas lui faire du mal, je viens pour essayer de le sauver. Tu entends, la bête ? Il y a un grand feu qui se prépare pour toi, dehors. Mon ami et moi, on peut essayer de t'éviter ça, mais il faut que tu nous aides. Il faut que tu nous parles. Est-ce que tu veux bien nous parler ? » Demanda-t-il d'une voix douce.

Suivant le paladin d'Abadar et Isolde, Ethus s'interrompit sur le pas de la porte, tendant l'oreille, puis indiqua d'un doigt une porte sur la gauche « Nos comparses de tout à l'heure sont dans cette pièce ... Vous savez le gnome à l'accent insupportable et son compagnon ... »

La femme restait nonchalamment appuyée sur les barreaux de la cellule. Son discours se faisait plus violent à chaque mot :


« Tiens tiens, voilà que le gremlin essaie de masquer ses mauvais sentiments. Il est comme tous les autres sauf qu'il cache ses véritables intentions. Il juge les gens d'après leur race et leur apparence. Ils se pensent respectables. Imagine ce qu'ils pensent de toi... ils se demandent même si tu sais parler. Ils te trahiront et te traqueront à la première occasion, ils te livreront aux fourches et aux torches des ingrats de cette ville. (elle redevient calme) Mais tu le sais déjà, chère Bête, ne laisse pas ta naïveté te desservir encore une fois. »



La Bête lança un hurlement à l'intention de Zorg et Wesley, un souffle tel qu'ils furent obligé de reculer d'un pas. L'odeur était un étrange mélange de putréfaction et d'épices exotiques, elle était loin d'être agréable. C'était un hurlement sauvage et déchirant. Un plaisir malsain était parfaitement lisible sur le visage de la femme. Lorsque le cri cessa, un visage triste et abattu leur faisait face. Cette expression se mua en colère en quelques secondes, ils purent voir une expression de défi dans les yeux de la Bête mais aussi une profonde peur. Les héritiers de Lorrimor arrivèrent à ce moment là. Les gardes se cramponnaient à leur lance et regardaient désormais la Bête, ils sursautèrent en entendant des pas arriver dans leur dos. L'un se mit à les tenir à distance tandis que l'autre restait tourné vers la Bête. Ils étaient terrifiés et ne savaient que faire.

La Bête regarda Wesley. Elle inspira et lui dit d'une voix profonde et inhumaine :

« Je sais parler. Pourquoi ils me veulent du mal ? Pourquoi ils m'ont enfermé ? Pourquoi vous me menacez ? Je n'ai pas peur. Pourquoi est-elle là ? Elle dit des choses horribles. Horribles et vrai. »

La créature banda ses muscles mais les liens tinrent bon.

Zorg fut tellement surpris, et même submergé par la violence de la réaction de la bête, qu'il manqua tomber à la renverse. L'espace d'un instant, il eut vraiment peur et se demanda s'ils avaient bien fait d'accepter cette mission. Tout aurait pu très bien se passer sans cette fille, cette vishkanya, qui semblait prendre un plaisir pervers à empêcher la créature d'accéder à tout raisonnement censé. Le golem avait manifestement une conscience et une intelligence, mais celles-ci ne semblaient toutefois pas très développées et le rendaient aisément manipulable. Peut-être était-ce d'ailleurs à dessein que son créateur l'avait fait ainsi.

Sur ces entrefaites, les deux obsédés et la jeune arcaniste pénétrèrent dans la sinistre salle, et Zorg n'aurait pas cru être si tôt réjoui de les voir. La fille comprit immédiatement de quoi il retournait, et entreprit à son tour de démonter les arguments de la vishkanya. Zorg estima plus sage de ne pas renchérir. Elle semblait douée, alors que lui-même, il le savait bien, n'inspirait généralement pas confiance. Et pour cause...

« Respectable ? » Demanda-t-il en se retournant vers la vishkanya. « Tu as dit que je me trouvais respectable ? Qu'est-ce que tu en sais, bougre de grognasse ? Je suis tout sauf respectable. Je suis tellement peu respectable que je me demande si je ne vais pas te vaporiser ici-même, dans ta cellule, pour te faire fermer ta grande bouche. » Après cette saillie pleine de fiel et de morgue, le gnome se calma quelque peu et reprit sur un ton plus accusateur qu'agressif, en pointant un doigt sur la détenue : « pourquoi es-tu ici ? Tu sais qui est cette créature et ce qui l'attend si on ne fait rien pour elle. Sous couvert de l'aider, tu la précipites dans le feu. Tu connais son maître, ou son créateur, je gage. Je ne serais pas étonné d'apprendre que tu es ici pour veiller à ce que le procès se déroule comme prévu. Allez, salope, crache ta pastille ! »